© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Une enseignante de troisième année se raconte : « J’adore le travail que je fais depuis 28 ans. J’ai toujours enseigné à la campagne. Le milieu a changé. Au début de ma carrière, la majorité des élèves vivaient sur des fermes assez prospères. Aujourd’hui, c’est un peu une banlieue cossue de Québec. Les parents s’occupent bien de leurs enfants. J’ajouterais qu’il y a eu des années difficiles, de remises en question autant pédagogiques que relationnelles. Je pense que j’en suis sortie non aigrie, mais grandie. Ce récit est important, car il marque un passage dans ma carrière. J’ai senti que je pouvais vraiment me faire confiance, car maintenant j’admets mes limites. Je demande de l’aide si nécessaire. J’accepte mieux de me tromper. Je me protège aussi. »

TITRE: LE SAVOIR DE L’INTUITION

Cette année-là, une petite fille est arrivée trois semaines après les autres. À cause de l'emploi du père, la famille a dû déménager. Les parents sont venus l’inscrire le jeudi après-midi à quinze heures et elle est entrée en classe le vendredi matin. Quand son père est venu l’inscrire, j’étais encore à l’école et je lui ai dit : « Aimerais-tu venir voir la classe, Béatrice ? » Ça n’a pas été long comme rencontre, mais au moins ça m'a permis de voir le père un petit peu et d'établir un premier contact avec Béatrice. J’avais préparé son bureau, écrit son nom sur un petit carton et un petit collant. J’avais trouvé sa place au vestiaire et ses livres étaient prêts. Tout cela, afin qu’elle sente qu’elle avait une place.

Quand elle est arrivée en classe, je l’ai présentée au groupe. Il y a eu un petit ajustement à faire, car elle arrivait d'une autre école et elle n'avait pas tout ce qu'il lui fallait. À son arrivée, elle ne possédait pas très bien le français : elle est d’origine bosniaque. Ce qu'elle ne comprenait pas dans la langue, ce sont les subtilités. Béatrice avait l’air à l’aise avec moi, parce qu’elle me le demandait toujours lorsqu'elle ne comprenait pas. Je lui avais dit : « Béatrice, s’il y a quelque chose que tu ne comprends pas, moi, je ne peux pas le deviner, alors tu me le dis. » Il faut ajouter que Béatrice est très brillante, très intelligente ; elle a une compréhension, une facilité d'abstraction, qui est supérieure pour son âge. Physiquement, elle est mince, grande, jolie. Elle a de très beaux traits et elle est très expressive. Béatrice n’a eu aucune timidité en arrivant, aucune. Elle est grande, donc je l'ai mise en arrière, entre deux petites filles raisonnables. Je me disais : « Je vais l'asseoir entre les deux, elles sont dans le même autobus, ça va l'aider à mieux s'intégrer. » Ce n’est pas très facile d'arriver trois semaines après les autres dans un groupe déjà formé depuis la première année.

Les deux premières semaines, ça s'est assez bien passé ; je lui donnais un peu plus d’attention vu qu'elle était nouvelle et qu’elle ne connaissait personne. Disons que je lui donnais un plus grand encadrement. J'avais demandé aux autres élèves de s'occuper d'elle, de l'aider à se faire une routine. Au bout de deux semaines, tranquillement pas vite, le caractère de Béatrice a changé. Les problèmes ont commencé dans l’autobus : des filles de ma classe venaient se plaindre d'elle, qu'elle n'était pas gentille avec elles, qu'elle leur disait toutes sortes de choses. Des petites filles de douze ans sont aussi venues se plaindre de Béatrice, qu'elle les brassait, qu'elle leur disait des choses pas gentilles. Au début, je disais : « On lui donne une chance, elle est nouvelle. » Mais j'avais des gros doutes sur son comportement. À un moment, c’en est venu aux coups. Ça a commencé à aller mal aussi dans la classe ; quand un élève la regardait, elle l'envoyait quasiment promener du bout du nez. Elle avait un comportement arrogant physiquement qui, peu à peu, s'est transformé en arrogance verbale. C'est comme si elle ne pouvait plus supporter les gens autour d'elle, elle se plaignait : « Il m'a regardée ! » Je disais : « Il s'est tourné, c'est tout ce qu'il a fait. Béatrice, tu arrêtes un petit peu. » J’ai essayé aussi de la prendre par l’humour. J’expliquais quelque chose, elle et un autre élève se chicanaient parce qu’ils s’étaient regardés, alors j’ai dit : « Un instant, vous m’avez regardée, tournez-vous, je ne veux plus que vous me regardiez ! » Ils ont fini par rire. Ça m’est arrivé quelques fois d’en rire, mais il est venu un temps où je n’avais plus le goût d’en rire. Elle est devenue très irrespectueuse avec moi. Je suis capable de tolérer un enfant qui va être tanné, qui va être fâché, mais un enfant irrespectueux, je ne suis pas capable.

Au début, Béatrice ne me répondait pas, mais plus le temps passait, plus son agressivité augmentait vis-à-vis les autres et vis-à-vis de moi aussi. Elle me disait : « Tu es toujours sur mon dos, tu prends toujours pour les autres. Il y a juste moi qui a tort. » Par exemple, je l'ai vue se chicaner avec une petite fille assez douce, assez réceptive, pour un travail en mathématiques. Quand je l’avertissais : « Béatrice, tu t’arrêtes ! », elle faisait un signe de tête en voulant dire : « Va te promener ! ». C’est quelque chose que je n’accepte pas. Je ne suis pas sans défauts, la moutarde me monte au nez même si normalement je suis assez respectueuse envers les enfants. Je l'ai fait venir à mon bureau : « Je ne te le fais pas à toi, je ne veux pas de ça ! » Mais ça ne changeait pas. J’ai essayé par différents moyens, je suis un être affectueux, alors je la prenais par le bras et lui disais : « Viens-t’en, ma belle ! », en lui passant la main dans les cheveux. Je vais avoir des gestes affectueux vis-à-vis des enfants, sauf si ça les dérange. Il y a encore place pour cela chez des enfants de huit, neuf ans. J’ai essayé avec Béatrice des gestes affectueux, j’ai essayé la douceur, en lui disant : « Écoute, moi je ne te traite pas n’importe comment, je te demande la même chose. » C’était comme de l’indifférence, je ne semblais pas la rejoindre.

Les autres élèves regardaient ma réaction quand elle me faisait cela (le signe de tête), je lui disais : « Tu sais que je ne le permets pas aux autres, à toi non plus. » On en avait parlé à plusieurs reprises, mais ça ne donnait rien. Ce que mes élèves comprenaient dans un sens, c’est que je n’étais pas dupe même si je n’arrivais pas à contrôler la situation. Je ne pouvais pas l’empêcher de faire cela, je ne pouvais pas lui couper le cou ! « Béatrice est différente, ce n’est pas correct ce qu’elle fait, mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? » C’était d’avouer mes limites. Les enfants sont capables de comprendre cela. J’ai essayé de parler avec elle de son comportement que je jugeais inacceptable. Sur le coup, elle disait : « C’est vrai ! », mais elle recommençait. Il est venu un temps où c’était comme si moi je la harcelais. En fin de compte, je me demande jusqu’à quel point elle l’admettait. Si je retourne en arrière, je pense que dans la tête de Béatrice, elle, elle avait raison : elle était victime de moi, victime des autres... Elle m’écoutait, elle me donnait raison, mais elle était inaccessible. Je n’arrivais pas à créer un vrai contact avec cette enfant. C’est comme si ça lui glissait dessus, elle semblait se dire : « Tu me diras bien tout ce que tu voudras, mais je penserai bien dans ma tête ce que je voudrai. »

La tension a tellement monté que personne n'était plus capable de la regarder, plus capable de lui parler parce qu'elle rétorquait très rapidement. Elle avait fait le vide autour d'elle. Il n'y avait plus grand monde qui se tenait avec elle. Elle allait me chercher beaucoup, parce que Béatrice, c'est un caractère fort. Je suis équipée de caractère moi aussi, et parfois pour essayer de l'amadouer, je disais : « Chère Béatrice, on est équipées de caractère toi et moi n’est-ce pas ? » J'en étais à ne plus savoir quoi faire. Elle venait à mon bureau continuellement : « C'est quoi ce mot-là ? Est-ce que je peux aiguiser mon crayon ? » Je lui répondais : « Essaye de le lire Béatrice. Tu as été capable, parfait. » Elle m'envoyait promener, mais elle venait quand même me trouver continuellement. Même si elle me rétorquait assez vivement, elle venait quand même me trouver pour la moindre petite chose, toutes les raisons étaient bonnes pour venir à mon bureau.

Au bout d’un certain temps, j'en ai eu assez, je n'en pouvais plus, j'ai dit à Béatrice : « Quand tu vas vouloir venir à mon bureau, tu lèveras ta main. » Si elle levait sa main et que je ne lui répondais pas immédiatement, elle parlait fort : « Je voudrais te parler, je voudrais te parler ! » « Attends, Béatrice, je réponds à un autre. » Mais elle insistait. Je lui disais alors : « Tu te tais, Béatrice. » J’essayais de rester calme, je ne voulais pas d’affrontement, mais ce n’était pas toujours possible à éviter. Une fois, entre autres, elle a voulu se lever et je l’ai vue : « Qu’est-ce que je t’ai dit ? » Elle voulait répliquer : « Oui mais... » J’ai dit : « Tu t'assois, puis tu lèves ta main. » Elle l’a fait quelques fois. J’ai reculé son bureau et je lui ai dit : « Maintenant, tu es toute seule, il n’est plus question que tu te mettes avec personne, parce que les autres t’énervent, les autres ne sont pas corrects. » J’en étais rendue à l’éloigner physiquement. J’avais reculé son bureau en arrière. Il faut que je le dise honnêtement, j'avais de la difficulté à la supporter à côté de moi. Elle venait m'envahir continuellement. Il ne restait que moi à qui elle pouvait encore parler, les autres la supportaient de plus en plus mal. Quand je l’ai isolée et que je l’ai obligée à lever la main, il n’y avait plus personne qui voulait aller avec elle. Même les petites « Mère Teresa » de la classe ne voulaient plus s'en occuper. Je pense qu’il fallait que je me protège dans un sens. Je me disais : « Il y a un moyen, c’est de la garder loin ; pour me protéger, puis pour la protéger elle ! Quand elle fait monter la tension, je la rejette, je n’ai pas à le nier. » Puis je me suis dit : « Il va falloir que j’en parle à quelqu’un. » J’en ai parlé à la psychologue.

C’était un climat assez difficile. J’avais décidé de l’ignorer jusqu’à ce qu’on trouve une solution. Mes yeux passaient directement par-dessus, elle savait que je l’avais vue. Si ses yeux avaient été des fusils, je serais morte plusieurs fois ! Je me disais qu'il y avait des limites et que mes limites à moi, je les avais atteintes, je ne te vois plus. C’était aller contre mes principes, contre ma nature, parce que je me disais qu'il n’y a rien de plus insultant. Quand je faisais ça, je me sentais méchante. Je n’aimais pas ça, parce que je me disais que c’est utiliser sa force d’adulte.

J’ai aussi appelé à la maison. Il y avait un problème, les parents ne parlaient pas suffisamment le français pour me comprendre. Celle qui m’a servi d’interprète, c’est sa sœur Mélinda qui était au secondaire. Je lui ai expliqué ce qui se vivait à l’école, que Béatrice n’était vraiment pas gentille avec les autres et avec moi. J’ai demandé à sa sœur d’en parler avec ses parents. Mélinda m’a dit qu’à la maison, Béatrice n’était pas un cadeau non plus ; elle n’était pas toujours gentille avec ses parents ou avec elle. Elle m’a dit : « Je vais essayer de parler à Béatrice pour qu’elle change son comportement. » Au début, je pensais à un conflit de personnalité entre Béatrice et moi. Mais elle était comme ça à la maison, ça voulait dire que ce n’était peut-être pas lié à un conflit de personnalité. Quand j’ai appelé à la maison, je suis allée voir le chauffeur d’autobus pour lui dire d’asseoir Béatrice pas trop loin de lui et non près de tel, tel et tel enfant avec qui elle avait des problèmes. Je me disais que si elle ne se chicanait pas trop avec les autres dans l'autobus, ça lui donnerait une chance d’être moins agressive, rendue à l’école. Ça va peut-être lui donner la chance de se tenir avec d’autres, de créer d’autres liens, de quitter le milieu où elle est déjà en chicane.

Béatrice était vraiment arrogante pour son âge ; son comportement était inacceptable, irrespectueux. Elle était très jeune pour défier autant l’adulte. En cinquième et sixième, c’est plus compréhensible comme réaction. Faire des signes de tête, les signes de doigt dans le dos, ce n’est pas souvent qu’on voit cela en troisième année dans le milieu où je travaille. En troisième année, c’est l’âge où ils aiment leur professeur. Je me disais que, dans le fond, il fallait faire quelque chose pour elle. Quand tu prends ces mauvaises habitudes, tu te durcis de plus en plus en grandissant. Je me disais : « Ou bien je l’aide et elle s’en sort, ou bien elle devient irrécupérable. »

La pression montait, mais en la gardant plus loin, c’était déjà moins pire. J’ai essayé de jaser plusieurs fois avec Béatrice, en la gardant en classe. J’ai parlé à la psychologue qui m’avait dit « On va essayer d’obtenir la permission des parents, pour la voir. » La situation s’est envenimée rapidement. Les problèmes n’étaient plus seulement en classe : dans l’autobus, elle a griffé dans le visage une petite de deuxième. La mère de la petite m’a téléphoné. J’ai dit : « Écoutez, il vous reste une chose à faire, c’est d’appeler le chauffeur. Je ne peux pas gérer cela. » Je lui ai dit que j’avais déjà demandé au chauffeur qu’il la change de place. Elle avait aussi commencé à se chicaner avec des grands de sixième. Je suis allée voir une grande de sixième en lui disant : « Donnez-lui une chance. » Elle a répondu : « C'est elle qui commence ! »

Voici ce que je me disais à son propos : « Tu ne veux pas écouter personne, tu ne veux pas rien faire, à partir de maintenant je vais te tenir loin. » « On a essayé d’obtenir la permission des parents afin qu’elle voie la psychologue pour l’aider, mais moi j’ai fait tout ce que je pouvais, je vais attendre. » Au début de la semaine suivante, je sentais qu’il allait se passer quelque chose. Effectivement, il s’est passé quelque chose. Le matin en entrant, elle s’est fait brasser par les grands de sixième dans la cour d’école. En entrant dans l’école, elle pleurait. C’était la première fois que je voyais pleurer Béatrice. Peut-être qu’elle en avait beaucoup vu, elle avait l’air d’une petite « rough », d’une certaine façon. Elle dit : « Je veux m’en aller chez nous ! Je veux aller appeler mes parents. » Je lui ai dit : « Oui, Béatrice. » Je me suis dit que je n’argumenterais pas avec elle. « Oui, Béatrice, mais tu vas faire une chose, tu vas monter en classe en attendant que tes parents viennent te chercher. » « Les grands de sixième m’ont fait mal puis je veux m’en aller chez nous. » « Tu ne veux pas me raconter ce qui s’est passé ? » « Je veux m’en aller chez nous ! » Elle pleurait de rage, mais de peine aussi, il y avait les deux.

En classe, les élèves sont habitués quand ils arrivent le matin ; ils peuvent prendre un livre ou faire du travail. Je savais que je pouvais les laisser seuls. J’ai pris Béatrice et je suis allée dans le local libre à côté. Je savais qu’en lui posant des questions, elle ne me répondrait pas, alors je lui ai dit : « Béatrice, tu t’es fait brasser ! » Elle dit : « Oui. » « Là, tu as de la peine. » « Oui. » Je m’étais dit que si elle avait de la peine, il y avait quelque chose de gagné ! « Béatrice, là tu es mal prise, n’est-ce pas ? Maintenant, si tu veux Béatrice, je peux t’aider. Mais ça va être ta décision à toi. Regarde ce que je peux faire pour toi : je peux aller voir les autres, leur dire comment pour toi la vie n’a pas été facile, que tu as vu plein de choses malheureuses, que tu as eu peur, que chez toi c’est différent, qu’il faut se défendre plus qu’ici. » Je savais peu de choses de son passé ; elle avait déjà dit que son père avait eu une balle, sur le côté de la tête. « Je sais Béatrice que tu as eu une vie différente. As-tu eu peur ? » « Oui. » « As-tu vu des choses tristes ? » « Oui, mes grands-parents sont là-bas, j’ai peur. » « Je suis capable de comprendre que tu aies peur, que tu sois malheureuse. Là-bas, c’était différent, on était obligé de se défendre beaucoup, mais ici Béatrice ce n’est pas pareil. Je peux faire quelque chose pour toi, je peux aller le dire aux autres que tu as vécu des choses difficiles, que tu as besoin que les autres te parlent et qu’ils te donnent une chance. Je peux même aller voir les grands de sixième pour leur dire cela. Mais si j’y vais Béatrice, toi là tu te calmes ! Ça veut dire, ton caractère, tu le mets de côté un petit peu, tu l’amoindris. Quand ça ne fait pas ton affaire, au lieu de les envoyer directement chez le bonhomme, au pire tu peux le penser, mais tu ne leur dis pas. Tu peux avoir l’air bête un peu, mais tu ne dis rien. Ton signe de tête, tu ne fais plus cela à personne. Tu as le droit de le penser dans ta tête, mais tu ne le montres pas. »

Je sentais que là, elle était vraiment toute seule, qu’elle était vraiment mal prise. Béatrice avait atteint sa limite. Instinctivement, parce que c’est instinctivement que je l’ai fait, que j’ai compris qu’elle avait atteint sa limite et que je pouvais la rejoindre (1). C’était la seule place où on pouvait la rejoindre : quand elle a de la peine, qu’elle est vulnérable, qu’elle est démunie. Sa carapace, elle ne l’avait plus. J’avais pitié d’elle. C’était probablement de la pitié et de la compassion, je me disais : « Pauvre petite, je ne saurai jamais jusqu’à quel point la vie a été difficile pour elle. » Ça me faisait mal au cœur. Pour en être arrivée là, il a fallu qu’elle en voie des vertes et des pas mûres. Mais ça se passait dans ma tête, j’avais pitié d’elle, mais d’un autre côté, je ne pouvais rien faire pour son passé. Je ne peux pas retourner dans le passé ; les enfants dans la classe ne sont pas responsables de cela, et ça, Béatrice il fallait qu’elle le comprenne. Il fallait qu’elle fasse une distinction. Si ça avait été un autre enfant, je n’aurais pas parlé comme cela, mais Béatrice était assez intelligente pour être capable de faire la différence. J’ai dit : « C’est ta décision. Je vais parler aux grands de sixième, mais il faut que tu changes ton comportement. » C’était un genre de contrat avec elle, et elle l'a accepté. Il fallait que j’aille parler aux élèves et je ne voulais pas qu’elle soit là quand j’en parlerais dans la classe. Quand je suis arrivée dans la classe j’ai dit : « Vous avez vu Béatrice en larmes ? Elle s’est fait brasser par les grands de sixième. Qu’elle l’ait cherché, je n’en doute pas. Vous savez comment est Béatrice. Dans le fond, ce qui est arrivé, elle est en partie responsable. Maintenant, nous, on a un choix à faire : ou bien on la laisse dans son coin, comme elle est présentement ou bien on lui donne une chance et on l’aide. Béatrice a eu une vie très différente de la vôtre, probablement qu’elle a eu dans sa courte vie plus de misère, de tristesse et de peine que vous en aurez peut-être dans toute votre vie. On peut l’aider, lui donner une autre chance. Béatrice m’a dit que de son côté, elle ferait des efforts. On ne changera pas Béatrice du jour au lendemain, vous savez comment elle est, elle est capable de nous envoyer promener avec ses signes de tête, Béatrice ne reviendra pas avec une petite auréole dans deux minutes. » Ce n’est pas un changement instantané, il ne fallait pas leur promettre que Béatrice changerait, parce que si je leur avais dit cela et qu’elle ne l’avait pas fait, ils l’auraient rejetée de nouveau à la première erreur qu’elle aurait faite. J’ai dit : « Si les grands ne lui donnent pas une chance, vous autres, vous pouvez la défendre. Elle n’a pas été capable de le comprendre, Béatrice, que vous ne demandiez pas mieux que de l’aimer. Peut-être que maintenant elle va essayer de le comprendre. » J’explique aussi au groupe, qu’elle avait peur pour ses grands-parents : « Pensez qu’elle a tout laissé derrière elle quand elle est venue ici, elle est venue avec deux petites valises, plus d’amis, plus rien. Vous avez le choix, ou bien vous lui donnez une chance ou bien vous la laissez où elle est. »

J’ai de bons élèves, ils ont dit : « On va lui donner une chance ! » Ici, c’est un excellent milieu d’enfants, il n’y a pas d’enfants durs. Je ne dis pas des enfants sans défauts, mais ce ne sont pas des enfants qui ont vécu des choses assez difficiles pour avoir eu à se durcir. Ce n’est pas un milieu comme cela. Alors j’ai dit : « Voulez-vous que j’aille chercher Béatrice ? » Ils ont dit oui. Elle est entrée, la tête un peu basse, elle n’est pas entrée en fanfaronne. Elle avait encore les yeux rouges et elle ne rentrait plus de la même façon. J’ai dit : « Béatrice, eux sont d’accord pour être gentils avec toi. Toi qu’est-ce que tu vas faire ? » Elle dit : « Je vais faire des efforts. » J’ai dit devant tous les autres : « Béatrice, si tu cours après les problèmes, tu t’organises. Je ne veux plus de « regarde-moi pas », je ne veux plus de bousculades sans raison, ni de bouderie. » Parce qu’elle boudait, vers la fin, elle boudait presque continuellement. « Je ne veux plus de comportements de ce type. » Je lui avais fait comprendre qu’elle avait droit à la colère dans sa tête, qu’elle avait le droit de le penser. « Tu as le droit de m’envoyer chez le bonhomme dans ta tête, mais tu t’organises pour que ça ne paraisse pas. Je ne veux pas faire de toi une hypocrite, ce n’est pas le but, mais il faut faire attention aux autres. » Par la suite, je suis allée voir la grande de sixième, je lui ai répété à peu près la même chose que j’avais dite à mes élèves. La grande de sixième était surprise.

À partir de ce moment, Béatrice a changé du tout au tout. Le jour même, elle avait changé. Elle comprenait que je pouvais l’aider et elle avait décidé aussi de me faire confiance. Ce qu’elle n’avait jamais fait. Je pense que quand Béatrice a dit oui, elle avait décidé aussi de me faire confiance. C’était la fin de l’étape et tous les enfants changeaient de place ; je l’ai changée de place, je l’ai mise plus dans le centre. Béatrice a vraiment changé, ça frôlait le miracle. La lune de miel a duré à peu près trois semaines. Après, elle a recommencé de temps en temps. Pas pour faire des signes de tête, elle ne fait plus jamais cela avec moi, mais elle se plaint : « C’est pas juste, je suis tannée ! » Le tempérament de Béatrice ne changera jamais. Elle va se chicaner, mais raisonnablement. Je n’entends plus jamais personne dire : « Béatrice a fait ci, Béatrice a fait ça. » Ce sont des chicanes normales, je ne suis pas au courant de toutes leurs petites bisbilles. Béatrice est très exubérante, très démonstrative. Un jour, elle m’a dit : « Tu n’es pas juste avec moi. » Je lui ai demandé : « Béatrice, penses-tu vraiment que je ne suis pas juste avec toi ? » Le lendemain matin, elle est revenue, elle m’a écrit une petite lettre : « Je m’excuse. »

Béatrice a développé des habiletés sociales. Elle est plus patiente avec les autres et elle accepte que les autres lui disent des choses qui ne font pas nécessairement son bonheur. Elle est capable d’accepter maintenant que les autres lui disent : « Béatrice, tu m’écrases ! » Avant, elle aurait dit : « Bien non, c’était toi qui étais dans mes jambes ! » Elle ne rétorque plus comme cela. Elle a découvert le plaisir d’être appréciée, d’être aimée des autres, au lieu d’être rejetée. Elle va me dire : « Sais-tu, c’est bien d’avoir des amis. » Ses amies, ce ne sont pas des enfants effacées. Ce sont des amies qui ne se laissent pas marcher sur les pieds, qui sont capables de la remettre à sa place J’ai observé ses efforts quand un élève l’agaçait et qu’elle ne rétorquait pas. Là, j’ai vu des changements. J’ai rencontré les parents pour le bulletin. Quand ils sont venus me rencontrer avec Mélinda, j’ai expliqué un petit peu ce qui s’était passé avec Béatrice, que les élèves de sixième l’avait brassée, qu’elle l’avait cherché et que nous avions décidé d’aider Béatrice. Je n’ai pas raconté tout ce qui s’était dit, parce que pour eux, ça aurait eu comme impact d'aller toucher des blessures, leur rappeler ce qu’ils ont vécu. Son comportement s’est amélioré et de beaucoup. Je leur ai dit que Béatrice avait un caractère qui n’était pas facile, facile. Ils étaient bien d’accord avec moi. Son exubérance pouvait déranger, les parents en riaient bien sûr. Béatrice a un caractère bien trempé, mais tant qu’elle est capable de dire « Oui, là j’ai exagéré ! », c’est très, très vivable. Autant elle est exubérante, autant elle va être agréable et va avoir des petits gestes très gentils vis-à-vis de moi et des autres. Elle a un grand cœur.

Tout cela s’est passé en l’espace d’un mois et demi, à peu près. De la mi-septembre au début novembre. Je ne sais pas pourquoi j’ai senti que Béatrice devait frapper son Waterloo pour changer. Je sentais qu’il fallait que ça aille jusque-là. Ce qui a changé dans la classe, c’est qu’elle ne me demandait plus continuellement. Je crois que ma réaction était différente aussi. Après ce qui est arrivé, Béatrice a signé le traité de paix avec les élèves et moi j’ai signé le traité avec Béatrice. J’ai expliqué au psychologue ce que j’avais fait, un genre de validation. Elle m’a dit que c’était la meilleure façon d’agir pour un enfant comme Béatrice (2).


1- Le savoir d’expérience

Dans ma tête, c’était là ou jamais. Ça peut paraître bizarre, mais à quelque part c’est cela, l’expérience. Je suis une enseignante de 28 ans d’expérience, probablement qu’à quelque part je le sens. Je ne peux pas l’analyser, ce n’est pas écrit. Tu y vas à tâtons, il n’y a pas de recette. Il y a des enfants avec qui tu vas réussir par la douceur, il y en a d’autres avec qui tu vas réussir en leur donnant des responsabilités, il y en a que tu vas calmer, disons-le, par la punition ; ça existe ça aussi. Dans ma tête je me disais : « C’est la chance ultime de la sortir de sa carapace et de l’amener parmi nous. » Parce que Béatrice se fermait de plus en plus. Cela ne datait pas de cette année, c’était commencé avant. Depuis quand ? Je ne le sais pas. Elle avait adopté ce comportement d'autodéfense. Ça prenait une situation assez forte pour la toucher, un événement où elle était déstabilisée. C’était le moment, sinon peut-être jamais.

J’aime mon métier. J’ai arrêté de me remettre en cause face à des comportements d’enfants. Que Béatrice se soit fait brasser dans sa vie oui, c’est vrai, mais ce n’est pas moi qui l’ai brassée. Je ne peux pas plus que ça, puis il ne faut pas que ce soit plus, sinon ça va te ronger intérieurement, comme ça m’a déjà rongée intérieurement, tellement que tu vas devenir sans moyen devant ce qui se passe. Ça va te rendre malade. Ça va détruire tes capacités et ton goût de l’enseignement. Pourquoi un être prendrait toute la place ? J'ai eu à vivre des années difficiles où je m’en suis sortie mais très, très difficilement. Les problèmes des enfants avaient envahi ma vie. Ça, je ne le permettrai plus jamais. Quand je laisse les problèmes scolaires envahir ma vie, je ne suis pas fonctionnelle dans la classe. Et par respect pour les autres, je me dois de ne pas faire ça, par respect pour les 25 autres. Elle, c’est un individu, ils sont 26 dans la classe. Où dois-je mettre mes capacités, sur les 25 ou sur une ? Je me suis dit : « Peu importe ce qui arrivera pour Béatrice. » Ce n’est pas que j’étais prête à lâcher, je ne lâche pas facilement. Mais je me disais : « Bon ! si c’est comme ça, ce sera comme ça. » Je savais qu’il y avait moyen de faire quelque chose. Je ne laisserai plus un ou deux ou trois enfants détruire la classe. Les autres ont droit aussi à un professeur souriant, qui n’a pas les dents serrées.

2- Des conseils pour une stagiaire

Une stagiaire qui a un enfant comme cela, je lui dirais : « Regarde-le aller, ne prends pas personnel ce qu’il fait, tiens-le loin de toi, protège-toi. Protège-toi, ne remets pas en cause ce que tu es, seulement certains comportements que tu peux avoir en lien avec la colère. » Je lui dirais : « Tiens-le loin, le temps que tu te sois trouvé de l’aide. » Comme moi, je suis allée vers la psychologue pour m’aider, pour m’épauler. J’en avais parlé un peu à la direction d’école, mais ici on a un problème, on avait une direction qui vient une demi-journée semaine. « S’il y a un service de psychologue à l’école, va chercher de l’aide. Puis, si tu n’as rien de ça, tiens cet enfant-là loin de toi, puis regarde-le aller. » Je me disais qu'un enfant, normalement, a toujours une faille à quelque part. Il y a un endroit où sa carapace lâche, ça ne se peut pas qu’il n’y en ait pas. Si j’ai réussi, c’est parce que je ne l’ai pas pris comme un problème lié à ma personne. J’ai trouvé le moyen de la reculer physiquement et de me protéger. C’est peut-être en partie pour ça que j’ai réussi. Je pense qu’il faut prendre du recul, c’est bien important. Il ne faut pas faire des concessions liées à la culpabilité. L’enfant va interpréter ces concessions comme une confirmation de ses comportements inacceptables.