© Audet, G. (2006).

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TITRE: ON RESPECTE MAIS ON S'AFFIRME AUSSI

Vers le mois de mai, j'accueille toujours les nouveaux élèves qui viendront dans ma classe l'année d'après. Je fais cela pour qu'ils puissent me voir, pour qu'ils puissent voir le matériel et pour qu'ils puissent se voir entre eux. Cette famille-là, la famille de Sarah, je ne l'ai pas vue l'année dernière. Ils ne se sont pas présentés, ils n'étaient même pas sur ma liste. Alors la décision d'inscrire Sarah à la maternelle est probablement venue pendant l'été. Comme la maternelle n'est pas obligatoire, les parents auraient aussi pu décider de la garder à la maison, étant donné son handicap. Peut-être qu'il y a eu un déménagement, je n'ai pas été capable de le démêler avec les parents.

Donc, Sarah et sa famille se présentent le matin de la rentrée scolaire. Il m'est arrivé une famille très très angoissée, ne parlant pas français ou à peu près pas, parce que ce sont des Kurdes. Je n'ai pas vu la maman tout de suite. Papa était avec sa petite fille et Sarah ne quittait pas son père. Quand je lui parlais, elle se cachait derrière lui. Son père essayait de l'inciter, mais je voyais très bien que ça n'irait pas du tout. J'ai su par la suite que Sarah ne parle pas beaucoup, même dans sa langue. Ça fait partie de son handicap de développement. Au premier coup d'oeil, Sarah souffre de strabisme, elle a la bouche ouverte constamment et elle semble complètement perdue quand on lui parle. Elle est minuscule. Alors j'essayais de parler au père, Sarah pleurait. Elle ne voulait pas quitter son père et lui ne voulait pas quitter la classe. Ce fut très douloureux la première journée. Je me demandais bien ce qui m'arrivait dans ma classe...

Dès les premiers jours, j'ai essayé de lui faire faire des activités et je me rendais bien compte qu'elle n'était pas capable de rien faire. J'étais très inquiète de savoir ce que je pourrais faire avec cette enfant-là, d'autant plus que le papa ne voulait pas quitter la classe... Il restait là. J'ai essayé maintes fois. « Vous allez être obligé de quitter, vous allez être obligé de me laisser votre enfant sinon elle ne fera rien en classe », parce qu'elle se cachait derrière son père, elle était agrippée. Ce fut ainsi les trois premiers jours. J'essayais de sortir un peu le père et il ne voulait pas. Sarah, de son côté, faisait des crises épouvantables donc il fallait bien que j'accepte le père un peu dans la classe parce que j'avais d'autres enfants qui, eux aussi, commençaient la maternelle. Eux, ils voyaient ça et me demandaient : «Pourquoi son papa est là?» On a pris le temps d'expliquer: «On a vu qu'elle n'était pas pareille et je pense que pour elle c'est plus difficile.» On a expliqué ça avec des mots d'enfants. Cela a été bien accepté par les enfants.

À un moment donné, je me suis décidée et j'ai dit : « Là vous allez partir, c'est sûr que l'enfant va pleurer mais... » C'était difficile de s'expliquer avec lui. J'ai toujours soupçonné qu'il comprenait beaucoup plus ce que je lui disais que ce qu'il voulait me laisser croire. Ça faisait son affaire d'être là. Je peux le comprendre aussi parce qu'il n'était pas rassuré du tout et très angoissé de laisser sa fille parce qu'il ne l'avait jamais quittée. Aussi, à ce moment, ce qui m'intéressait de savoir c'était si la petite avait déjà été suivie. « Dites-moi, est-ce qu'elle a été suivie Sarah? » J'essayais de savoir ce qu'elle avait. « A-t-elle déjà été à la garderie? Est-ce que vous avez déjà fait passer des tests à votre enfant? » On ne veut pas blesser ces gens-là. « Est-ce qu'elle a eu une maladie? Est-elle née comme ça? » Tu mets tes gants blancs jusqu'aux épaules pour être capable de parler de ça. Finalement, tout ce que j'ai réussi à savoir pendant les premiers jours c'est « enfant pas régulière », pas régulière dans le sens n'ayant peut-être pas un développement intellectuel dit normal. C'est la seule information que j'ai réussi à avoir.

De toute façon, il fallait bien que j'accepte le père dans ma classe parce que je n'aurais jamais été capable de le sortir s'il ne m'avait pas vue en train d'agir avec l'ensemble du groupe. Même si la petite restait collée après lui, il me voyait agir avec les autres enfants. On faisait des comptines, on installait des choses et il me voyait. Probablement que c'est ce qui m'a aidée à l'inciter à sortir de la classe parce qu'à un moment donné je lui ai dit : « Vous allez être obligé de sortir de la classe. Vous ne pouvez pas rester ici, vous n'aidez pas votre enfant à faire la coupure et plus vous allez retarder cette coupure-là, plus elle va être difficile », parce que l'enfant, même si elle ne comprend pas beaucoup, elle se rend bien compte que son père est inquiet. Je n'aidais personne. Il fallait que je sorte le père de ma classe. Alors il est sorti, mais de peine et de misère. De plus, il faut dire que ces gens-là sont également des musulmans. Je sais que les musulmans sont très mal à l'aise quand ils ont à transiger avec une autre femme qui, elle, est peut-être en position d'autorité. Alors c'était encore plus difficile. C'était ma classe, mais lui c'était sa fille. Je l'ai écarté tout doucement et aussitôt qu'il passait le pas de la porte, il entendait sa fille hurler. Il faut penser que les autres enfants étaient là aussi. C'était difficile à vivre. « Qu'est-ce qu'elle a Sarah? » Il faut continuer de faire la classe aussi. Alors papa revenait et il s'assoyait. Finalement au bout de deux semaines, je l'ai écarté. Il a fini par sortir dehors, mais il allait se présenter à la fenêtre de ma classe. C'était l'enfer. Alors là, j'ai fini par lui dire : « À partir de demain, c'est terminé. Vous partez chez vous, je ne veux plus vous voir autour de l'école. » Il n'était pas content.

Donc, le lendemain, c'est madame qui est là. À partir de cette journée-là c'est la mère de Sarah qui vient. Le père fait faire ses messages par une grande cousine qui parle un peu français: « Papa n'est pas venu mais il a envoyé sa maman ». Qu'est-ce que je pouvais faire? Je n'étais pas pour la mettre dehors. J'avais peur de ce que le père aurait pu lui faire si je l'avais sortie. J'ai gardé la dame deux jours. Je me disais: « Je ne suis pas sortie du bois. Comment vais-je me sortir de ça? »

C'est à ce moment que j'ai parlé aux autres élèves kurdes de l'école. Je ne savais pas qu'elles appartenaient à cette famille-là avant. J'ai dit : « Écoutez les filles, vous allez m'aider. Papa entre ici tout le temps, je comprends qu'il aime sa petite fille et qu'ils sont inquiets. Vous avez vu comme moi qu'elle n'est pas une petite fille comme les autres, elle est différente. Vous allez m'aider. Il faut absolument qu'ils sortent de l'école sinon je ne pourrai jamais aider Sarah. S'ils ne m'aident pas, je ne la prends plus à l'école. » J'ai menacé. Probablement que le message s'est fait.

À un moment donné, les pleurs ont arrêté. Ça ne veut pas dire qu'elle faisait des choses en classe pour autant. Elle ne pleurait plus et les parents étaient sortis. On était à la fin octobre. Maintenant, on était à une autre étape. Il fallait savoir ce qu'était son besoin. On a décidé, la directrice et moi, que Caroline, une éducatrice spécialisée, commencerait à venir tout doucement en classe. Parce que quand Caroline entrait en classe, c'était l'enfer. Sarah la regardait et semblait dire : « Une étrangère, alerte rouge ». Alors Caroline venait, elle se mêlait à l'ensemble du groupe, allait voir un petit peu Sarah pour qu'elle s'habitue à la voir entrer dans la classe. Petit à petit, Caroline a été capable de l'apprivoiser et de commencer à travailler un petit peu en individuel avec elle. Au mois de décembre, elle était capable de la sortir un peu du local de classe. On s'est acharné pas mal. Et, à ce moment-là, la lune de miel a commencé avec papa et maman. J'ai eu des cadeaux, de la liqueur, des mets préparés, du pain, des bonbons. Probablement qu'ils avaient eu peur que je ne la garde pas.

Un peu avant les Fêtes, la psychologue a rencontré les parents et on a essayé d'avoir plus d'informations. Mais ce fut très très difficile. Il y avait comme une espèce de « loi du silence » autour du handicap de leur fille. Ils semblaient avoir peur. Je pense qu'ils avaient peur qu'on aille se faufiler dans leur famille parce qu'il est évident que la famille n'avait jamais eu de soutien à la maison. Maman fait encore manger Sarah à la cuillère, elle a encore un biberon et elle n'a jamais utilisé la toilette dans la classe. Quand on les questionne, ils répondent : « Pas comprendre français. » On n'a pas de réponses. En fait, ce que je voulais savoir c'est l'histoire de Sarah. Y a-t-il eu un accident? Est-ce que c'est familial? A-t-on déjà fait une évaluation intellectuelle de la petite pour tenter de la situer? Est-ce que les parents sont allés chercher de l'aide? D'un autre côté, on ne voulait pas trop insister parce qu'on avait peur que les parents décident de la retirer de l'école, étant donné que la maternelle n'est pas obligatoire. C'est pour ça qu'on a beaucoup toléré pour apprivoiser ces gens-là. On a fini par avoir les noms d'un médecin et d'un neuropsychiatre, mais rien de plus. Et puis, quelques jours avant la période des Fêtes, le père est arrivé avec un papier du gouvernement qui demandait une évaluation intellectuelle de l'enfant. C'est à ce moment que j'ai su que la famille recevait des prestations pour enfant handicapé.

On a eu des rencontres avec les différents intervenants de l'école. Ce qu'on voulait, c'était inciter monsieur à aller au CLSC et à demander de l'aide à la maison. C'est à ce niveau là qu'on aurait voulu qu'il y ait collaboration de la part des parents pour permettre une continuité école-maison des apprentissages. On a un petit peu de collaboration mais pas beaucoup. On a même pensé à faire une plainte à la Direction de la Protection de la Jeunesse pour négligence. Finalement, l'équipe a décidé de ne pas faire cette intervention. Est-ce qu'on aurait vraiment aidé la famille en agissant dans ce sens?

Là, on est rendu au mois de juin. La petite a été évaluée. On a proposé fortement au père de l'envoyer dans une école où ils accueillent des enfants handicapés. Les parents sont allés voir cette école et ils n'acceptent pas cette place-là. Ce qu'ils veulent, c'est qu'elle revienne ici, dans ma classe et avec son éducatrice. Je me sens un peu démunie face à cette situation-là mais je me sens bien aussi car on a bien travaillé avec cette famille-là. On a donné leur chance aux parents et à l'enfant. Je ne suis pas persuadée que la meilleure place pour Sarah l'an prochain est de nouveau dans ma classe. Je pense qu'elle a besoin d'autre chose. Moi j'ai donné ce que je pouvais cette année. Elle a donné ce qu'elle pouvait donner dans ma classe à l'heure actuelle. Elle a atteint la limite des services qu'on peut donner ici. Elle aurait besoin que ses parents changent énormément leur attitude envers elle et ils ne sont pas prêts à faire ça, pas encore. Je me sens très valorisée d'avoir pu faire faire un pas en avant à ces parents-là, très repliés dans leur petit milieu. Avoir été capable de faire progresser Sarah comme on l'a fait progresser cette année, moi, je suis très satisfaite de ça. Il faut trouver nos gloires quand elles passent, être capable de s'attribuer des grands succès là-dedans, être capable de se sentir bien.

Ce que je dirais à une stagiaire qui vit cette situation c'est que ce n'est pas une situation facile du tout. Je pense qu'il faut que tu t'entoures, que tu en parles. Moi, j'ai quand même assez d'expérience pour avoir été capable de dealer avec les premières journées, de me sentir quand même bien avec ça. Les premiers jours où l'enfant pleurait énormément, j'avais un groupe à assumer et à démarrer et j'avais d'autres cas aussi très difficiles. Mais, d'un autre côté, je ne pouvais pas faire entrer quelqu'un d'autre dans la classe. Je savais par expérience que je devais prendre en main seule ce groupe difficile et ne pas perdre ma crédibilité d'enseignante en faisant presque sentir aux élèves que j'étais dépassée par la situation. Mais ce n'est pas toujours possible de faire ça. Avant de « péter les plombs », il faut savoir demander de l'aide. Il faut savoir demander de l'aide et en parler beaucoup. C'est aussi important d'être capable de mettre nos « culottes de prof » quand c'est le temps, de dire: « C'est assez! », de s'affirmer dans notre rôle auprès de parents plus difficiles. Il y a des coutumes différentes, il faut être respectueux. Mais on a aussi notre façon de faire ici dans notre pays et, quand on y croit fermement, il ne faut pas avoir peur de s'affirmer dans nos croyances. On respecte mais on s'affirme aussi. Il ne faut pas être tolérant à un point tel que ce sont eux qui viennent prendre notre place. On la prend notre place!