© Audet, G. (2006).

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TITRE: NE PAS PARTIR AVEC SES PRÉJUGÉS

C'était la première fois que j'avais un enfant kurde dans ma classe. D'ailleurs il a fallu que j'aille voir dans le dictionnaire pour savoir d'où il venait vraiment. Quand il est arrivé, Anton ne parlait pas français, sa mère non plus et son père un petit peu. C'est le père qui venait à l'école pendant l'année. Au début cependant, les parents sont venus ensemble et c'est à ce moment qu'on s'est aperçu que la femme ne pouvait pas parler beaucoup, que c'était le père qui décidait tout le temps.

Quand Anton est arrivé dans la classe, j'ai dit aux enfants: « Aujourd'hui on va le laisser faire ce qu'il veut. » Il voulait aller toucher à tout... C'est quelque chose que je fais tout le temps quand un enfant non-francophone arrive dans ma classe. Je leur permets beaucoup plus facilement d'aller vers tous les jeux. Si c'est des enfants allophones qui ont des frères et des soeurs qui sont venus dans l'école et qui parlent déjà français, je leur demande de venir. Avec Anton, j'envoyais même un enfant le parrainer. Souvent, ce que je disais aux enfants, c'est: « Regarde il veut aller jouer là, c'est « plate » pour lui d'aller jouer là tout seul. Va jouer avec lui un petit peu pour lui montrer les jeux, dis-lui ce que c'est. » Les enfants l'aidaient. Ils lui disaient des mots en français.

Au début, ça allait bien avec les autres enfants. En fait, les trois premiers mois, Anton faisait ce qu'il voulait dans la classe, sans trop nuire. La seule chose qui dérangeait c'est que les autres enfants me demandaient : « Pourquoi il ne fait pas comme nous? » C'était facile d'expliquer ça aux enfants: « C'est parce qu'il ne parle pas français. » Anton plaisait beaucoup aux enfants. Ils voulaient tous être son ami. Je ne sais pas pourquoi, dans le fond. Peut-être parce qu'il se permettait de dire non et que moi, je n'avais pas le choix de le laisser faire parce que je ne comprenais pas. Peut-être qu'ils le trouvaient chanceux de pouvoir mener un peu parce que Anton, quand je lui proposais une activité, il disait : « Non, non. » Il ne voulait pas faire les activités qui demandaient des efforts.

En fait, c'est plus avec moi que ça n'allait pas. Après deux semaines, quand j'ai vu qu'il voulait mener un peu, je me suis dit: « Ça va faire, tu ne viendras pas mener ici. » Je n'ai vraiment pas eu une attitude de pédagogue. Il a fallu que je me dise: « Voyons, là tu as un problème. C'est toi qui as un problème! » J'étais prête à l'aimer Anton, sauf que quand il me disait non, il le faisait quasiment en voulant dire : « Toi, tu es seulement une fille, si tu penses que tu vas me faire faire ce que tu veux. » Est-ce que c'est parce que je suis une femme ou tout simplement parce que c'est un enfant gâté qui décide de faire ce qu'il veut? C'était difficile au départ, je voulais en arriver à ce qu'il fasse des activités et qu'il arrête de dire : « Non, non, non. » Je cherchais pourquoi il ne voulait pas travailler. Je ne voulais pas le prendre en grippe, mais on aurait dit que c'est moi qui fatiguais. Je le prenais mal quand il disait non. J'avais l'impression que c'était parce que j'étais une femme et qu'il avait l'air de dire que ce n'était pas moi qui menait. J'avais peut-être été influencée par tout ce qu'on entend à la télévision et ce qu'on lit dans les livres à propos des musulmans...

Cette situation me tracassait beaucoup, j'y pensais continuellement. J'ai eu peur de ne pas être capable de passer par-dessus. J'ai eu peur de prendre l'enfant en aversion. C'est facile de prendre un enfant en aversion. Je me suis dit: « Attention, c'est du racisme ton affaire. Ce n'est pas l'enfant, c'est du racisme! » C'est là que je me suis aperçue que c'était du racisme parce que l'enfant me plaisait. Alors j'ai travaillé sur moi... J'ai tout simplement réfléchi à mon affaire et j'ai essayé de voir si c'était vrai qu'il n'était pas capable d'écouter les femmes. Je l'observais beaucoup.

Ça m'a pris quelques mois. J'ai eu beaucoup de difficulté, il a fallu que je me contrôle, que je me dise: « C'est un enfant comme les autres, il a été dans des camps de réfugiés, il faut que tu sois souple. Il faut que tu sois souple avec lui. » Par contre, à un moment donné j'ai été tellement souple qu'il faisait ce qu'il voulait. Là je me disais: « Ça ne marche pas non plus. » Je l'ai laissé pas mal faire ce qu'il voulait parce qu'il ne dérangeait pas les autres enfants.

Son attitude de toujours dire non me dérangeait aussi en tant qu'enseignante. Je me disais : « Il ne peut pas toujours dire non, il n'apprendra pas. » Donc, à un moment donné, j'ai dit: « Là, Anton, tu apprends à parler français un petit peu. On va se comprendre. » Je n'ai pas de vraie formation, alors je ne sais pas trop comment m'y prendre, mais ça vient. Septembre-octobre-novembre on y allait par gestes, avec des petits mots ici et là. En octobre, souvent je lui faisais une phrase beaucoup plus simple et j'exigeais qu'il me dise bonjour. Je lui ai demandé comment on le disait dans sa langue et, nous, les enfants et moi, on le disait aussi dans sa langue. C'est un petit truc que je fais régulièrement maintenant parce que ça aide les enfants à ne pas être gênés quand ils parlent notre langue. Là, il était rendu à dire à peu près ce qu'il savait en français. Je savais qu'il était capable.

Aussi, quand il me disait : « Non, non, non », je disais : « Tu vas dire oui, je le fais. » Je ne l'obligeais pas à travailler à des activités qui étaient trop difficiles, qui demandaient trop de connaissances, des activités où il fallait que je donne beaucoup de consignes. Je voulais voir de quoi il était capable. Alors je suis arrivée à le faire travailler comme ça. Il s'est habitué tranquillement. Je ne sais pas comment j'ai réussi à faire ça, mais ça allait mieux. Je me suis aperçue que ce n'était pas le petit lui-même qui m'ennuyait. Je me rendais compte que, vraiment, ce qui m'avait ennuyée c'était de savoir que le papa menait à la maison et j'avais pensé que le petit voulait peut-être mener comme ça. Et puis ça m'est parti, après quelques mois.

Depuis cette expérience, j'essaie de ne pas partir avec mes préjugés. C'est avec l'enfant que je travaille. C'est ce qui m'importe. Est-ce qu'il va bien? Peu importe comment ça se passe chez lui, comment ils vivent... Aussi, je ne suis jamais paniquée. Je n'enseigne pas aux premières années. Je n'ai pas dans la tête qu'il faut qu'ils réussissent leur année. Mon objectif c'est qu'ils s'adaptent. Il ne faut pas leur donner trop d'attention, il faut les mettre au même rang que les autres, mais en n'oubliant pas leurs différences, en n'oubliant pas qu'ils ne savent pas bien parler français comme nous et qu'ils n'ont pas les mêmes coutumes.