© Audet, G. (2006).

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TITRE: LA LANGUE, MOYEN DE COMMUNICATION ET DE BIEN-ÊTRE

Je suis une enseignante de maternelle à la retraite. J'ai commencé ma carrière au Québec dans les classes d'accueil. En arrivant ici, j'ai fait une formation en français langue seconde et comme à ce moment il y avait un poste ouvert pour quelqu'un qui avait une qualification particulière en enseignement du français, j'ai eu le poste. J'ai fait ça pendant cinq ans. Une fois que les classes ont été fermées, je suis rentrée dans les maternelles régulières, parce qu'initialement, j'enseignais au préscolaire en France. Mes souvenirs les plus clairs sont ceux de mes dernières années d'enseignement... Je me souviens que, suivant les différents problèmes qui survenaient dans le monde, des enfants arrivaient dans nos classes. Les derniers en liste étaient les enfants qui arrivaient de Bosnie. Il y en avait vraiment de très gros groupes, mais il y avait aussi des enfants qui arrivaient de façon fortuite.

Entre autres, j'ai eu trois fois des enfants d'enseignants de différents pays du globe dont le père ou la mère venaient à l'Université. J'ai eu un petit Mexicain, une petite qui venait d'un pays d'Amérique du Sud hispanophone, je pense que c'était le Paraguay, et j'ai eu un petit Brésilien. Moi, de par ma naissance, je parle l'espagnol, ce qui fait que ces enfants-là, j'étais capable de les comprendre dans leur langue maternelle. Même si le petit garçon Brésilien parlait portugais, il y a quand même des similitudes dans la langue et on arrivait à se comprendre. Quand je repense à ces enfants-là, par rapport à l'intégration, l'adaptation, l'acquisition de la langue, ils ont un parcours différent des petits Bosniaques par exemple. Je me suis rendue compte que ces enfants-là dans le fond, quand je voyais qu'ils ne comprenaient pas et qu'ils étaient vraiment perdus, je leur expliquais en espagnol. C'est une chose dont j'ai discuté à chaque fois avec les parents. Je leur demandais s'ils étaient d'accord qu'à certains moments je parle aux enfants en espagnol ou si au contraire ils voulaient une rupture totale. Les parents des trois enfants m'ont répondu que c'était peut-être mieux, quand je voyais que l'enfant était trop perdu, que je lui parle en espagnol. Les autres enfants de la classe en étaient conscients, parce qu'ils savaient que je parlais espagnol. Ça ne dérangeait pas, même que c'était drôle parce que les enfants apprenaient certains mots en espagnol... Je trouvais que cette façon de fonctionner faisait un enfant qui était plus souriant, qui venait peut-être moins à reculons. Moins à reculons en tous cas que les petits Bosniaques, parce qu'avec eux, il n'y a pas de communication. Tu ne peux rien dire... Tu as beau lui faire un beau sourire, tendre la main et être bien engageant, il ne comprend pas tout de suite... Ça prend vraiment du temps pour fonctionner par imitation et ça peut être difficile pour l'enfant.

Je pense donc que ceux qui parlaient espagnol avaient comme un avantage. Si on regarde en bout de ligne au niveau de l'acquisition du français, je pense qu'ils arrivaient peut-être avec quelques semaines de différence à un résultat à peu près identique. Sauf que je trouve que ces enfants-là n'ont pas eu de souffrance. Je trouve que c'était facilitant, parce qu'aller à la maternelle, c'est aussi faire les activités. Pour eux c'était apprendre le français, mais c'était aussi suivre le mouvement qui se faisait dans la classe. Alors si au départ tu ne comprends pas forcément toutes les consignes et qu'il faut que tu attendes que ton voisin fasse quelque chose pour être capable de le faire, ce n'est pas très valorisant. Si je pense à ces trois enfants-là, si au départ ils savaient précisément ce qui était demandé, la consigne était intégrée de la même façon que pour les autres. Moi je trouvais que pour ces enfants-là, cela été à chaque fois quelque chose qui a facilité, qui a fait que l'enfant était plus épanoui. Parce qu'un enfant qui vient à l'école et qui a un petit visage fermé, ce n'est pas drôle. Donc, ceux à qui je parlais espagnol, je les sentais mieux, en meilleur état...

Mon petit Mexicain, qui s'appelait Pedro, était très très brillant. Alors lui ça fonctionnait très très vite. Aussitôt qu'il avait compris la consigne, il était dans ceux qui travaillaient le plus vite. Je trouve que c'était valorisant pour lui de réaliser qu'il était performant. La petite fille, elle, elle s'est beaucoup, beaucoup, beaucoup ennuyée. Elle s'est ennuyée de sa grand-mère, elle s'est ennuyée de la personne qui s'occupait d'elle quand elle était dans son pays... Elle s'ennuyait beaucoup et elle en parlait beaucoup. Alors cela a pris beaucoup de temps avant que cette petite fille-là finisse par être bien. Je pense que le fait de lui parler en espagnol atténuait cette peine. Mais il y avait un mal-être psychologique. Le fait de partir, ça été sûrement quelque chose de très dur pour cette petite fille-là... Donc déjà au départ, elle était déjà moins portée à aller vers les autres. Le petit Mexicain était porté à aller vers les autres enfants, très souriant, très avenant. Cette petite fille-là, non. Elle venait plus vers moi. C'était plus le besoin de sentir que je le comprenais... verbalement.

Le petit garçon qui venait du Brésil, lui, il avait des problèmes. Il s'appelait Carlos. Il était très jeune pour son âge. C'était un enfant qui, dans son milieu d'origine, avait je ne sais combien de bonnes pour le servir. Alors il ne s'habillait pas, il ne se chaussait pas. Quand il finissait sa collation, tout restait là... On voyait que c'était un enfant qui était vraiment servi et, à la limite, avec un retard en termes de maturité et tout ce que ça implique : autonomie, compréhension, intérêt des choses. J'essayais de l'aider au niveau verbal, donc peut-être que cela a été moins pire que ce que ça aurait pu être si je n'avais pas pu le faire... Il avait un problème d'image car c'est un petit garçon qui était rond, très très rond. C'est sûr, il ne faisait rien. Sa mère arrivait, elle le déshabillait, le rhabillait... Et elle était bien consciente de cela... C'est elle qui m'a dit qu'à la maison il ne faisait rien : les bonnes se précipitaient. Tranquillement, il s'y est mis, mais ça a pris plus qu'un an. J'essayais de l'inciter, de le motiver, de le pousser... et de ne pas faire les choses à sa place. Et puis, il le faisait. Quand il essuyait sa place après sa collation, c'était effrayant. Il fallait repasser... Mais c'est parce qu'il ne savait pas. C'était un enfant très lent, mais au départ, l'exigence était la même, c'est-à-dire que je lui demandais la même chose que ce que je demandais aux autres. C'est sûr que je n'obtenais pas la même chose, mais de n'importe quel autre enfant, on n'obtient jamais la même qualité de réaction. Lui, il partait de loin.

Aussi, par rapport aux autres, c'était plus problématique que les autres enfants dont j'ai parlé. Il allait peu vers les autres et les autres allaient peu vers lui, même si je les incitais. Moi, j'ai toujours tout fait pour éviter qu'il y ait le rejet d'un enfant dans ma classe. C'est une chose à laquelle il faut remédier. On ne laisse pas qu'un enfant soit marginalisé. Lui, déjà par son apparence physique, il était déjà mis de côté et le fait qu'il soit très brouillon ne l'aidait pas non plus. Il y a des enfants que ça dérange qu'un autre enfant qui mange en ait partout et qu'il ne ramasse pas... Les enfants le voient et ils sont critiques très très vite. Moi je disais : « Mais regarde il ne comprend pas tout ce qu'on dit... Tu peux l'aider... », tous les trucs qu'on emploie pour qu'il continue de faire sa place et qu'il essaie de la faire par lui-même. J'essayais de le faire évoluer au maximum parce que j'ai toujours considéré que la maternelle était la base d'une pyramide. Si la base n'est pas solide, la pyramide ne tient pas le coup. J'ai donc tout fait pour que son lien par rapport à l'école soit agréable...

J'ai rarement vu le père de cet enfant. Par contre, avec la mère c'était différent. Elle était elle-même très isolée, très perdue. Alors quand elle a su que j'étais capable de la comprendre même si elle me parlait en portugais, ça a créé un lien particulier. Elle venait tous les jours et si je ne lui disais pas que je devais partir, je pouvais parler avec elle pratiquement à tous les jours. J'étais un peu comme une béquille, la personne à qui elle parlait et qui la comprenait. Je me suis un petit peu occupé de l'aider elle aussi. Entre autres, j'avais appelé la bibliothèque pour lui trouver une méthode portugais-français... Cette relation a fait que les échanges par rapport à ses enfants étaient favorisés parce que je pouvais lui faire voir les choses, lui dire. Elle, elle a essayé de motiver Carlos. On travaillait de concert.

Les petits Bosniaques, ça été très différent. C'est mon interprétation des choses, mais je dirais que ce sont des gens qui n'avaient pas choisi de venir ici. C'est la guerre qui les a forcé à partir et on sentait les gens plus meurtris. Ils vivaient plusieurs choses au niveau de leur propre survie, ce sont donc des parents qui avaient peut-être moins de dispositions au départ à s'intégrer, alors que les parents des enfants dont je viens de parler sont des gens qui avaient choisi de venir et qui appartenaient à un certain milieu socio-culturel. Le fait d'être ici correspondait à un choix, à un enrichissement. Il y avait une motivation, tandis que ceux qui arrivaient de Bosnie, on sentait que les gens n'avaient pas la même disponibilité. Les parents n'avaient pas la même disponibilité. Déjà pour rencontrer les parents au moment des bulletins, il fallait un interprète.

Dans la quantité, j'ai eu entre autres un petit garçon qui avait vraiment des problèmes, des problèmes de comportement, des problèmes d'attitude... Un enfant très agressif, qui cassait tout et qui dérangeait. En plus, je dirais qu'il avait des retards en termes d'intérêt... Il ne savait pas dessiner. Moi je me questionnais : « Est-ce que c'est parce qu'il ne comprend pas du tout? Est-ce que le fait d'agir par imitation ne l'inspire pas? Ou bien est-ce que c'est vraiment un enfant qui a des retards? »... Alors quand on rencontre les parents et qu'on leur dit que ça va plus ou moins bien, on apprend que ces enfants-là n'ont, à la limite, jamais tenu un crayon au cours des mois où ils sont restés dans les camps. Cet enfant, avec tous les problèmes qu'il avait, j'ai trouvé cela difficile quand j'ai eu à voir les parents. Quand les parents viennent me rencontrer et qu'ils viennent avec un interprète, pour se faire dire des choses qui ne sont pas très positives, c'est quelque chose qui est encore plus difficile que de le dire à un parent face à face. C'est plus difficile parce qu'il faut choisir ses mots, étant donné que c'est un interprète qui va leur redire dans la langue. Donc il faut choisir ses mots et faire attention de ne blesser personne au passage car on n'a pas à blesser les parents. C'est un état de fait et ça ne met pas en cause le parent. Il faut faire attention à ce qu'on dit. L'interprète prend vos paroles, il les retransforme, il les redit, mais il retransforme dans l'autre sens la réponse des parents. Ça j'ai trouvé ça très difficile dans le cas de ce petit garçon-là. Parce qu'il faut dire la vérité; il faut dire les choses telles qu'elles sont. « Moi j'ai constaté que... », « Je vois que... », « J'anticipe des problèmes... » Il faut le dire parce qu'autrement les parents vont dire que ça allait très bien en maternelle. C'est la façon de le dire qui importe. Les petits enfants étrangers, il faut faire attention parce qu'on ne sait pas forcément ce que sera la réaction des parents. Il faut protéger et il faut quand même dire si ça va ou si ça ne va pas. Des fois, c'était presque de l'autocensure...

Mais c'est la même chose avec les enfants d'ici... Quand tu remplis les bulletins à la fin de l'étape, si tu veux écrire quelque chose qui a du sens, il ne faut pas trop l'enrober. Parce que si tu enrobes et tu enrobes, ça passe. Je veux bien croire que si on écrit quelque chose de négatif, il faille écrire quelque chose de positif. Je suis d'accord; il n'y a pas que du négatif dans une personne, mais si tu enrobes tellement ce que tu considères à améliorer, ça ne change pas. C'est une arme à double tranchant, et si on est trop direct, on se fait taxer de négatif. Il faut toujours être très positif, mais la vérité, c'est la vérité. Alors il faut l'écrire en gardant le sens qu'on veut lui donner, sans être trop « bête », mais sans trop l'envelopper non plus. Ça devenait des exercices d'écriture... J'avoue que les dernières années je trouvais ça très difficile. Mais il faut l'écrire. Et, de toute façon, même quand on pense qu'on a écrit clairement ce qu'on en pense, le parent, en bout de ligne, il en fait ce qu'il veut. Il ne faut pas se leurrer non plus, on ne change pas tout.

Je ne sais pas ce qu'est devenu cet enfant, mais à la fin de la maternelle, son français était encore assez élémentaire. Ce n'est pas facile et en plus, je ne pouvais pas dire un mot dans sa langue... Dans le fond, avec les petits enfants avec qui je parlais l'espagnol, c'est comme si on faisait chacun un bout de route, l'un face à l'autre, pour finir par se rejoindre. Tandis que le petit Bosniaque, il faut qu'il le fasse tout seul son bout de route pour arriver au français. Et puis c'est la langue qui aide à s'intégrer, à fonctionner... Ça passe nécessairement par la langue...