© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Une enseignante, ayant une longue expérience d'enseignement en première année, expose la difficile décision à prendre en ce qui concerne le redoublement. Elle relate, pour ce faire, le cas d'un enfant qu'elle a eu dans sa classe, il y a de cela une dizaine d'années. Le récit illustre la négociation nécessaire avec les parents pour leur faire prendre conscience du potentiel de leur enfant.

TITRE: RIEN NE SERT DE TIRER SUR UNE FLEUR POUR QU'ELLE POUSSE, LA TIGE CASSE

La semaine dernière, je suis allée à un colloque régional où l'on disait qu'il y a beaucoup de redoublements en première année. Ils ne disaient pas pourquoi. Je pense que c'est parce que c'est à ce moment que les enfants vivent le choc du système, encore plus s'ils ne sont pas prêts intérieurement. Ce n'est pas juste la lecture qui est un choc. Ce sont tous les déplacements de la journée, c'est tout le quotidien qui est un choc. Au début, ce qui inquiète beaucoup les enfants, ce n'est pas ce qui se passe dans la classe, c'est ce qui se passe dans l'école. Deux récréations par jour, ils n'en avaient pas en maternelle. Quand la maternelle va être à temps plein, on va aller prendre la récréation. Alors, je suis très contente que la maternelle devienne à temps plein ; si ça se fait bien, ça va être bon pour les enfants. Tout le fonctionnement du quotidien pourra être vécu à la fin de la maternelle. Quel plaisir, au début de l'année, de se perdre dans l'école, parce qu'ils vont apprendre à se trouver des repères. Pour certains enfants, ce n'est pas un problème, parce qu'ils vont demander de l'aide à un adulte. D'autres ne le demanderont pas ; ils n'y penseront pas. Ils sont pris par l'émotion. Ils ne voient plus leur classe et ils ne voient pas où ils s'en vont, alors ils paniquent. Il faut qu'ils apprennent à maîtriser tous ces éléments et à se faire confiance (1). Si l'enfant n'a pas appris à la maternelle à se connaître et à être solide personnellement et à l'intérieur du groupe, à s'apprécier et à apprécier les autres, s'il n'a pas compris le fonctionnement du travail en groupe, ce ne sera pas facile par la suite. En première année, tu évalues les émotions, pas les connaissances ni les habiletés intellectuelles, tu évalues leur capacité à s'insérer dans un groupe. En première année, il ne faudrait pas évaluer les enfants avant Noël, parce que tout ce qu'ils vivent, c'est un paquet d'émotions, de peurs, d'anxiétés et d'inquiétudes.

J'ai pris conscience de ce fait avec un enfant de ma classe qui ne voulait pas apprendre. En fait, ce n'est pas un problème d'apprentissage, il n'a même pas commencé à apprendre. Il ne gère que ses émotions, ses peurs et le temps. En maternelle, ils sont protégés. Souvent, la classe de maternelle est en bas près de la porte. Ici, elle est entre le local de musique et celui d'éducation physique, même s'ils n'y vont qu'une fois aux quinze jours. En première année, ils y vont quatre fois par semaine, deux fois en éducation physique, deux fois en musique et ils doivent se déplacer dans les escaliers pour y aller. Au début, ils ne sont pas capables d'intégrer ne serait-ce que l'organisation physique de l'école. Un enfant qui n'est pas prêt émotivement n'est pas capable d'intégrer ça avant Noël. Ne lui demande pas d'apprendre à lire et à écrire en plus. Il n'a pas les acquis nécessaires.

Une année, j'avais 32 élèves dans ma classe. On avait le droit dans ce temps-là (c'était au milieu des années 1980) d'avoir autant d'élèves en première année. Martial était un élève qui a travaillé fort toute l'année, mais sa mère a travaillé encore plus fort que lui. Je voyais bien qu'elle travaillait parce que les devoirs de Martial étaient faits, alors qu'il n'était pas capable de les faire en classe, même avec de l'aide. Je me disais donc que la mère devait travailler jusqu'à deux ou trois heures avec lui pour arriver à faire écrire ce que je demandais, quand ce n'était pas elle qui l'écrivait ou qui lui donnait probablement la réponse (2). Elle avait deux enfants, deux frères, et Martial était l'aîné. C'était la première fois qu'elle avait un enfant en première année et il fallait qu'il passe. Elle voyait bien que Martial n'avait pas les acquis suffisants, qu'il n'était pas prêt. Pour moi, l'enfant qui n'est pas prêt, ça lui appartient, c'est sa responsabilité à lui, pas aux parents. Je voyais la mère travailler et à chaque fois qu'elle venait chercher le bulletin, elle était déçue. Je lui disais : « Ce n'est pas votre bulletin. Ce n'est pas à vous. C'est à Martial. » Je comprenais qu'elle soit déçue. Elle investissait tellement. Dans ce temps-là, je remettais le bulletin à la première rencontre de parents, quand ils attendaient dans le corridor (3). Ils avaient le temps de le regarder. Aujourd'hui, on le donne avant. À son tour, quand elle entrait, je voyais tout de suite qu'elle était déçue. Elle s'assoyait, avait les épaules basses, ne parlait pas et regardait le bulletin. De temps en temps, elle avait un petit sourire en coin. J'avais travaillé toute l'année à faire accepter à la mère que la marche était trop haute pour Martial. Je ne lui disais pas dans le sens de démissionner, ni d'arrêter de travailler avec son enfant, mais dans le sens de diminuer ses attentes. Beaucoup de parents ne sont pas conscients que travailler trois heures par soir c'est trop et que c'est inutile. Il faut accepter d'accueillir Martial où il est, de partir où il est et d'arrêter de mettre les bouchées triples et quadruples. Ça ne donne rien de tirer sur une fleur pour qu'elle pousse, la tige casse. On l'arrose, on l'engraisse, on lui parle, on la flatte et elle grandit. Je lui ai suggéré, tout au long de l'année, et ce, dès le début, comme à tous les parents d'ailleurs, de communiquer avec moi si elle faisait plus de 20 à 30 minutes de leçons le soir. Trop d'efforts, c'est un signe d'erreur. Ou j'en donne trop et je vais réviser, ou les parents n'ont pas la bonne façon de le faire ou en demandent plus que j'en donne. Elle ne m'a jamais téléphoné.

Malgré tout, Martial était heureux dans la classe, avec moi et avec ses amis. Il travaillait à sa manière. Un enfant qui est solide intérieurement accepte l'erreur. Martial n'était pas figé. Il faisait les choses sereinement. Il acceptait de se tromper. Quand je lui demandais d'écrire des mots et qu'il ne les savait pas, il sortait son livre de lecture et les copiait. Je le laissais faire. Les autres enfants ne passaient pas de commentaires. Les enfants de première année sont sensibles et très intuitifs. J'avais trois enfants, assez en dehors du groupe cette année-là, avec des troubles d'apprentissage qui travaillaient ensemble (4). À 32 élèves, ça faisait mon affaire d'en avoir trois qui travaillaient ensemble. Ils ne réussissaient pas à trois, mais ils s'aidaient. S'il y en a un qui savait un mot, il le disait à l'autre. S'ils avaient un travail, une lecture à faire, au lieu de le faire seuls, ils s'installaient tous les trois. Chacun disait le petit bout qu'il connaissait. Ou bien un disait : « Ça, on l'a vu à telle page dans notre livre de lecture. On va aller le chercher. » Ensemble, ils finissaient par produire un travail, un résultat à trois. Ils faisaient les examens les trois ensembles sur la même feuille. C'est sûr que ce n'était même pas assez pour la note de passage. Mais Martial était heureux. Jamais il n'a refusé de faire quelque chose.

En décembre, je dis à la mère que son enfant est en risque d'échouer son année. Elle le voit bien de toute façon. Il a 20% en lecture (5). La mère est venue me rencontrer trois fois pour me reparler. Je lui dis que Martial n'a pas ce qu'il faut pour passer son année, mais elle ne le prend pas. Je lui dis qu'on va faire encore un bout, encore un mois. Au mois de mai, il n'a pas progressé assez pour aller en deuxième année. Quand les enfants sont nés en septembre, et tu sens que les trois mois d'été feront une différence, on peut le faire passer quand même. Mais ce n'était pas le cas de Martial. C'était trop. Il ne pouvait pas entreprendre des travaux de deuxième année. Elle revient me voir entre les examens et la remise des bulletins pour savoir comment ça avait été. Je lui ai dit que ça a été comme d'habitude. Elle me demande si le fait de suivre des cours d'été pourrait permettre à Martial de passer en deuxième année. Si c'était mon enfant, je ne le ferais pas ; je ne suis pas pour les cours d'été. Mais ça lui appartient, qu'elle analyse son affaire et qu'elle prenne sa décision. Alors, elle me dit que je suis plus sévère qu'à l'école privée. Je ne sais pas moi, tout est relatif. Elle est libre d'inscrire son enfant dans une école privée, c'est sa responsabilité de choisir son école. Si elle est sincère et si, pour elle, je ne suis vraiment pas correcte, qu'elle change d'école l'année prochaine. Elle m'accuse un peu de ce qui arrive. Son enfant redouble, devant les voisins, devant les autres. Mais je suis capable de voir que sa peine, sa déception et son orgueil aussi, dans le fond, la portent à me dire tout ça. Mais j'ai la chance d'être imperméable à ses reproches, de rester observatrice. Elle était très fâchée contre moi. Je la rencontrais à l'épicerie, elle fonçait dans mon panier et ne me regardait pas. Ça ne m'empêchait pas de la saluer en la rencontrant. Ça a été un gros deuil pour elle, tandis que pour Martial, ce n'était pas un drame. Ce n'était pas la fin du monde de recommencer sa première année. Il ne la recommence pas, il continue où il était rendu. C'est elle qui avait à l'accepter. Il fallait qu'elle le vive. Ça ne me dérangeait pas. Avec un autre élève, ça m'a dérangée un peu plus (6). Elle est venue me rencontrer trois fois pour me parler. La première et la deuxième fois, elle avait encore de l'espoir. Elle pensait peut-être me faire changer d'idée. Mais la troisième fois, le climat était vraiment tendu. Elle a bien senti qu'elle n'avait plus le choix : changer d'école ou le remettre en première ici. Après la troisième fois, elle est allée rencontrer la directrice qui lui disait : « C'est son professeur qui a vécu avec votre enfant. Je ne m'en mêle pas. » Après la troisième fois, je ne l'ai plus revue, elle n'a plus communiqué avec moi. Je comprends sa peine, sa déception, mais qu'elle donne une chance à Martial et l'année prochaine sera totalement différente. J'ai « fermé le livre ». Je suis partie en vacances pour deux mois. Je me suis dit : « En septembre, il y aura ce qu'il y aura. » Finalement, Martial est revenu à l'école mais dans l'autre classe de première année, parce qu'il y en avait deux. J'étais contente. Il a très bien refait sa première année. J'allais m'informer auprès de ma collègue et à lui aussi. « Comment ça va Martial ? » « Ça va bien. » Ce dont je suis le plus fière, ça ne m'appartient pas, ça appartient à Martial, c'est que cet enfant-là a très bien réussi durant son primaire et sans orthopédagogie. Ça aurait pu être négatif qu'il recommence son année, mais ça a été très positif pour Martial. Je le savais que ce serait plus facile, parce qu'à la fin de l'année, il aurait été prêt à commencer sa première année. Il était disponible à l'apprentissage. Avant, il était dans la lune, il était mêlé. Quand il devait descendre en éducation physique, il oubliait toujours ses affaires. Pourtant, il était brillant et capable d'être là. C'était juste une question d'ajustement. Tout s'était réglé pendant la première année : le fonctionnement, la gestion du temps...

Mais j'aurais pu me tromper. Quand on a des situations de la sorte, on regarde aller les enfants et on se questionne. J'en ai un en ce moment qui est sur le bord comme ça. Finalement, je suis décidée, je le fais monter. Je peux l'envoyer en deuxième. Je sais très bien que les objectifs de deuxième sont à peu près les mêmes qu'en première, en français et en mathématiques, en autant que l'enfant est dégagé, intéressé et curieux. Tu le vois. Il vient de découvrir la lecture : « Fais-moi lire. Fais-moi lire. » Il est parti. Il va rattraper vite son retard. Il a ce qu'il faut. Les enfants ont tous le potentiel. J'ai enseigné jusqu'en troisième année et je sais que les programmes sont accessibles à tous les enfants du Québec. Je ne te parle pas des déficiences intellectuelles, mais des enfants de n'importe quel milieu (7). Il y a des façons de faire facilitantes pour y arriver. Martial n'en avait pas et sa mère non plus, probablement. Pourtant, elle essayait. Mais elle voulait trop. Il n'y a pas longtemps, j'expliquais aux élèves les noces de Cana : « Les invités étaient tout énervés. » Il n'y a rien de pire pour perdre ses moyens. Il faut alors se centrer, aller à l'intérieur de soi. Et, c'est là qu'on trouve la solution. Mais la mère ne s'est jamais arrêtée ; elle avait une vision de la chose et elle courait partout, essayait tout. Elle travaillait beaucoup en se disant : « Plus je vais travailler, plus je vais l'avoir. » J'ai l'impression qu'elle a paniqué dès le début et qu'elle est restée en panique. Elle regardait toujours deuxième année, deuxième année, deuxième année, de telle sorte qu'elle ne s'est pas centrée sur le présent.

Les années suivantes, elle s'est calmée parce qu'elle a vu que Martial allait bien. Quand je la rencontrais, elle n'était pas chaleureuse, elle ne me regardait pas, mais elle ne me fonçait pas dessus. Trois ans plus tard, Martial devait être en quatrième année, j'ai eu son petit frère, car il y avait juste une classe de première année. J'étais contente. Je me disais : « On a l'occasion de continuer. » À Noël, il lisait. Alors elle a vu ce que c'était qu'une première année facile, que c'était possible ce que je demandais, de prendre 20 minutes, une demi-heure pour les leçons. On n'a jamais reparlé de Martial. C'était correct. Je sentais qu'elle avait fait son bout de chemin. Elle me rencontre encore à l'épicerie et elle vient me voir. On se donne encore des nouvelles des enfants.


1- L'enseignante élabore un peu sur le développement de la confiance et du respect de la différence

On peut développer la confiance chez l'enfant en faisant faire les choses qu'ils sont capables de faire tout seuls. C'est la première chose que je devrais dire aux parents. Partir de ce que l'enfant est et de tout ce qu'il est capable de faire seul, de tous les choix qu'il est capable de faire et lui faire faire. À un an, à deux ans, à trois ans, à quatre ans, on peut choisir ses vêtements, choisir un mets. On peut aussi avoir le droit de dire : « Je n'aime pas ça ! » et, à la maison, respecter les choix et les différences. « Tu n'aimes pas les carottes ? C'est correct, on va faire du navet. N'en mange pas des carottes. » Ce n'est pas reconnaître la différence de dire : « Tout le monde en mange, manges-en ! » Reconnaître la différence, l'unicité, c'est important. C'est ça qui fait ta force intérieure. C'est ça qui fait que tu arrêtes de suivre et que tu crées.

2- L'enseignante expose son fonctionnement concernant les devoirs et leçons

Par rapport au devoir de ce temps-ci, ce que je donne, tout le monde le fait tout seul dans la journée. Ils écrivent leurs leçons et ils savent les lire. Ils apportent leur petit cahier de leçons et ils mettent un crochet quand c'est fait. Au début de l'année jusqu'en décembre, j'envoie une feuille le lundi, pour toute la semaine et je dis aux parents de s'ajuster avec leur enfant. S'il y a des nombres et que leur enfant les connaît bien, ils ne sont pas obligés de les demander tous les soirs. Mais cette femme-là est perfectionniste et très orgueilleuse. Il fallait que tout soit fait à la perfection. Je savais que c'était impossible pour Martial. Elle restait à la maison, si elle avait travaillé jusqu'à six heures à l'extérieur, elle aurait peut-être décroché avant.

3- L'enseignante ajoute quelques commentaires concernant la première rencontre avec les parents, notamment ceux dont les enfants sont en difficulté

Quand je parle avec les parents, je ne parle pas du groupe. En mathématiques, par exemple, on a encore les rangs cinquième et je fais bien attention. J'avertis les parents de ne pas en tenir compte. Si leur enfant a 80% et qu'il est dans le quatrième cinquième, il sait tout de même 80% de la matière. Ça n'a pas rapport avec les autres. Même si les parents le demandent, je ne fais jamais valoir l'argument qu'il y a d'autres enfants qui échouent leur première année. Ça change quoi à leur enfant ?

4- L'enseignante parle de ces trois enfants et de leurs parents

Les trois ont doublé. Ils se sont retrouvés les trois en première année. Ça leur faisait leur petit noyau de départ. Les parents des deux autres l'acceptaient et ils investissaient de la bonne façon : « Tu as le droit d'être différent, de te tromper, de faire ça à ta façon, d'être heureux. » Daniel a fait un primaire avec beaucoup d'orthopédagogie. C'était un enfant physique alors l'intellectuel, ça ne le touchait pas. Il a fait un professionnel court, je pense, au secondaire. C'est aussi le cas pour Jacques. Les deux ont fait ça et Martial a très bien réussi. C'était le leader des trois.

5- L'enseignante présente sa conception de la lecture

Je ne dis pas ça en réunion générale, mais je trouve la lecture plus importante que l'écriture qui vient après. Allons à l'extrême, un enfant qui n'est pas capable de tout apprendre, c'est la lecture qui est essentielle : pour lire un contrat, pour ne pas te faire duper, lire un menu... La lecture, pour moi, c'est ce qu'il faut apprendre. Mon nom est fait là-dessus. Quand ils s'en vont en deuxième, ils lisent couramment.

J’envoie des petites étiquettes à apprendre globalement. Les parents pensent que les enfants lisent par coeur. Je leur dis d'attendre et de laisser faire. Les enfants commencent à lire globalement. On ne défait plus les mots quand on lit. On ne niaise pas avec une, deux et trois lettres. Ils ont appris à parler comme ça, globalement, pas en disant : « b et a, ça fait ba ». Ils ont appris à parler de cette façon, alors c'est tout naturel d'apprendre à lire comme ça.

6- L'enseignante présente un autre cas d'élève où elle a opté pour le redoublement et dont l'issue fut moins heureuse

Il y a à peu près cinq ou six ans, la même chose est arrivée avec un autre enfant, John. Il n'était vraiment pas prêt à faire sa première année. On aurait dit que sa maternelle n'était pas faite. J'appelle ça des « enfants foetus ». Ils arrivent, ils ont encore la petite bouche prête à têter. J'ai connu des « enfants foetus » qui s'ouvraient pendant l'année et qui réussissaient leur première année. Mais John, c'était vraiment intérieur. Il était replié sur lui-même. Il n'était pas prêt à la vie de groupe. J'ai eu Marion, sa grande soeur, deux années auparavant et elle a réussi facilement. Les parents investissent beaucoup auprès des enfants, des petits parents parfaits. Ils les inscrivent à tous les cours possibles. Marion évolue bien là-dedans. John ne répond pas à ce modèle-là. Le père, dans ce cas-ci, est très présent et il a beaucoup d'attentes. Il a tout transposé ses rêves de hockey sur son fils qui est écrasé. Ce n'est peut-être pas par hasard qu'il se renferme. C'est peut-être sa façon de réagir aux attentes.

Il faut que je dise à ces parents que leur enfant n'a pas encore ce qu'il faut pour passer en deuxième année. Il n'a pas l'ouverture, il n'a pas la disponibilité ; il est trop renfermé, il n'est pas accessible. Il n'a pas beaucoup d'amis, peut-être un. Même dehors, il ne jouait pas beaucoup. Si on allait le chercher, il se retirait. Il ne prend pas sa place dans le groupe. Quand on travaille tout seul avec lui, il faut aussi aller le chercher. Il n'est intéressé ni par la lecture ni par l'écriture. Il n'est pas rendu là. En septembre, octobre, je laisse le temps aux élèves de se placer. Le bulletin n'est pas très significatif, c'est une période d'adaptation. En janvier, par exemple, je me fais une bonne idée et je leur dis : « John, dans le moment, a beaucoup de retard sur nos objectifs de première année et il a de l'orthopédagogie en plus. » L'orthopédagogue est du même avis que moi. John n'a pas ce qu'il faut. Mais les parents ne le croient pas.

Il a l'orthopédagogue et je le garde après l'école pour travailler seule avec lui, car pendant la classe, je ne peux pas le stimuler autant. Je ne peux pas gérer tout ça en classe. L'orthopédagogue n'est là que deux périodes par semaine et il n'était pas là juste pour John. Je le garde pour le faire lire, pour qu'il fasse un petit bout, pour qu'il soit ouvert à l'apprentissage à la fin de l'année. Je n'ai pas gardé Martial après l'école parce qu'il travaillait quand même trois heures en arrivant à la maison. Après les bulletins, au début de février, on repart la troisième étape. C'est à partir de ce moment-là que je garde les enfants après la classe, avec l'accord des parents, parce qu'ils viennent les chercher à 16h00. Je leur donne du temps, la chance de se prouver ce qu'ils veulent. Quand tu décides de garder un enfant après l'école, les parents sont contents, mais en même temps, je leur donne l'espoir que j'ai espoir. J'ai espoir, mais je ne suis pas limitée à ça. J'ai espoir, mais en même temps j'accepte la possibilité qu'il ne se reprenne pas. Pendant quelque temps, John me demande de faire autre chose, dessiner par exemple. Je le laisse faire. J'en profite pour faire une stimulation d'écriture, pour le rejoindre où il est, pour lui faire faire un bout d'apprentissage :

« Écris-moi ton nom au complet dessus. À qui veux-tu le donner ?

- À maman.
- Écris : À maman. »

À la fin de l'année, je recommande que John reprenne son année. La mère et le père réagissent vivement : « On va lui faire suivre des cours avec des professeurs privés qui vont venir à la maison. On va payer. » Je leur dis qu'ils peuvent bien payer, mais ce n'est pas ce dont John a besoin. Il a besoin d'être reconnu. Il suivait des cours de patin et de hockey dans ce temps-là. Je suis allée à l'aréna, par hasard, pour un neveu que je gardais et il était dans le même groupe que John. C'est pareil au cours de hockey. Il est écrasé par papa qui est sur le bord de la bande. « Envoie John. Envoie. Patine. Lève-toi debout John. Patine. » C'est papa qui veut. Ce sont les rêves de papa. Selon le père, il ne met pas de pression. C'est moi qui n'en demande pas assez. Si je lui en demandais plus, il en donnerait plus. Je ne réponds pas. Je le sais que je lui en demande beaucoup parce qu'il n'est même pas présent en classe mentalement.

Ils sont revenus me voir. Je n'ai pas changé mon jugement. Ils sont allés voir la directrice qui me les a retournés. Ils ne sont pas revenus. Ils réagissent, mais pas aussi vivement que la mère de Martial parce qu'ils ont une alternative. Ils sont allés l'inscrire dans une autre école, toujours menacée de fermeture, toujours à la limite d'avoir son monde, et où la condition pour l'inscrire était qu'il soit classé en deuxième année. Ils souhaitaient inscrire les deux enfants, ce qui est intéressant pour cette école dont la directrice faisait beaucoup d'efforts pour avoir du monde en offrant des transferts, des activités. En septembre, John était inscrit en deuxième année, à la petite école. Ça m'a touchée qu'il soit classé en deuxième année. Je me suis peut-être trompée. Je ne sais pas. Quand j'ai pris ma décision, ma motivation était bonne, je pensais à John. J'étais professionnelle, quand j'ai donné mon jugement. Je ne pouvais pas prendre une autre décision. Je me suis peut-être trompée, mais avec une bonne intention, en toute bonne foi. Si c'était à refaire, ce serait la même chose. La directrice de cette école-là avait accordé à John beaucoup de périodes d'orthopédagogie. Ce n'est rien contre moi, c'est pour son école. Elle a agi correctement. Les parents ont agi correctement et j'ai agi correctement. Maintenant, c'est à la grâce de Dieu.

Malgré des périodes supplémentaires en orthopédagogie pendant toute sa deuxième année, John ne la réussit pas. Il commence même à adopter des troubles de comportement. En troisième année, il avait deux ans de retard. Il avait doublé sa deuxième, il aurait fallu qu'il double sa troisième et qu'il soit transféré dans une classe à effectifs réduits pour troubles de comportement. Je n'ai pas la science infuse et je ne l'ai pas fait pour lui épargner ça. Je l'ai fait parce que, dans le moment, je croyais que c'était la meilleure chose pour lui. Ce n'est pas sûr que ça aurait pu être épargné quand même. Je ne sais ce qui fait que de zéro à six ans Martial s'acceptait et que John n'y est pas arrivé. Probablement qu'il a toujours eu beaucoup d'attentes dans tout. John a probablement vécu beaucoup d'échecs de zéro à six ans. Pour eux, John n'était bon en rien. Ce n'est pas vrai, il était bon en dessin, mais ce n'était pas important pour eux. Je disais : « Il est bon en dessin, avez-vous vu le beau dessin qu'il vous a apporté la semaine passée ? » Mais ils sont déçus parce qu'ils savent que pendant qu'il fait des dessins, il ne fait pas autre chose. On ne peut pas blâmer personne. Mais il ne respirait pas, cet enfant-là. Il faudrait que les parents fassent un travail personnel. C'est leur façon de l'aimer. Ce sont souvent des personnes qui s'en demandent beaucoup à elles-mêmes.

Je ne les ai jamais revus, mais j'ai eu des nouvelles par l'orthopédagogue qui m'a annoncé finalement que John était en classe spéciale. J'ai eu de la peine. C'était un enfant fin et doux. Je ne comprends pas qu'il ait été retiré. Peut-être qu'il n'avait pas la personnalité pour se rebeller contre ses parents. Peut-être qu'il va le faire ou bien il va se refermer tout le temps. Probablement que Martial, contrairement à John, devait se dire : « Je ne suis pas bon là-dedans, mais je suis bon dans d'autres choses. » C'est peut-être ce qui l'a sauvé.

7- L'enseignante expose sa conception de l'apprentissage et des conditions propices à son bon déroulement

Je pense qu'un enfant qui a une nourriture intellectuelle de base à la maison, qui a un peu de vocabulaire, sans être dans un milieu très intellectuel, peut réussir à l'école. Tous les enfants apprennent à marcher, à parler, à être propre, à manger. Qu'ils soient dans un milieu très intellectuel ou pas, ils apprennent tout ça. S'ils ont appris ça, ils ont tout ce qu'il faut. Ils sont capables de gérer l'acte d'apprendre. Ils l'ont expérimenté de zéro à six ans. Ils ont appris à marcher de la même façon qu'ils vont apprendre à lire et ils ont appris à parler de la même façon, par observation. Tu ne dis pas à un enfant de six ans : « Écoute, concentre-toi, penses-y. » C'est quoi, penser, pour un enfant de six ans ? C'est s'arrêter, écouter, se servir de ses sens. C'est exactement ce qu'il a fait pour apprendre à aller à bicyclette. Je prends cet exemple-là parce que c'est souvent le dernier qu'ils ont vécu. Je demande aux enfants ce qu'ils ont fait pour apprendre la bicyclette à deux roues. Ils disent : « J'ai regardé un voisin ou mon père ou mon grand-père ou... » Après je leur demande de m'expliquer. « Est-ce qu'on a cherché dans sa tête ? Est-ce qu'on s'est questionné sur des façons plus faciles de le faire ? » « Oui, on se met dans une petite pente et on met les pédales en l'air. » Ce qu'ils ont fait pour aller à bicyclette, c'est la même chose en lecture et en écriture. Tous les sens entrent en ligne de compte. Je ne leur parle pas de stratégies. Je leur dis des façons, des facilités. Comme aujourd'hui, on avait le jeu à réviser et je leur demandais s'ils avaient des idées, des trucs à partager pour que ce soit plus facile à apprendre. On apprend en plus à partager. De zéro à six ans, personne n'a eu un enseignement systématique pour apprendre à parler et ils ont tous appris.