Autour de la narration de cas suggestifs

L’idée, pour les futurs enseignants, de se prêter à l’aventure narrative à travers l’écriture de cas suggestifs inspirés des récits exemplaires

Dans le déroulement de l’approche dialogique, de la délibération de groupe autour du récit, il arrive que les étudiants fassent allusion à des cas semblables vécus par eux: « Cela me fait penser à une situation que j’ai déjà vécue comme élève du primaire » dira l’un... « Il y avait un élève comme ça dans ma classe de stage de formation », dira l’autre... Cela leur permet de mieux fonder dans l’expérience vécue leurs arguments autour du bien-fondé et de la manière de faire de l’enseignant du récit à propos duquel ils délibèrent. C’est ce qu’on appellera des cas suggestifs, des cas qui « suggèrent », en s’y rattachant plus ou moins sous un aspect ou sous un autre, le cas principal représenté par le récit exemplaire1. Cela évoque l’idée de « transfert réflexif » (Schön, 1996), au sens où un lien se fait entre un cas et un autre pour mieux marquer, dans la réflexion sur l’expérience, ce qui les rend semblables tout autant que ce qui les distingue.

Dans le cadre du cours universitaire de formation aménagé pour l’analyse de récits en groupe, on a demandé aux étudiants de s’arrêter à un cas suggestif évoqué, un cas vécu qui leur était inspiré par la lecture du récit exemplaire et de le reconstruire sous forme de récit. Les étudiants devaient donc autant que possible 1) faire le pont entre le récit exemplaire et le cas suggestif choisi, 2) raconter le cas à l’écrit sous forme de récit et, enfin, 3) dégager les leçons tirées de l’expérience reconstruite. Au-delà de ces quelques consignes, ils étaient libres de s’engager à leur manière dans l’aventure narrative... qui devenait, pour chacun d’entre eux, une aventure d’écriture de leur propre expérience, d’écriture de l’événement (Cifali et André, 2007), aventure porteuse de sens pour leur pratique professionnelle et constituant un exercice de construction ou de consolidation de leur identité professionnelle.

Voici des exemples de ces cas suggestifs d’étudiants rattachés aux récits exemplaires qui les ont inspirés. Il est, entre autres, intéressant de voir comment un même récit exemplaire peut inspirer des cas suggestifs si différents, selon l’angle par lequel ce récit exemplaire a paru inspirant pour l’un ou l’autre des étudiants, futurs enseignants, selon aussi ce qui resurgit de leur propre expérience d’élève ou de stagiaire à l’issue de leur analyse en groupe du récit exemplaire. La lecture de ces cas suggestifs nous met en présence d’une certaine forme de réappropriation pour soi de l’expérience de l’autre, réappropriation qui est au coeur même du processus de transmission du savoir d’expérience, d’une génération d’enseignants à une autre, une transmission qui n’exclut surtout pas, dans le processus de réappropriation générationnelle, un renouvellement du savoir (Akrich et Boullier, 1991)...

Cela dit, ce qui fait que le cas est « suggéré » par le récit exemplaire, le lien de « suggestivité », dirait-on autrement, varie beaucoup, comme on peut le voir, d’un cas à l’autre. Parfois l’évocation du récit exemplaire auquel on se rattache paraît comme un simple prétexte de départ pour se raconter et mettre en scène sa propre histoire. Parfois, c’est une croyance profonde puisée au récit exemplaire qui motive la narration du cas, comme dans celui intitulé Un petit volcan à apprivoiser où l’étudiante évoque cette phrase du récit qui l’a touchée et qui justifie son propre cas : « Je pense que la pire chose, pour n’importe quel enfant, c’est d’être ignoré ». Et si parfois le rattachement au récit n’est que timidement évoqué, parfois aussi la comparaison entre les deux situations, ce qu’elles ont de semblable et de différent, est plus explicite, voire même tissée tout au long de la narration du cas.

Quoi qu’il en soit, l’influence des récits exemplaires dans la narration des cas suggestifs, le processus de transfert réflexif qui s’effectue entre l’un et l’autre, ne tient pas qu’au contenu de ce qu’ils racontent, à des valeurs que les étudiants se réapproprient, à un profil d’élève qu’ils reconnaissent avoir déjà rencontré ou à une manière d’intervenir à laquelle ils s’associent. Ce que les étudiants transposent du récit exemplaire, c’est peut-être avant tout une démarche narrative qui s’exprime, pour l’un, par l’aveu d’avoir pris goût à écrire ses propres histoires de pratique, et cela, même si, précisera un autre, dans son cas suggestif, l’histoire ne finit pas bien comme dans le récit exemplaire. L’idée même de puiser à son expérience, de se raconter à partir d’une situation vécue comme problématique, l’idée, par ce recul réflexif, de faire un portrait de soi, comme futur praticien, fait sens pour eux.

Une présentation d’exemples de cas suggestifs rattachés aux récits exemplaires qui les ont inspirés

Dans le récit exemplaire Être bien dans sa peau, un enseignant en adaptation scolaire, au primaire, décide d’intervenir auprès d’un enfant rejeté par le groupe. Il désire que l’élève développe une image positive de lui-même, mais ce n’est vraiment pas facile car le garçon est négligé, malpropre et ne montre aucun respect vis-à-vis de ses pairs. Il a choisi ce cas pour illustrer sa conception de l’enseignement : les élèves ont besoin d’être bien dans leur peau et heureux à l’école pour être motivés dans leurs apprentissages.

Dans le cas suggestif Je sais qu’il peut le faire, la future enseignante fait le portrait d’un élève qui, comme celui du récit exemplaire, a une faible estime de lui-même. Elle raconte le lien qu’elle a créé avec cet élève, dans le contexte d’un stage, et l’aide qu’elle lui a apportée dans les tâches d’apprentissage pour lui faire vivre la réussite plutôt que l’échec.

Dans le cas suggestif Un petit volcan à apprivoiser, c’est le problème d’hygiène de Michel, l’élève concerné dans le récit exemplaire, qui lui a fait penser à Luc, un élève rejeté par les autres élèves, rencontré lors de son stage. Elle a retenu cette phrase de l’enseignant du récit et qui, pour elle, fait le pont entre le cas de Michel et celui de Luc : « Je pense que la pire chose, pour n’importe quel enfant, c’est d’être ignoré ».

Dans le récit exemplaire Des débuts difficiles, une enseignante raconte une expérience de suppléance en début de carrière. Elle est la troisième suppléante à prendre en charge un groupe de cinquième année. Confiante en ses capacités et dans sa facilité à établir une bonne relation avec les élèves, elle accepte de relever le défi. En dépit de tous ses efforts, elle se bute à un groupe rebelle et démotivé. Le récit retrace sa tentative de créer un bon climat d'apprentissage. L'enseignante nous montre que l'intérêt et la motivation des élèves sont la clé de voûte de sa pratique.

Dans le cas suggestif Les rois de l’école, la future enseignante précise qu’elle a pris goût à l’écriture de récits. Le récit Des débuts difficiles est l’un de ceux qui l’a le plus interpellée, car il raconte un problème de confrontation de l’enseignant par un groupe qu’elle a déjà vécu... mais alors qu’elle était elle-même élève du groupe. Ce point de vue d’élève lui permet de poser, avec le recul du temps, un regard de l’intérieur sur la dynamique d’un tel groupe.

Dans le récit exemplaire Le sourire dans les yeux, une enseignante raconte le double défi d'une nouvelle affectation en deuxième année dans une école de milieu semi-rural et de sa relation avec un enfant difficile. L'enfant bouscule souvent les autres et se fait une mauvaise réputation dans l'école. Elle décide de lui confier des responsabilités aux récréations et le midi, réussissant à développer une relation affective et à changer son image dans l'école. Avec ce cas, elle confirme sa croyance profonde au lien affectif, comme source de résolution de conflits.

Dans le cas suggestif Aller à contrecourant, la future enseignante s’appuie sur l’idée que, dans le récit exemplaire, l’enseignante a tout fait pour faire la différence avec l’enfant difficile avec lequel elle avait à composer. Elle aussi a tout fait... mais n’a pas réussi, car il est difficile de réussir quand « tout le monde rame en sens inverse ». Cela lui fera préciser que, contrairement aux récits exemplaires, son cas ne témoigne pas d’une intervention réussie. « Il n’y a pas que des bons coups », dira-t-elle.

Dans le récit exemplaire Le savoir de l'intuition, une enseignante de troisième année reçoit, dans sa classe de milieu rural, une élève chargée d'un lourd passé. D'origine bosniaque, la petite fille a connu la guerre. L'élève présente de graves problèmes dans ses relations sociales. Ceux-ci prennent une telle ampleur qu'elle devient isolée de tous. Un événement amènera l'enseignante à lui faire prendre conscience de son attitude et de sa part de responsabilité. De ce cas, l'enseignante retient l'importance d'apprendre à se protéger, à accepter ses limites et à savoir attendre le moment propice pour intervenir.

Dans le cas suggestif Rendre utile l’inutile, c’est à sa propre histoire d’élève qu’est ramenée la future enseignante. En effet, elle aussi, comme l’élève du récit exemplaire, a rencontré de graves problèmes dans ses relations sociales et c’est ce point de vue d’élève qui, dans son cas, a vécu de l’intimidation qu’elle nous évoque.
 
Dans le cas suggestif Celle qui ne demandait qu’à être aimée l’espace d’un été, c’est le fait que l’enseignante du récit exemplaire choisisse d’ignorer l’élève perturbatrice, pour un temps, qui interpelle la future enseignante. Elle a déjà eu à faire une intervention semblable alors qu’elle était monitrice de terrain de jeux, un été.

Dans le cas suggestif La relation avant tout, la future enseignante évoque ainsi la similitude entre l’élève du récit et celui de son cas vécu en stage : « Les deux enfants ont fait de l’opposition envers la figure d’autorité, ils ont mené la vie dure aux autres élèves de la classe et tous deux semblent se protéger avec une carapace. »

Dans le récit exemplaire Chercher la clef, une enseignante reçoit un élève n'ayant pas les pré-requis en lecture et en écriture pour entreprendre sa deuxième année. Elle constate au bout de quelques mois que le problème d'apprentissage cache en fait un problème de comportement : désirant obtenir un traitement de faveur, l'enfant la manipule tout comme il le fait avec ses parents. Partant de ce constat, elle change d'attitude et lui demande de fournir les mêmes efforts qu'aux autres élèves. L'enseignante retient l'importance de poser clairement ses exigences et de s'y tenir au besoin.

Dans le cas suggestif Un tout nouveau regard, la future enseignante établit un rapprochement entre le problème évoqué dans le récit exemplaire et celui de son cas de stagiaire : ce qui semble un problème d’apprentissage chez un élève de 2e année, un jeune garçon, cache en fait un problème de comportement, d’où la difficulté de trouver la clef de l’intervention, comme dans le récit exemplaire.

Dans le récit exemplaire Il se nuit à lui; à moi, il ne m'enlève rien, un enseignant de sixième année en adaptation scolaire raconte son mode d'intervention auprès d'enfants ayant des problèmes de comportement. Le récit raconte deux cas d'élèves et les manières différentes de bâtir une relation avec eux. L'enseignant illustre comment il arrive à adapter ses stratégies en fonction des besoins des élèves au fur et à mesure qu'il apprend à mieux les identifier. Dans les deux cas, il mise sur les mêmes principes éducatifs : la relation affective, la confiance à donner à l'enfant et l'image positive de soi à bâtir.

Dans le cas suggestif La lecture du dossier, cela lui nuit ou me nuit ?, c’est le fait que l’enseignant du récit exemplaire mentionne qu’il ne consulte pas les dossiers d’élèves avant la fin de septembre pour ne pas avoir de préjugés qui frappe la future enseignante. Cela lui rappelle un cas où, en tant qu’accompagnatrice dans un camp de jour, elle avait su faire participer et intégrer au groupe un élève trisomique dont elle n’avait pas lu le dossier, ce qui, si elle l’avait consulté, l’aurait peut-être limitée dans son intervention.

Dans le récit exemplaire Rien ne sert de tirer sur une fleur pour qu'elle pousse, la tige casse, une enseignante raconte une situation où elle a dû faire redoubler un élève de première année. Elle nous décrit les efforts déployés auprès de la mère, en cours d'année, pour lui faire accepter que son enfant n'a pas les acquis nécessaires. Elle insistera auprès d'elle sur l'importance de respecter le cheminement de l'enfant qui semble confortable avec l'idée de poursuivre en première année. Le récit illustre sa conception de l'enseignement basée sur la responsabilité de l'enfant face à son apprentissage scolaire.

Dans le cas suggestif Prendre un enfant tel qu’il est, la future enseignante est ramenée à une situation de stage où, comme dans le récit exemplaire, le parent accepte difficilement les retards d’apprentissage de son enfant qui a vécu un redoublement dans son parcours scolaire. En tant que stagiaire, elle a su d’autant mieux comprendre la mère et aider l’enfant qu’elle est elle-même la mère d’un garçon qui a manifesté des troubles de comportement à l’école.

Dans le récit exemplaire Il faut se mettre ensemble pour l'aider, une enseignante de première année décrit les comportements dérangeants d'un élève particulièrement agité en classe. Ne trouvant pas d'appui auprès des parents, elle tente d'intervenir en sollicitant la collaboration du groupe-classe, de la direction et d'une éducatrice spécialisée. Elle a choisi ce cas pour montrer l'importance de s'investir auprès de l'enfant en difficulté, tout en tenant compte des normes scolaires à l'intérieur desquelles ce dernier doit fonctionner.

Dans le cas suggestif Vivre de belles réussites, la future enseignante fait un rapprochement entre les deux élèves concernés, celui du récit exemplaire et Justin, celui de son cas, qui manifestent tous les deux des troubles de comportement. Une similitude aussi quant aux techniques d’intervention utilisées dans les deux situations vécues, dont la valorisation des « bons coups » de l’élève dans son groupe.

Dans le récit exemplaire Un nouveau monde, Anne-Marie nous livre deux situations ayant eu lieu dans sa classe de maternelle regroupant des enfants allophones de quatre ans: celle d'un enfant qui se sauve de l'école et celle d'un enfant qui ne veut pas faire sa détente de l'après-midi.

Dans le cas suggestif Le tic tac de la bombe, la future enseignante est inspirée par la deuxième situation décrite dans le récit exemplaire. Elle est interpellée par l’enfant qui ne veut pas faire sa détente et qui est en crise. Elle précise bien que ce n’est pas l’intervention de l’enseignante qui la frappe, mais bien la réaction de l’élève en crise. Elle se revoit stagiaire au préscolaire en train d’essayer de calmer Charles... en crise !


1  Nous nous inspirons librement d’une notion déjà existante dans le monde de la recherche en sciences humaines, plus spécifiquement dans les études de cas où l’idée de « cas suggestifs » renvoie à des situations qui illustrent un aspect ou un autre de l’état exemplaire du phénomène investigué (Tremblay, 1968, p. 185). Nous reprenons ici, en l’adaptant à notre manière, et dans un cadre d’approche de formation plus que de méthodologie de recherche, ce rapport à établir entre suggestivité et exemplarité.

                                                          
Ouvrages cités non recensés sur le site

  • Akrich, M. & Boullier, D. (1991). Le mode d’emploi : genèse, forme et usage. Dans D. Chevallier (dir.), Savoir faire et pouvoir transmettre. Transmission et apprentissage des savoir-faire et des techniques (pp. 113-132). Paris : Éditions de la maison des sciences de l’homme.
  • Tremblay, M.-A. (1968). Initiation à la recherche dans les sciences humaines. Montréal : McGraw-Hill.