© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Le récit est celui d’une enseignante à ses débuts de carrière alors qu’on lui offre un poste en remplacement dans une classe de cinquième année. Elle avait connu ce groupe deux années plus tôt. Elle raconte le défi qu’elle a relevé en découvrant que les élèves ont beaucoup changé...

TITRE: DES DÉBUTS DIFFICILES

Lorsque j'étais à statut précaire, il m'arrivait souvent d'avoir des contrats semi-annuels. Au début, c’étaient des journées de remplacement, ensuite des semaines, puis des mois et enfin des demi-années. Ce sont des moments difficiles, car on ne sait jamais quand on sera appelée, ni pour quel degré ou pour quel endroit. Si bien que j’ai fait de la maternelle à la sixième année ; il faut être capable de se débrouiller rapidement. Une année, on m'a offert un remplacement à la dernière minute en me disant : « Peux-tu venir, on a des gros problèmes. Ce sont des élèves que tu connais : une cinquième année. » Je me dis aussitôt : « Je vais en venir à bout, je vais arriver et ça va se replacer. » J’ai toujours eu assez de facilité au niveau disciplinaire. J’étais quelqu’un qui pouvait enseigner facilement à n’importe quel degré et avec n’importe quel genre d’enfants. Il est arrivé plusieurs fois que la commission scolaire m’offre deux postes en me disant : « Dans un des cas, la classe est plus difficile. » Le plus souvent je prenais cela comme un défi et je choisissais la classe plus difficile.

Je me disais que tout irait bien et j’avais hâte de les revoir. On garde toujours beaucoup d’affection pour un groupe d’élèves avec qui on a passé une année. Quand je suis arrivée, c’est comme si j’avais reçu une grande claque dans la figure. Je leur ai dit bonjour, ils m’ont répondu mais tout de suite après, j’ai compris pourquoi on les qualifiait de groupe difficile : ils n’écoutaient rien. Tous les enfants étaient indisciplinés. Il y en avait peut-être un ou deux qui écoutait, mais ce n’est pas suffisant pour rallier le groupe ; je ne les reconnaissais pas. Cette année-là, la cinquième année était un groupe important et même ceux qui étaient plus dociles suivaient les autres. J’ai essayé de leur parler, mais peine perdue. De plus, ils étaient très en retard dans le programme. Même avec les leaders du groupe, ceux que j’avais bien connus et sur lesquels je pensais pouvoir me fier (ces leaders-là d’habitude je les place en tête de projet, quand ils sont utilisés de la bonne façon, les autres les suivent), il n’y avait rien à faire avec eux non plus. J’ai essayé de leur confier des responsabilités, mais ils me disaient : « Ça ne nous tente pas de travailler. » Quand j’essayais d’expliquer, ils n’écoutaient pas. Quand j’écrivais au tableau, je voyais des avions passer du coin de l’oeil, des élastiques avec des bouts de gomme à effacer ; ils parlaient tout le temps, tout le temps. À la fin de la journée j’étais très fatiguée et je ne savais plus quoi faire...

Quand j’arrivais chez moi, je n’avais pas faim, je dormais mal et je ne pensais qu’à cela. Je le prenais mal et je me disais : « Je ne suis plus capable d’enseigner, je ne suis plus capable avec des enfants de cinquième ou sixième année, ils revendiquent plus. J’étais peut-être plus à l’aise quand ils étaient en troisième ? » Je me remettais en question. Il restait deux étapes à l’année scolaire et ils avaient beaucoup de retard. Ça me stressait, je me disais : « Jamais je ne vais en venir à bout. » On était à la fin de janvier, début de février et l’étape finissait. Ils ont eu le dessus, dans le sens que je ne savais plus quoi faire, j’étais complètement déboussolée ; je voulais changer de domaine. Je me demandais : « Est-ce que je suis encore à ma place ? » Je me disais : « Je vais donner des cours le soir pour gagner ma vie, ce sera plus facile. » J’étais rendue au bout de mon rouleau, je n’arrivais pas à relaxer, je n’étais pas bien dans ce que je faisais et les enfants non plus. Les journées passaient et la situation ne s’arrangeait vraiment pas.

J’ai essayé de me fâcher, mais pendant que je me fâchais, je les voyais rire ; c’était pire, encore plus vexant. Puis, j’ai reçu des téléphones des parents qui voulaient me rencontrer pour parler de leur enfant, de leur comportement à la maison et en classe et essayer de trouver des solutions. Les parents savaient que c’était moi qui avais pris la classe en charge. Je ne sais pas comment s'étaient déroulées les rencontres précédentes, il y avait eu plusieurs suppléants, deux ou trois en plus de leur enseignant régulier qui, lui, était parti en fin de compte. Il avait pris une demi-année à traitement différé parce qu’il s’était dit : « Ils vont m’avoir si je continue. »

J’ai décidé de rencontrer quelques parents en particulier, puis en groupe. Les suppléants avant moi n’avaient pu leur donner vraiment un compte-rendu de l’étape. Je leur ai dit que moi aussi, je ne savais pas trop comment ça s'était déroulé jusque-là, mais qu'on pouvait regarder les examens ensemble. Je connaissais déjà les parents. Il y en a qui pleuraient et qui me disaient : « On ne reconnaît plus nos enfants, vas-tu essayer de nous les remettre comme ils étaient avant ? » J’étais découragée, j’en avais beaucoup sur les épaules... C’est vrai que les enfants étaient difficiles, cette rencontre me le confirmait. J’essaie d’en parler sans émotion, mais je ne peux pas, même si ça fait des années, je revis tout ça.

Je me suis dit : « Il va falloir faire quelque chose ! » C’est sûr que j’avais besoin de travailler, car j’étais soutien de famille, mais je ne voulais pas non plus me faire bafouer de cette façon. La direction et les autres professeurs étaient très près de moi. Ils me connaissaient bien et me disaient : « Tu vas réussir, ne te décourage pas, ils agissent comme ça en ce moment, mais ils vont redevenir comme avant. » Il s’est passé deux semaines qui m’ont paru interminables. Je me disais : « Il faut que je trouve absolument une solution, je ne peux pas rester comme cela. » Parfois, je voulais arrêter, mais au fond j’aimais beaucoup l’enseignement ; c’était ma vie. Il me fallait trouver une solution. Quand j’étais toute seule, je cherchais des plans pour m’en sortir. J’y pensais tout le temps, je me réveillais même la nuit pour y penser ! Je suis une personne qui fait beaucoup de méditation et cela m’aidait beaucoup. Je prenais du temps le midi, le matin, pour respirer et méditer. Cela me réconfortait et me calmait un peu mais je voulais trouver une solution.

Ce matin-là, j’avais essayé de leur parler, mais ça n’avait servi à rien, naturellement. Ils étaient pires que d’habitude et mon seuil de tolérance était atteint. Je n’étais plus capable d’endurer cette situation, j’avais juste envie de pleurer, je me suis dit : « Je ne reste pas ici pour pleurer devant eux. » Je suis sortie, j’ai laissé la porte ouverte en leur disant que j’allais réfléchir. Ils en profitaient et jasaient encore plus. Je ne savais pas ce que j’allais chercher, mais il fallait que je sorte. Quand on est une personne d’action, on veut poser un geste. Lequel ? Je ne le savais plus trop... C’est sûr que ça ne pouvait pas être une action violente, car je ne suis pas une personne comme ça. Crier ne sert à rien. Je n’en pouvais plus, je me suis dit : « Là ça suffit ! » Je ne savais pas ce que j’allais faire...

Je suis allée à la salle de toilettes en me disant : « Qu’est-ce que je vais faire ? » J’ai fait couler de l’eau froide, pour me calmer. J’étais à plat ; je n’étais pas fâchée, je n’avais plus d’énergie ! Je ne pouvais même plus me fâcher. Je me disais : « Ça ne sert à rien, je ne suis plus capable ; si je suis rendue que je pleure en classe, je vais sortir pour sauver la face, c’est tout ce qui me reste. » Je ne pouvais rester ainsi, j'étais malheureuse de vivre cette situation. Tu ne peux pas vivre comme cela, dans n'importe quel genre de travail, d’ailleurs. C'est vrai aussi dans notre vie personnelle : on est sur la terre pour être heureux, pas pour être malheureux. Je sais qu'il y a des bouts difficiles, mais on est là pour trouver des solutions. En me faisant couler de l’eau froide sur les mains, dans le visage, je me suis dit : « Il y a sûrement une solution, ce n’est pas possible. » L’eau, c’était un peu comme pour me laver de tout ce qui s’était passé et pour me redonner de l’énergie. J’avais chaud, je me sentais mal. L’eau froide m’a ressaisie et je me suis dit : « Je suis ici pour enseigner et je vais enseigner ! Avant, on va voir ce qui ne va pas ; pour eux non plus ça ne va pas, c’est évident. Je vais leur dire ce que j’ai sur le coeur avant de partir, si j'ai à partir... » Je me suis essuyé les mains en pensant : « Je vais leur dire ce je pense tout bas et eux, s’ils ont des choses à me dire ce sera le temps. »

Je pensais que si on pouvait parler de coeur à coeur, on pourrait trouver un terrain d'entente. Mais s’il n'y en avait pas, ils comprendraient que j'étais joliment démolie. Ils m'avaient connue deux ans auparavant et si j'étais dans cet état aujourd'hui, c'était de leur faute et ils le sauraient. Ils ne pouvaient pas agir comme cela sans qu'il n'y ait de conséquences. Donc, je rentre dans la classe, je marche d’un pas déterminé et je vais m'asseoir ; j'ai la figure toute rouge. Ils s'aperçoivent qu'il s'est passé quelque chose. Ils arrêtent de parler ; ils se sont rendus compte que j'étais différente et ils voient que j'ai pleuré. Je constate même que ça leur fait quelque chose de me voir dans cet état. Je commence à leur parler et je leur dis avec beaucoup d'émotion dans la voix ce qui ne va pas. Je leur dis que je ne peux pas vivre de cette façon, qu'ils me font de la peine, que leurs parents sont venus me voir et qu'ils étaient, eux aussi, découragés. Je leur demande : « Êtes-vous heureux même si tout le monde autour de vous est malheureux ? À jouer, parler et tempêter comme ça, êtes-vous bien ? Êtes-vous fiers de vos performances, de vos notes ? Voyez-vous des gens sourire et vous féliciter ? »

J'ai vu que c'était parti dans un meilleur climat ; je me suis dit on va en profiter, on ne va pas rester ici, on va aller jaser ensemble. Ils étaient calmes, ils écoutaient, au moins ils écoutaient. Je me suis dit, je suis sur une bonne piste, alors il faut en profiter. « J’ai quelque chose à vous proposer. On va se rendre dans un local, on va s'asseoir et on va jaser de ce qui ne va pas. Je vais vous dire comment je me sens, ce que je pense et vous aussi vous allez me dire, si vous êtes heureux ou pas, vous allez me parler de vos parents. On va aller régler ces questions ensemble. » J’ai trouvé un local qui était libre et qui pourrait servir. J'ai décidé ça sur le moment. Je m'étais dit qu'on serait mieux en dehors de la classe, ça serait plus intime, assis en cercle ; tout le monde serait sur le même pied, moi assise avec eux par terre. On va pouvoir se parler. Ils ont pris leur rang sans un mot. Je me suis dit que c'est ça qu'ils voulaient, parler, alors allons-y. En même temps, je pensais, en m'en allant : « C'est du temps perdu, qu'est-ce que je suis en train de faire au lieu d'enseigner ? »

La direction n'avait pas été avertie de ce que j’allais faire ; par contre je me disais qu'elle ne dirait rien, car de toute façon, il n'y a personne qui veut venir faire de la suppléance dans cette classe. Même si on prend un peu plus de retard, ça ne changera rien ; j'essaie de leur enseigner et ils ne veulent pas apprendre. Alors même si je prends quelque temps, de toute façon ils n’apprennent rien, même s’ils manquent quelques jours, ça ne changera rien et moi je ne peux pas enseigner dans ce climat. En fait, je ne m'étais pas fixé de limite de temps. Je voulais leur montrer, en prenant quelques jours, que j’étais leur amie mais que nous avions des responsabilités de part et d’autre. Eux, ils devaient passer leur année. Je voyais du pour et du contre, mais il y avait une bonne possibilité d'action, il était possible de faire quelque chose qui pouvait réussir. Donc, je prends la chance, si j'ai des problèmes, je m'arrangerai bien avec la direction. Les problèmes que j'envisageais ne faisaient pas le poids face à la situation. C'était plutôt une solution qui s'offrait.

En arrivant dans le local, ils s'assoient et ne parlent pas. Je leur dis : « Je dois vous avouer que j’ai très mal. Je vais vous dire comment je me sens, ce que j'avais envie de vous dire dans la classe. J'aime enseigner et je vous aime, mais je ne comprends plus et je ne vous reconnais plus. » Les mots sortaient aisément, je me disais : « Si je pleure cette fois-là, ça ne me dérange pas. » Je ne le sais plus si j'ai pleuré, mais ils ont vu que j'étais émue. Après leur avoir dit comment je me sentais, je leur ai dit : « On va parler des autres personnes qui vivent difficilement la situation à cause de votre comportement ; ce sont vos parents. Est-ce qu'ils vivent des situations difficiles vos parents ? » Quelques-uns lèvent la main, les plus timides. Ils me disent comment leurs parents vivent ça. Ce sont ceux qu'on n'entend presque pas dans une classe qui prennent la parole. Ils me disaient : « Mes parents trouvent que j'écris mal, mes cahiers sont malpropres, il y a plein d'erreurs dans mes travaux, je ne suis plus capable de me concentrer, ils trouvent que j'ai changé. Si ça continue comme ça, je ne serai pas capable de faire mes examens. » Tout le monde a parlé, même les leaders ; ils ont tous eu quelque chose à dire.

Je leur ai demandé ce qu’eux vivaient, s'ils se sentaient bien dans cette situation. « Vous avez l'air d'avoir pas mal de plaisir, et nous, nous sommes exclus de cette partie de plaisir. Je ne demande pas mieux que de voir comment je peux participer ? On peut essayer de vous comprendre si vous avez vraiment du plaisir. » Ils me disent : « On se met ensemble, en gang et on se dit telle personne on ne la gardera pas longtemps. » Tout le temps où ils parlent des adultes qui ne les comprennent pas, je me sens partie prenant, car je ne savais pas quoi faire avec eux moi non plus. « Bon si vous êtes heureux dans cette situation, où allez-vous comme ça ? » Je leur parle alors de leur bulletin et de leurs notes. Plus de la moitié de la classe pouvait sûrement échouer son année. « Savez-vous que ça va très, très mal ? On peut s'entendre, si vous voulez continuer de cette façon, moi je n'ai pas le goût de me battre à contre-courant. Si vous ne voulez pas travailler, on peut projeter ce que ça va donner. » Ils me reparlent un peu de leurs parents. « Qu'est-ce que vous voulez faire alors ? » Ils me disent qu'ils n'aiment pas venir à l'école. « On le sait qu'il faut apprendre, mais on n'aime pas ça travailler ; il n’y a rien d’intéressant, c’est plate. » « Qu'est-ce qu'on peut faire pour changer ça alors ? Pensez à ça ce soir, on va en reparler demain. » Après la classe, j’ai rencontré la direction et nous avons convenu de poursuivre.

Cette nuit-là, je me suis réveillée. J'aime beaucoup me réveiller la nuit ; je me sens reposée et j'ai beaucoup d'idées. J'écris des choses. Je me suis demandé quelles questions je leur poserais le lendemain, qu'est-ce que je ferais avec eux ? J'essayais de trouver des idées. J'avais écrit de petites questions sur leur vie, sur ce qu'ils aimeraient faire en classe et ce qu'ils n'aiment pas. Je me disais que si j'essayais de régler juste un petit cas, ce serait à recommencer après, alors aussi bien passer toutes les matières, de toute façon j'ai le temps. Cette nuit-là, j’avais pensé à une activité plaisante, une activité sur l'estime de soi (1). Je leur avais donné un carton sur lequel leur nom était écrit, ils devaient le faire circuler et les autres inscrivaient une qualité ou quelque chose que l'élève faisait de bien. Les enfants se retrouvaient avec une dizaine de qualités. Ils étaient fiers d'eux-mêmes. Et même si une qualité revenait plusieurs fois, ça leur confirmait qu'ils étaient vraiment comme ça. Exemple : bon en sport, bon en arts plastiques... J’attendais aussi leurs suggestions.

Le lendemain, ils arrivent en classe et ils sont tranquilles. Ils parlent un peu, je leur dis : « Chut, chut... Est-ce qu'on s’en va jaser ? Si vous voulez jaser, prenez votre rang. » Rendus au local, on parle, ils me disent qu'ils n'aiment pas le matériel utilisé. Alors, on se demande ce qu'on pourrait faire. Je ne sais pas ce qu'ils vont me dire, s'ils vont trouver des solutions, mais moi il faut que j'en trouve ! J’avais des élèves brillants là-dedans et même ceux qui ont de la difficulté, ils ont donné de bonnes idées ; peut-être justement parce qu'ils n'aiment pas travailler, ils cherchent des moyens plus agréables. Des moyens, qui finalement, font travailler, mais on ne le réalise pas car on se fait prendre dans le jeu d'aimer ce que l’on fait. Mon but était vraiment de trouver des moyens de leur faire aimer l'école. Les enfants voulaient faire des sorties, je leur répondais : « Il faudrait voir, si c'est possible, avec le comportement que vous avez, c'est difficile de faire des sorties. » On parlait de la discipline, pourquoi on ne pouvait plus continuer de cette façon. Ça prendrait des règlements, lesquels ? Je les faisais parler et finalement trouver leurs moyens : « Et si on les écrivait pour ne pas les oublier ? Une fois les règlements établis, on va pouvoir s'entendre et on va pouvoir regarder ce qu'on pourrait faire avec notre retard. »

On retourne en classe chercher des livres de français ou de sciences humaines, pas pour travailler, mais pour regarder les thèmes. On s'installe avec les livres, mais ça allait mal parce qu'on travaillait par terre. Je me disais tant mieux, s'ils peuvent trouver que ça travaille mal ils vont me demander de retourner dans la classe. J'en voyais qui se couchaient par terre. On avait sorti des idées... Pendant que nous regardions les volumes mes méninges fonctionnaient ! Quand il y avait un texte qu'ils voulaient, on regardait comment on pourrait l'exploiter. Ils me donnaient leurs idées et j’en tenais compte, je voulais les faire travailler par projets. On regardait les textes et ils me proposaient des activités. De mon côté, je pensais à greffer sciences nature et sciences humaines au thème. Je fonctionne comme cela (2) de toute façon. Je regardais s'il y avait des textes qui pouvaient se rattacher au projet. J’anticipais le matériel que je mettrais à leur disposition.

Ils voulaient faire des équipes. Je leur disais : « C'est bon mais il va falloir qu'il y ait de la discipline. » Pour les équipes, tout le monde était d'accord. Ils voulaient tous fonctionner comme ça. Alors je leur ai dit : « O.K. ! on va former les équipes ici et chacun aura un travail pour que l’équipe fonctionne bien. Il faudra respecter certaines règles pour travailler en équipes, sinon on revient comme avant. Pour faire des équipes, il faut se respecter et essayer de faire du travail intéressant. Il faut se trouver une tâche pour chacun des membres de l'équipe. » Ils étaient pleinement d'accord. Les leaders prenaient la tête, mais les autres avaient aussi chacun leur tâche. Je leur avais dit : « Ça vous prend un membre qui est bon en français, un autre qui est fort en math... Si vous vous placez avec vos amis, ça risque de mal tourner. Les autres vont rester en équipes et vous allez travailler tout seul. » Ils savaient que j'allais le faire. Pour la formation des équipes, ce n'était pas nécessairement avec des amis, en même temps je voulais défaire les noyaux, je leur avais demandé de choisir au moins un élève par équipe qu'ils ne connaissaient pas beaucoup dans la classe. Ça a pris du temps un peu pour négocier des équipes.

Nous en étions à la troisième journée passée à l'extérieur de la classe à discuter. Entre-temps, ils allaient aux périodes des spécialistes. Je leur disais : « Si vous vous comportez bien vous pouvez y aller, sinon je vais vous chercher et on jase. » Je me suis dit qu'on allait essayer pour voir s'ils étaient prêts. Mais je ne voulais pas commencer à travailler tout de suite. J’ai fait un plan de la disposition des équipes au tableau et ils ont placé leur bureau. J'avais préparé tout un programme, en tenant compte des idées qu'ils m'avaient données. Je pouvais faire de l'intégration des matières. J'ai sorti le grand jeu, les microscopes, les loupes et tout le reste. Ils voulaient explorer, j’étais d'accord. Selon les thèmes, ils pouvaient aussi apporter des objets, des livres, etc.

À la suite de ces trois journées, les enfants ont changé du tout au tout. J'avais des exigences, par exemple au niveau de l'écriture : si c'était mal écrit, ils devaient recommencer. Il fallait qu'ils acceptent aussi de faire du travail de récupération, car on avait beaucoup de pain sur la planche. Je leur disais : « Si on travaille bien une journée, on fait une activité que vous aimez. » C'était comme un début d'année mouvementé, pire en fait, parce qu'il y avait le retard accumulé et aussi parce qu'ils avaient un passé derrière eux. Les parents me disaient qu'ils voyaient un changement et cela dans une semaine et demie. Les devoirs devaient être bien faits, sinon les élèves ne pouvaient pas participer à la petite activité. Il y avait une évaluation de la journée, sur leur plan de travail, et ils devaient aussi écrire leur comportement chaque jour en bas des leçons. On votait à main levée pour une auto-évaluation de leur comportement. Quand il y en avait un qui avait un problème, on devait le régler. Je fonctionne encore comme cela. Donc, ils devaient penser à leur journée et aux exigences des règles de vie. Si ce n’était pas respecté, il y avait un devoir. Pour ce qui est des petites activités, j'ai commencé à la fréquence de une à chaque jour, puis aux deux jours, aux trois jours... J'ai essayé d'allonger le délai. C'étaient des activités simples : faire un mot croisé, jouer plus longtemps dehors, un cinq minutes, jouer au bingo. Mais pour moi, le bingo, c'étaient des multiplications et des soustractions. Ça pouvait aussi être un jeu éducatif qu'ils apportaient de la maison. Je ne me souviens pas avoir eu des problèmes après ça. Il y a le fait que je ne laissais pas passer de temps avant d’intervenir. Quand un élève avait un comportement un petit peu dérangeant, juste un peu (à côté de ce que c'était avant, c'était juste un peu) je le prenais à part et je lui disais : « Je pense que tu as besoin d'un peu d'aide, sauf que moi je ne suis pas libre tout le temps, mais j'ai du temps à 10 heures et à 3 heures et demie. » C'est sûr qu'ils ne voulaient pas rester, car les autres élèves étaient libres à ce moment-là.

Au bout d’une quinzaine de jours, j’ai eu des téléphones des parents et même certains sont venus me voir pour me dire que leur enfant était redevenu comme avant ; ils avaient le goût de lire, de faire des recherches. Je suis très proche de la nature, alors nous avons greffé des petites sorties dans le milieu. Ils voulaient aller à la bibliothèque, ils participaient pleinement ! À partir de ce moment, je n’ai plus eu qu’à conduire, à passer mon enseignement, finalement, car pour le reste, ils voulaient apprendre. Moi aussi j’ai beaucoup appris. J’ai pu m’ajuster quand j’avais des enfants plus vieux ou qui avaient des difficultés. J’essayais de prendre une partie de ce que j’avais fait, sans nécessairement passer par toutes les émotions ; ça pouvait être au moins le fait de leur parler pendant une période, ou encore de leur demander s’ils avaient des idées sur ce qu’on pourrait faire. En fin de compte, les enfants sont capables de fonctionner, moi je suis là pour donner de la matière nouvelle. En équipes ça fonctionnait tout seul.

Ce qui a fait la différence c’est le fait de leur parler, d’être honnête avec eux, leur dire simplement ce que je vivais, leur demander, eux, comment ils se sentaient et ce que leurs proches vivaient. C’est ce qui les a touchés ; ils aiment leur père, leur mère, ils ont beau faire les durs, ils aiment leurs parents. C’est dans ma philosophie de vie, on n’est pas sur la terre pour s’embêter. Bien sûr, il y a d’autres manières de fonctionner, mais moi, pour être heureuse, j’ai besoin que les enfants soient comme soulevés de terre ! Qu’ils soient très disciplinés, mais qu’ils soient pris par quelque chose, un grand coup de coeur. Il faut qu’ils soient transportés, que tout leur travail scolaire s’articule autour d’un projet. Si on va à la bibliothèque, si on fait des arts plastiques, ça sert à quelque chose. Tout sert. Je ne vois pas l’enseignement autrement que par l’intégration des matières. Il ne faut pas se retrouver toute seule en avant en train de vouloir défendre et enseigner à tout prix quelque chose. Il a fallu rétablir ce lien. Il faut se faire confiance aussi, ne pas avoir peur de sortir des sentiers battus.


1- Créer, inventer

Maintenant, il y a des fiches sur l'estime de soi, mais il n'y en avait pas dans ce temps-là. On fabriquait du matériel qui ressemble beaucoup à ce qui existe maintenant. Le matériel est beaucoup plus attrayant, mais dans le fond, c’est la même chose que l'on faisait. Finalement, je trouve qu'on invente beaucoup dans une classe, on invente pour ce dont on a besoin. Sciences humaines et sciences nature, moi je mise beaucoup là-dessus. Il faut savoir que lorsque tu veux être enseignant, il faut être inventif, il faut faire du théâtre. C’est tout le côté artistique, manuel, improvisé qui est important. La matière c’est simple, elle est dans le livre. C’est la manière de le dire qui va faire que l’élève va se sentir impliqué. Il nous faut être nous-mêmes multidisciplinaires. Il faut avoir des oreilles et des yeux tout le tour de la tête. Si on est dans l’enseignement, c'est parce qu’on est resté enfant quelque part, qu’on est curieux. On est capable de s’émerveiller, autrement c’est ennuyeux. Moi, je suis restée comme cela.

2- Une question d’implication personnelle

Au début, quand j’étais appelée à changer toujours d’endroit, c’était difficile d'avoir ce sentiment d’appartenance. Au lieu de me complaire dans cette espèce de morosité, je m’impliquais dans l’école, je voulais une classe qui fonctionne bien, je donne beaucoup de temps en dehors des heures de cours, je veux une école vivante, je fais beaucoup d’arts plastiques pour décorer. Ça paraît dans une école ! J’embarque les enfants dans des projets. J’ai eu à développer cette attitude parce que j’étais timide. Tellement timide, que je rasais les murs au début, je m’accrochais les bras dans les crochets. Quand j’ai commencé à enseigner, il a fallu que je change, j’avais peur un peu, peur de me tromper. Je voulais tellement bien suivre les programmes, que ça devait être bien plate. Je pense qu’il faut être enthousiaste, comme pour un vendeur de marchandises ou comme un annonceur qui propose un spectacle, ou comme un voyageur qui rêve d’escapade.

Je pars de ce qui nous est proposé dans les livres, avec ça je pars à la conquête du bonheur d’enseigner et d’apprendre.