© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : C’est le récit d’une enseignante de première année qui a eu dans sa classe un enfant atteint de leucémie. Celle-ci avait à ce moment environ 25 ans d’expérience dans l’enseignement. Elle a toujours enseigné en première année et pour elle l’enseignement est encore une passion et une vocation. Le fait d’avoir eu dans sa classe J. pendant un an et demi lui a fait encore plus ressentir l’importance que l’implication d’un professeur peut avoir dans la vie d’un enfant.

TITRE: AIMER L'ÉCOLE JUSQU'AU BOUT

Il s'agit d'un petit bonhomme que j'ai eu dans ma classe en 1991-92 et 1992-93 ; il avait la leucémie. Ça me touchait profondément. Les parents étaient très ouverts, alors ils m'en ont parlé beaucoup. Je savais qu'il allait recevoir des traitements de chimiothérapie. Au début, il fonctionnait relativement bien. C’était un enfant très lunatique dans son comportement et les traitements ne l'aidaient pas de ce côté. Avant la rentrée des classes, je n'ai pas eu de rencontre préalable avec la direction à son sujet. Je savais seulement que, parmi mes élèves, il y en avait un qui était malade. Je savais également que c'était une demande des parents qu’il soit dans ma classe, car j'avais fait l'école à l'autre enfant, le deuxième d’une famille de trois. Celui-ci avait alors des problèmes d'apprentissage ; il avait eu des difficultés et les parents m'avaient appréciée.

Quand l’année a commencé, j'ai vu assez rapidement qu’il ne pouvait pas suivre au même rythme que les autres. J’ai alors demandé de l’aide à la direction. C'est bien beau de le faire venir à l'école, mais s'il est toujours en situation de ne pas être capable de faire l'activité, de suivre les autres... Avec un enfant qui a de la difficulté et qui vit tout ça, tu essaies de faire en sorte que ça lui nuise le moins possible. C'étaient plus que des services d'orthopédagogie dont il avait besoin ; il avait même de la difficulté à attacher ses souliers. Si ça n'avait pas été de sa maladie, ça aurait été un enfant ordinaire, qui aurait bien réussi. Mais il était malade, il avait des traitements et il manquait parfois l’école. Et pourtant je voulais qu'il soit heureux dans ma classe. J’ai donc obtenu 20 périodes où il était accompagné par une aide pédagogique.

Il aimait l’école. Il avait ses traitements le matin puis l'après-midi, normalement, il aurait pu rester chez lui, mais il voulait venir à l'école. Parfois il arrivait en retard l'après-midi, sa mère venait le reconduire parce que c’était son choix à lui. Quand il arrivait, il ne fallait pas lui demander grand chose... La journée où il avait eu ses traitements et le lendemain, c'était difficile pour lui et c'était pénible pour nous aussi de le voir. J’ai dû me débattre pour avoir quelqu'un qui l'accompagne, qui lui donne des explications supplémentaires, qui l’aide à l’habillage et au déshabillage, etc. Cette aide lui permettait de suivre et de ne pas trop se sentir dépassé. Il allait à son rythme ; la personne était là aussi pendant les ateliers et elle le faisait travailler très souvent avec les autres enfants pour que ce soit le plus normal possible, pour ne pas l'isoler.

La pensée de sa maladie me poussait à faire quelque chose, je me disais : « Il vient à l'école, il faut lui faire vivre la meilleure expérience possible. » Cette année-là, c’est-à-dire la première année que je l'ai eu dans ma classe, je peux dire j’y pensais : « Il a la leucémie donc il va peut-être mourir. » Mais c'était loin, je ne prononçais pas le mot mort, c'est comme si c'était en train de se résorber, ça allait mieux, il avait des traitements... Les enfants le savaient, on en avait parlé qu’il était malade, mais ceux-ci ne connaissaient pas totalement la gravité de son état. Il a fallu leur expliquer pourquoi il avait de l'aide. Je ne voulais pas trop en parler pour ne pas faire un drame ; il fallait que ce soit le plus normal possible. La première année, je ne me rappelle pas avoir parlé de leucémie avec lui. Quant à moi, j'essayais d'être à l'écoute quand il avait des choses à me raconter et je ne le questionnais jamais.

Cependant, il a fallu que j'en parle aux autres enfants assez rapidement, en début d'année, leur expliquer qu’il fallait qu’ils en prennent soin un petit peu, sans que ça paraisse pour lui, dans le sens d'un peu le protéger, par exemple, quand il allait jouer à la récréation. Ce n’est pas un enfant qui pouvait se faire brasser. Il faut que tu adaptes ta classe (1), mais il faut aussi que tu conserves un naturel et que les enfants fassent la même chose. Je leur demandais de continuer à faire les mêmes activités, mais de faire attention à J.. Parce que l'enfant qui a la leucémie, quand il se cogne, il a de grandes ecchymoses. Il fallait qu'ils prennent garde de ne pas l'accrocher. À chaque fois que j'en parlais aux enfants, ce n'était jamais en présence de J.. On en parlait quand il était absent ou quand il sortait avec l’accompagnatrice. Je me souviens que les enfants étaient gentils avec lui, ils étaient fins. J'ai fait parler les enfants parce qu’ils me posaient des questions : « C'est quoi la leucémie ? » On en a parlé. Durant l'année, je l'ai fait à mesure que les événements se produisaient.

La première année, cela a été relativement facile, entre guillemets, parce qu'il avait de l'aide et que l’on croyait à sa guérison. Mais c’était difficile de le voir quand il revenait de la chimio ; là, ça paraissait beaucoup qu'il était malade. Il y allait aux deux semaines environ. Il en avait pour une journée ou deux à se remettre ; après, il était capable de fonctionner un peu plus normalement, si on peut dire. Mais il a fallu quand même, au niveau des apprentissages, constater qu'il ne pouvait pas monter en deuxième année, car il avait de la difficulté à suivre. Ce n'était pas une priorité pour moi qu'il monte en deuxième année. Les parents aussi ne voulaient pas le forcer. Il faisait ce qu'il pouvait faire, point final. À la maison, des devoirs et des leçons, il en faisait, mais pas trop non plus. Sa mère venait dans la classe lors des ateliers. Elle l’avait fait aussi au deuxième enfant. Elle venait une fois par semaine ou aux deux semaines dans ma classe. Alors, on a su assez rapidement qu'il ne monterait pas en deuxième année, mais c’était sans importance. Donc, en ayant de l'accompagnement, la première année a été quand même relativement bien vécue.

À la fin de l'année, il y a eu discussion à savoir s'il serait dans ma classe ou pas, parce que, normalement, la politique de l'école veut qu’un enfant qui redouble change de classe. Mais là, c'était un enfant qui était malade et moi j'étais d'accord pour le garder. Tu développes des liens avec ces enfants (2). Le fait qu'il redouble sa première année, ce n'était pas grave pour moi, ni pour lui et ses parents. Tout le monde était d'accord qu'il revienne dans ma classe l'année suivante. C'était vraiment sa santé qui nous préoccupait.

C'est la deuxième année qui a été la plus dure... Ses traitements ont cessé pendant l'été. Le mois de septembre revient, J. arrive... je n'en revenais pas ! Quand il s’est présenté, on aurait dit que ce n'était pas le même enfant. Il était en rémission, ses traitements étaient terminés, l'effet négatif de ses traitements n'était plus là. Il était énergisé, heureux, il jouait dehors, il courait, il était différent, épanoui, souriant, il avait pris quelques couleurs. Les parents étaient contents. J'étais contente, c’était extraordinaire ! Je ne le disais pas à lui, mais j'en avais parlé avec sa mère. Tout le monde était plein d'espoir, ça allait bien. Il recommençait sa première année, il n'avait pas d'aide, il n'en avait pas besoin.

Les trois premières semaines de septembre ont été merveilleuses. La quatrième semaine de septembre, c'était aux alentours du 27, je savais qu'il allait passer des tests. Quand j’ai vu le visage de sa mère à la porte je me suis dit : « Il y a quelque chose qui ne va. » À l'examen du sang, les médecins ont vu que c'était reparti de plus belle, même qu’ils ne lui donnaient pas deux mois à vivre. Ils ont dit qu'il ne se rendrait pas à Noël... À le voir, c’était difficile à croire, il avait encore l'air en santé, mais c’était parce qu'il n'avait plus de traitements. Tu as les deux bras qui tombent : tu fais quoi avec ça ? Le petit gars aimait beaucoup ça venir à l'école. Il me semble que je revois encore la mère qui vient de savoir que son enfant va mourir. Et toi, tu sais que cet enfant-là qui est dans ta classe va mourir, c'était certain ! Ça m'affectait énormément, ça me faisait de la peine, j’en parlais beaucoup à la maison. Qu'est-ce que je vais faire pour lui ? Qu'est-ce que je peux faire dans le fond ? Parce qu'étant donné qu'il voulait venir à l'école, il n'était pas question pour ses parents ni pour moi de l'arrêter. On voulait lui donner la chance de venir jusqu'au bout, tant qu’il voudrait, quitte à adapter.

Ses parents ne lui ont pas dit immédiatement, mais ils lui ont appris assez rapidement qu’il allait mourir. Ils me tenaient au courant. Quand J. l’a su, il n'était pas énervé, il savait. Il m'en a très peu parlé. On aurait dit qu'il continuait à vivre, à faire ce qu'il faisait, mais il n'avait pas l'air paniqué. Il n’a jamais fait de crise, en tout cas à l'école, jamais. C'est sûr que ça m'a fait bien de la peine, mais il fallait que je me remette ; je ne voulais pas avoir l'air triste. Il fallait que moi, je la digère cette nouvelle. Ça te fait poser bien des questionnements intérieurs. Je n’en avais presque pas parlé au nouveau groupe d’élèves. Ceux-ci savaient qu'il était malade, car au début de l'année, le temps de partir la classe, on parlait de faire attention à lui et de faire attention aux autres aussi. Il était en rémission. Mais étant donné les événements, il a fallu que j'en parle assez vite sans donner tous les détails pour l’instant. Avant, il a fallu que je me reprenne en main, que je m’assure de mon contrôle... Je savais que j'allais vivre des choses assez difficiles. Les parents tenaient absolument à ce qu'il continue. Je leur avais posé la question, J. aimait l'école, il était heureux dans la classe. Le pire c'est que ça ne paraissait pas physiquement encore ; on aurait dit qu'il était en santé.

J'en ai parlé à la direction : j'ai refait une demande d'aide parce que je savais que ça irait assez vite et que, de semaine en semaine, il perdrait ses capacités. Il n’a pas manqué l'école ; il est revenu. Je faisais comme si de rien n'était, si on peut dire. Avec le groupe, je n'en ai pas parlé tout de suite de façon officielle, j'ai attendu que ça paraisse un petit peu. Mais après deux semaines, j’ai vu qu’il blêmissait, qu’il devenait blanc. C’est donc à ce moment que le service d’aide a commencé et qu’il a fallu que j'en parle aux enfants, parce que ça se dégradait quand même assez vite. Lors d’une absence de J., j’ai réuni les enfants : on s'est installé dans le milieu de la classe, tout près les uns des autres et je leur ai dit que J. était très malade, qu'il était pour mourir, que lorsque ce serait Noël, J. serait parti. Cette annonce a suscité beaucoup de questionnements sur la mort. J. continuerait de venir à l'école, donc il fallait en prendre soin, l'aider, être au-devant, mais sans que ça paraisse. Ce moment a été très émouvant. Tu viens le cœur gros, mais il ne faut pas que tu te mettes à pleurer, il faut que tu prennes de bonnes respirations. Je laissais parler mon cœur, puis je les laissais parler eux aussi. Il y en a qui ont pleuré, pas des crises, mais ils ont eu les larmes aux yeux.

Parmi les enfants, certains ne réalisaient pas vraiment. Je leur disais qu'il fallait prendre soin de lui sans qu'il s'en aperçoive. En prendre soin, être au-devant, le protéger, l'aider, mais sans lui dire : « On sait que tu es malade. » Les enfants, il faut que tu leur donnes des exemples : « On ne dira pas : J. je t'aide parce que tu es malade. Tu ne le dis pas, mais tu le fais. Quand tu aimes quelqu'un, tu ne le dis pas nécessairement que tu l'aimes, tu poses des gestes pour lui montrer que tu tiens à lui, qu'il est important pour toi. » En tous les cas, s'ils n'ont pas tous compris, ils l'ont fait. Sur le coup, j'avais un peu peur qu'il y en ait qui lui disent : « On sait que tu vas mourir. » Mais ce n'est pas arrivé, les enfants ont été fins, subtils même. Je ne pensais pas qu'ils puissent agir aussi finement. Parfois, ils venaient m'en parler à moi toute seule, ils me disaient : « J. est mal pris. » Ils venaient me raconter les gestes qu'ils posaient pour lui. Il y avait une belle complicité, et même entre eux, ils s'en parlaient. J'avais dit aux enfants : « À chaque fois que vous avez le goût d'en parler, faites-le, mais discrètement. » Et c’est ce qu’ils faisaient. Quand ils travaillaient en ateliers, parfois ils venaient me chuchoter à l'oreille, ou pendant que je surveillais à la récréation. On faisait tous comme si de rien n'était. Il fallait être heureux quand même, parce que c’étaient les derniers jours de J.. Cet événement créait un climat triste, mais en même temps extraordinaire. Le mot complicité prend tout son sens puisque les enfants le savaient, mais ils jouaient le jeu. Même les enfants qu'on dit durs, ils étaient au-devant de lui. Il n'y en a pas un, dans mes souvenirs, qui n’a pas vraiment fait le maximum pour entrer dans le jeu.

Ce que j'ai fait aussi, la journée même où j'ai parlé aux enfants, c’est d’écrire une lettre à leurs parents, pour les mettre au courant. Je savais que lorsqu’ils arriveraient à la maison, ils seraient bouleversés par cette nouvelle. Je voulais que les parents soient capables d'accueillir leur enfant, qu’ils sachent ce qui se passait réellement. En apprenant que leur petit copain allait mourir, ça faisait plein de questionnements à la maison et je trouvais important que les parents soient au courant des événements. C’étaient des enfants de six ans qui vivaient avec quelqu'un qui s'en allait vers la mort. Ce que je leur demandais, c'était d'être à l'écoute de leur enfant pendant cette période difficile qui s’approchait. Je leur demandais de faire cette démarche-là avec les enfants.

De manière générale, j’essayais de continuer la vraie vie, de rire puis d'avoir du plaisir, continuer la vie normale. C'est cela que j'ai essayé de faire. Mon objectif était de lui faire vivre ce qu’il aimait à l’école ; pour lui c'était important. C'était exigeant autant pour moi que pour les enfants, mais il fallait que je continue quand même, parce qu'il ne venait pas à l'école pour entendre parler de sa maladie. Il aimait ça probablement parce qu'il s'en sortait, ça le distrayait puis il était entouré d'affection et d'amour. Ça l’aidait à continuer. C'était un enfant qui aimait beaucoup les blocs Lego. Quand les enfants travaillaient en ateliers, il choisissait toujours les blocs Lego. Je me suis rendue compte qu’il ne pouvait plus aller à la récréation ; il était évident qu'on ne pouvait pas le mettre dans la ouate dans la cour avec 600 enfants qui pouvaient l'accrocher. Je n'étais pas capable de l'envoyer chez le directeur, l'asseoir pour attendre sur le banc, ça n'avait pas de bon sens. J'ai eu une idée lumineuse, on allait faire une exposition de construction en blocs Lego. Je ne voulais pas lui dire qu’il ne pouvait plus aller à la récréation parce qu'il était malade. Alors, j'ai dit aux enfants que j'avais besoin de volontaires pour réaliser notre construction... Je savais que J. allait lever la main et c’est ce qu’il a fait. À chaque récréation, il y avait toujours deux enfants qui restaient pour faire des blocs Lego avec lui. J'avais une stagiaire qui m'aidait, ce qui me permettait d’être toujours présente en classe pendant les récréations. Quand on s'est mis à travailler, il a dit : « J'aimerais ça faire une caserne de pompiers. » On a fait une caserne ! Ce qu'il faisait dans le fond c'est qu'il choisissait les blocs parce qu’il était incapable à ce moment de vraiment construire...

Je voulais qu'il soit heureux, il n'en avait pas si long à vivre. Il aimait tellement les blocs Lego ! C'était tout le temps mon objectif, j'essayais de trouver ce qui pouvait lui faire plaisir. Lui, il le sentait ; je ne lui disais pas, mais je suis certaine qu'il sentait que j’étais au-devant de lui. La construction a finalement débouché sur une assez grosse caserne. Je les laissais aller. Les enfants faisaient des maisons, des véhicules, etc. Ça a duré tout l'automne, du milieu d'octobre jusqu’à peu de temps avant sa mort qui est survenue, jeudi le 12 décembre. Les enfants étaient volontaires ; si je les avais écoutés, il y en aurait eu 10 à chaque récréation. Les enfants apportaient des camions de pompiers de la maison. J'en ai aussi apporté deux de chez moi et certains ont apporté des petites autos. Disons que c’était un gros chantier de blocs Lego. Cela et tout le reste a quand même exigé beaucoup de travail, puis c'était très prenant sur le plan émotionnel ; physiquement aussi, ça demandait beaucoup, mais j’étais contente de le faire pour lui.

Vers la fin de novembre, les parents ont organisé une fête de famille pour sa première communion ; ils m'ont invitée, le médecin était là aussi. Tous lui ont donné des cadeaux, c'était une belle fête pour lui. Les parents savaient qu'il aimait les pompiers et qu'il se faisait une caserne à l'école. Ils lui ont acheté un énorme camion de pompier télécommandé que j'avais passé tout près de lui acheter. Il y avait aussi un costume avec un casque de pompier, les bottes ; il avait tout l’ensemble au complet. On aurait dit que le thème des pompiers avait pris de l’ampleur. Dans la classe, on vivait au rythme des pompiers et à la maison aussi. J'avais parlé aux parents de la fondation « Rêves d'Enfants. » Ses parents étaient très à l’aise financièrement, ils auraient pu faire n'importe quoi, l'amener n'importe où, mais J. ne voulait pas, parce qu'il disait qu'il voulait rester chez lui avec sa famille ; c'était bien important pour lui sa famille et la classe. Je me suis dit, il faut exploiter le thème des pompiers, il aime tellement ça. J'en parlais évidemment à l'école et le concierge me dit alors que son frère était pompier. Après avoir consulté ses parents, j'ai pris un rendez-vous assez rapidement avec les responsables d’une caserne, je leur ai expliqué le cas. Ils ont dit : « Ça nous fait plaisir, on va lui organiser une journée complète, on va aller le chercher à la maison avec la grande échelle, on va lui faire visiter la caserne, etc. » De plus, ils lui ont fait faire un gâteau et ils lui ont donné un cadeau. Ils avaient prévu une journée au complet. Finalement, ils n'ont pas pu faire toute la journée parce que J. était trop malade à ce moment. Cela a pris quand même quelques jours à organiser. C'était comme une forme de rêve qu'on lui a fait vivre. Cet événement a paru dans les journaux. J. était content, il a vécu une demi-journée extraordinaire en compagnie de toute sa famille et jamais je n’oublierai sa joie lorsque la grande échelle est venue stationner devant la maison familiale.

Il ne voulait pas mourir à l'hôpital, ses parents l'ont gardé tout le temps à la maison, jusqu’à la dernière minute. Il s'en allait comme un petit oiseau ; il ne souffrait pas. Au début de décembre, j’ai organisé une fête dans la classe pour le chef des pompiers. Les enfants ont dit : « On voudrait faire une fête pour J. ». À ce moment, il ne venait plus beaucoup à l’école : il n’était plus capable. Quand il n’était pas là, ça faisait un grand vide. Dans les trois dernières semaines, sa mère venait assez souvent avec lui. Elle l'emmenait, puis elle restait pour aider dans la classe. J’avais des liens d'amitié avec elle et avec le père aussi, mais c'est surtout la mère qui venait dans la classe. Il est venu jusqu’à environ une semaine avant sa mort. La dernière fois, on a fait une mise en scène : une fête à la caserne avec le chef pompier. On voulait fêter le chef et cela a été une fête de partage. J’avais commandé un gros gâteau en forme de camion de pompier. Les enfants lui ont donné chacun un petit cadeau, quelque chose de symbolique. Il a embarqué dans le jeu, il était le chef de pompiers et il était fêté. D’une certaine manière, c’était comme un conte de fées. La fête a quelque peu dédramatisé la situation. Je me souviens que c'était triste, mais joyeux en même temps. Ce n'était pas l'enfant malade, c'était le chef pompier qu'on fêtait. On a tout préparé pendant les demi-journées où il n'était pas là. Les enfants avaient parfois de grandes réflexions, ils avaient le cœur gros. On en parlait, on verbalisait beaucoup. Je sais que les enfants en parlaient beaucoup à la maison, les parents se tenaient au courant. Je trouvais important d'en parler à l'école. On vivait à deux niveaux, un niveau quand on était tout seuls où on pouvait exprimer notre tristesse. Mais quand J. était là, on passait à un autre niveau, c'était la caserne et le chef des pompiers. La fête a donc eu lieu la dernière fois qu'il est venu dans la classe. Sa mère l'a emmené, elle l'a même monté dans ses bras, il n'était plus capable tout seul. Après, on a mis sa photo sur la porte de la caserne de pompiers.

Dans les jours suivants, je suis allée le voir une fois après l'école et on a joué un petit peu ensemble. Il faisait peine à voir, j’ai dit à ses parents : « Dites-moi-le quand ça va être la fin, je veux venir. » Ceux-ci étaient d’accord bien entendu. Sa mère m'a appelée vers 14 heures 30, c'était juste à la fin. Le médecin ne croyait pas qu’il ferait la journée. Ses parents m’ont dit qu’il m’attendait. Il savait que je viendrais... Je ne sais pas comment j'ai trouvé les mots pour lui parler. Il entendait, mais il avait les yeux fermés, il était dans la chambre de ses parents, dans le grand lit, il y avait plusieurs personnes autour du lit. Je me suis assise sur le lit, tout près de sa tête et je lui parlais. J'ai continué le rêve : « J'avais un petit toutou chez nous (cadeau acheté par les enfants pour Noël), celui-ci voulait dormir mais pas tout seul. Je lui ai dit que je connaissais un petit gars chef pompier qui allait dormir longtemps et qui lui non plus ne voulait pas dormir tout seul. » Je lui flattais la tête avec le toutou... Il ouvrait les yeux de temps en temps. Je me souviens de lui avoir vu les yeux, il entendait, il me répondait d'une certaine manière. Je lui ai raconté cette histoire que j’inventais au fur et à mesure. Il paraît que c'était bien émouvant, je ne me souviens pas de tout, mais j'ai senti que je l'avais aidé. J’ai quitté son chevet à 15 heures 55 et j’avais demandé aux parents de m’appeler. Ils m’ont rejoint à 16 heures 10 pour me dire que J. était mort alors que je quittais la maison. J. s’était endormi paisiblement avec mon histoire... Ses parents m'ont demandé de témoigner aux funérailles, d'expliquer le cheminement qu'il avait vécu jusqu’à la dernière heure de sa vie...

Le lendemain, en arrivant à l’école, les enfants se sont assis devant le sapin et je leur ai dit que J. était mort. C'était à moi de le dire aux enfants, je ne voulais pas qu'ils soient marqués, c'était tout un événement à vivre dans une classe. C'était jusqu'à la dernière goutte si on peut dire ; ils savaient intuitivement dans l'après-midi quand je suis partie, ils le savaient où j'allais et pourquoi. Je leur avais dit que J. n'allait pas bien. On vivait ensemble, il n'y avait pas de cachette. J'ai essayé de mettre ça le plus clair possible, mais c'était quand même pas évident non plus. J'ai essayé de leur laisser exprimer leur peine aussi, il fallait que la peine sorte. On ne peut pas dire : « Bon, c'est arrivé, puis on continue à travailler. » La journée ne s’est pas déroulée comme d'habitude, il fallait prendre le temps de décanter. J'étais bouleversée et les enfants aussi. On a pris le temps d'en parler, de vivre notre peine. J’avais préparé une lettre pour prévenir les parents. Les enfants se sont repris assez vite quand même ; tranquillement, ça s'est estompé. On en a parlé pendant toute l'année, son casier est resté là avec son nom, on ne l'a pas enlevé.

En réalité je crois que tous ont contribué à son bien-être. Tout le monde travaillait pour qu'il soit bien et qu'il soit heureux. Je l'ai toujours senti serein. Il vivait ses journées et je n'avais pas l'impression qu'il se posait de questions plus que ça. Il savait qu'il allait mourir. Je serai toujours contente de l'avoir aidé à être heureux dans la dernière partie de sa vie et à mourir dans la joie d'une certaine manière.


1- Des exemples de ce qu'elle entend par « adapter sa classe »

Je faisais exprès pour mettre les fêtes ou les activités spéciales les jours où j’étais certaine qu’il serait là car je savais qu’il aimerait cela. Veux, veux pas, tu focalises pour t'adapter à cet enfant. Les autres, tu les aimes, mais disons que lui, tu l'enveloppes un peu plus. L’enfant malade, il faut qu'il vive la même relation que les autres, sauf que celle-ci est plus intense. Il faut que la relation avec le prof et avec le groupe reste la même pour qu'il vive une vraie vie.

De plus, quand tu es toute seule et que tu as tous les autres enfants, ça peut être inquiétant de savoir ce qui se passe pour lui. Est-ce qu'il manque des explications ? Est-ce qu'il est mal pris et je ne m'en aperçois pas ? Ça me faisait du bien de savoir qu'il n'était pas tout seul, qu'il y avait une autre personne qui jetait toujours un coup d'œil sur lui.

2- Ce qu'elle entend par « développer des liens »

C'était la première fois dans ma vie d’enseignante que je vivais une situation aussi difficile, mais il reste que ce sont des cas qui peuvent arriver dans une école, le fait d'avoir un enfant malade. J'aurais aimé qu'il ne soit pas malade ; avec un enfant malade, on dirait que tu joues le rôle de prof, mais tu joues un rôle de mère encore plus. C'est la même chose avec les autres enfants aussi, mais avec un enfant malade comme ça, sachant ce qu'il a, c'est comme si tu voulais lui éviter les inconvénients de la vie. Je me sentais encore plus responsable de lui. Je l'observais. Il y a des petites choses que je lui proposais de faire d'une manière détournée parce qu'il avait le goût de faire des choses un petit peu plus audacieuses quelquefois. C'est sûr que ça venait me chercher beaucoup en dedans. Tu joues le rôle de mère en première année, tu le joues passablement, mais avec un enfant malade, je trouve que je l'ai joué encore plus. Je ne pouvais pas faire autrement.

Avec les enfants peu gâtés par la vie, disons que j'essaie de me rapprocher davantage. Je m’efforce toujours d'être plus chaleureuse avec eux. Sans que ça paraisse, j'essaie d'être un peu plus à l'écoute. Je suis très attentive parce que je me dis que s'ils veulent me parler, il faut que je sois capable de le détecter. Souvent, l'enfant ne fonctionne pas dans la classe à cause de ces choses qui ne vont pas à la maison, que ce soit la maladie ou de mauvaises nouvelles, peu importe... Je vais être capable de doser, si on peut dire, les interventions en tenant compte de tous les aléas de la vie que les enfants vivent. Il y en a de plus en plus. Pour être capable d'apprendre, il faut que tu sois en disponibilité. On m'a déjà dit que j'étais capable d'écouter quelqu'un qui avait des problèmes. C'est une priorité pour moi d’écouter les émotions des enfants et leurs sentiments, exprimés ou non. C'est sûr que c'était un cas spécial, mais c'est toujours ça que je fais avec les autres enfants. Tout ce que je fais dans la classe, c'est pour leur faire plaisir. Je suis heureuse comme ça, je ne pourrais pas faire autrement. Parfois, j'en fais plus que je devrais, mais il faut que je le fasse de cette manière sinon je ne suis pas bien. Dans le fond, je suis comme ça avec l'ensemble des enfants, qui plus est quand il y en a un qui est atteint d’une maladie incurable !

Il y avait une intensité d'émotions qu'on ne retrouve pas tout le temps. Ce cas a confirmé aussi comment le rôle d'un prof est important pour les enfants. Ça nous donne un pouvoir, il ne faut pas en profiter. Quand je parle de l'école, des enfants, c'est une évidence pour moi de dire que j'ai la vocation, cela a toujours été une passion. Je n'aurais pu faire autrement que ce que j'ai fait ; j'ai tout donné, tout ce que je pouvais, mes sentiments, mes émotions avec lui et avec le groupe cette année-là. Les autres années aussi je fais la même chose, mais là c'était quand même assez spécial. Donc, j'en ai mis plus, parce que la vie en demandait plus. Mais à chaque année, je mets toujours le maximum, je suis comme ça !