© Audet, G. (2006).

Version imprimable:

TITRE: LA MATERNELLE, UN MONDE À DÉCOUVRIR

Il y a maintenant dix ans que j'enseigne. J'ai toujours été à la même école, une école où il y a seulement des classes de maternelle. Les quatre premières années, j'étais en éducation physique et j'ai changé de champ. Depuis maintenant cinq ans, j'enseigne en maternelle. J'ai une classe de maternelle cinq ans, dans un quartier d'immigrants. Tous les immigrants qui arrivent à Montréal arrivent ici, alors c'est multiculturel et 100% allophone. C'est ce qui fait qu'il n'y a pas vraiment de « gangs » à l'école... Ils sont tellement diversifiés qu'ils ne peuvent même pas se regrouper. Il y a aussi moins de violence que dans d'autres écoles. Il n'y a pas, par exemple, des Haïtiens et des blancs, comme dans certaines écoles secondaires. Ils sont tellement peu nombreux dans chaque ethnie, que la violence n'est pas autant accentuée que dans d'autres endroits où c'est vraiment marqué : des blancs et des noirs, des blancs et des asiatiques... C'est bien trop mélangé. Ils peuvent se regrouper deux ou trois ensemble mais ça ne fera pas de clans ou de « gangs ». C'est sûr qu'il peut y avoir quelques hispanophones ensemble, quelques Haïtiens ensemble, quelques Turcs ensemble, mais ils ne peuvent pas être cinquante contre cinquante.

Les enfants jouent tous ensemble, et des fois, ils aiment parler dans leur langue. Ils vont se regrouper pour parler. Mais pour jouer, ils sont tous ensemble. Le français, c'est important à l'école, sauf qu'ils ne peuvent pas tout le temps parler français. C'est difficile pour eux, surtout au début de l'année, alors ils vont se regrouper pour la communication. Habituellement, ça ne me dérange pas qu'ils parlent dans leur langue. Si on va jouer dehors et qu'ils jouent dans le sable en parlant dans leur langue, je les laisse faire. Si c'est deux enfants qui parlent toujours dans leur langue quand ils sont ensemble, là, je vais dire non. Aussi, si je sais qu'ils sont capables de parler en français, je vais leur demander de le faire. Par contre, si je vois qu'ils ont de la difficulté et qu'ils ont écouté une activité complète qui leur a demandé beaucoup d'attention, je vais les laisser. En fait, ça dépend du moment et de l'ampleur que cela prend...

Le quartier est aussi un quartier très défavorisé, un des plus défavorisé au Canada. Les familles sont nombreuses et le quartier est très très dense de population. Souvent, les parents ne se trouvent pas d'emploi quand ils arrivent et ils peuvent habiter sept dans un 4 _, ce n'est pas rare. De l'extérieur, ça ne paraît pas, mais c'est quand on entre dans les maisons qu'on est en mesure de voir toute la pauvreté. Il y a plusieurs familles où c'est la mère qui s'occupe des enfants. Les pères travaillent et ils apprennent l'anglais. Ils se débrouillent... Les mères ne parlent pas français, ni anglais, seulement leur langue d'origine, et elles ne sont pas capables de sortir de la maison. Elles peuvent se débrouiller avec leur communauté, mais pas plus. Elles viennent à l'école et elles ne peuvent pas communiquer. Elles se trouvent un interprète, souvent une personne de leur communauté qui peut traduire...

Ici, les parents nous font vraiment confiance et les enfants sont très respectueux. Ce n'est peut-être pas la même chose à la maison, où ils ont peu de restrictions et d'encadrement. Ces enfants-là, quand ils arrivent à l'école et que c'est très encadré, c'est comme le jour et la nuit avec la maison. Ils sont surpris, donc ils sont un petit peu pris au dépourvu. Les enfants aiment ça être encadrés. Ils se sentent mieux quand c'est structuré que quand c'est « le bordel ». Ils sont capables de vivre dans le bordel, mais ça les sécurise quand ils savent quoi faire, quand il y a une routine. Souvent, l'école est le premier contact qu'ils ont avec l'extérieur. Il y a beaucoup d'enfants qui ne sont jamais sortis de chez eux. Il y en a quelques uns qui ont fréquenté la garderie, mais pas tous. Ce ne sont pas des enfants qui vont jouer dehors, alors ils ont peu de contacts avec le voisinage. Ils ont des contacts avec leurs familles, mais ça se restreint à cela. Les parents ne parlent pas beaucoup à leurs enfants. Ils sont peu stimulés, mais je ne sais pas si c'est dû à la culture ou à cause de la pauvreté. Des fois je me dis que dans leur pays, c'est moins développé qu'ici et que peut-être qu'ils n'ont pas de jouets, qu'ils n'en ont pas besoin là-bas. En même temps, quand ils arrivent ici et qu'ils sont plusieurs dans un 3_ , ils n'ont pas trop la place pour les jouets. Quoi qu'il en soit, dans la classe, ça fait des enfants qui sont émerveillés avec tout. N'importe quoi les émerveille; des ciseaux, de la colle, de la pâte à modeler...

Cette année, j'ai une classe assez difficile. Il y a une certaine discipline à faire, mais les enfants sont moins « poqués » que dans les milieux défavorisés québécois. Ils vivent une certaine violence quelquefois, mais ce n'est pas toutes les cultures. Il y a des cultures où c'est permis de frapper les enfants. Mais des Québécois « poqués », ils ont vu leurs parents qui avaient trop bu, ils ont été battus, ils se sont fait « crier après »... Ici, les parents ne travaillent peut-être pas, le papa travaille souvent de nuit, il ne voit pas ses enfants. La maman reste tout le temps à la maison, elle s'occupe juste des enfants, du lavage, du ménage... Les enfants sont assis devant la télévision et ils ne font rien. C'est des enfants qui sont peu stimulés, mais il y a quand même quelque chose qu'on peut faire...

Ce quartier, il fait peur à beaucoup de gens. On dit que le quartier est difficile, que c'est dur, que les enfants sont « énervés », excités, qu'ils n'écoutent pas. Je ne sais pas pourquoi les gens ont si peur que ça du quartier et de l'école. Ce n'est pas comme ça. En tous cas, je ne le vis pas comme ça. Les gens ne sont pas habitués de ne pas voir de Québécois. Ici, il y en a zéro, zéro blanc Québécois pur laine. Si tu n'as jamais connu ça, souvent ça fait peur l'inconnu. Il faut que tu le vives...

Moi je n'ai pas choisi de venir ici, ça s'est fait un peu par hasard. Quelqu'un m'avait dit qu'il y avait un poste en éducation physique qui était offert, mais que personne ne le voulait à cause de la réputation du milieu. J'ai pris le contrat et j'ai vraiment aimé ça, alors j'ai continué. En fait, je ne savais pas trop dans quoi je m'embarquais. Je travaillais, c'était le principal. J'avais eu des professeurs assez signifiants à l'université qui m'avaient vraiment donné l'assurance de comment agir avec les enfants, peu importe l'enfant. Ça m'a vraiment bien outillé, donc je n'avais pas vraiment peur. C'est peut-être à cause de la discipline installée, je ne sais pas. Peut-être parce que je suis au préscolaire aussi. Mais j'ai fait beaucoup de suppléance à l'école avant et je n'avais pas de misère. J'aimais ça et les enfants me respectaient. J'étais capable d'imposer ma discipline et ensuite d'avoir un certain respect pour pouvoir faire des choses, même si j'étais un suppléant. Aussi, l'équipe-école était « le fun ». Les enseignants qui sont ici et qui restent sont des enseignants qui sont vraiment engagés, et je me suis bien intégré.

Pour moi, enseigner ici, c'est comme un voyage tout au long de l'année. J'apprends plein de choses des enfants. Ils sont tous beaux. Tu les regardes et ils sont tous adorables. Leurs différentes cultures se manifestent souvent dans leur habillement et dans la façon dont ils vont te regarder. Il y en a qui ne te regardent pas, il y en a qui ne parlent jamais. Peut-être qu'à la maison, ils ne parlent pas non plus. Dans certaines cultures, certaines religions, ce n'est pas important de parler aux enfants pour les parents. Ce n'est pas ça qui est important. Je ne sais pas trop, on dirait qu'ils pensent que les enfants vont apprendre à parler quand ils vont être rendus là. Ils ne parlent pas, ils ne posent pas de questions à leurs enfants. Alors quand les enfants arrivent dans la classe, ils ne sont pas habitués de parler, ni de se faire poser des questions. Ça, je le vois beaucoup. Quand cela arrive, je vais les chercher quand même, je les incite à parler. Si je vois qu'ils sont mal à l'aise et qu'ils vont se refermer, je vais y aller plus doucement. Mais les enfants qui réagissent bien, je vais continuer.

En enseignant ici, dans ce quartier multiculturel et défavorisé, on dirait que j'ai l'impression d'être plus profitable pour eux. Je commence à la base : le vocabulaire, comment parler, comment faire une phrase, comment faire des demandes, respecter les consignes... J'ai l'impression d'être plus signifiant pour eux, plus utile. Tout le monde est utile, mais moi c'est ce que je ressens avec eux. Ils font juste un petit pas de rien et je suis tout content. Mes attentes sont différentes aussi. Comme tout le monde, je vais au rythme des enfants, mais ici le rythme est différent. Je ne sais pas comment c'est dans d'autres milieux. J'ai commencé ici et je suis encore ici. J'entends souvent d'autres personnes parler des enfants-rois, qui veulent tout avoir, qui ne sont jamais satisfaits et à qui il faut toujours en donner plus. Ça me fatiguerait. Moi, je prépare mes activités, je vais les passer et je suis pas mal certain qu'en mettant un peu de vie, les enfants vont embarquer et qu'ils seront contents. En plus, à la fin de la journée, ils auront appris quelque chose. Bien des gens pensent que c'est plus dur d'enseigner dans un milieu comme le mien, mais moi je ne pense pas. C'est différent. Ces enfants-là, ils restent toujours dans leur appartement. Ils ne sortent pas la fin de semaine. Quand ils arrivent à l'école, ils sont contents. Ils sortent de leur quotidien de la maison et ils ont plein de choses à dire. Quand tu n'as jamais rien vu, rien connu, c'est facile d'être émerveillé par n'importe quoi...

Si j'étais dans un milieu francophone, je ferais sûrement les choses différemment. Là, je fais beaucoup beaucoup d'activités de communication. Il faut qu'ils apprennent la base du français et comment communiquer adéquatement. Ça, j'en ferais sûrement moins dans un milieu francophone. Je ferais peut-être plus de sciences, plus de mathématiques... Mais là, le français, les sons, les outils de communication, les habiletés sociales, j'en fais beaucoup. J'essaie de les faire parler, de les faire réfléchir un peu...

La première situation que je vais raconter s'est déroulée il y a deux ans. C'était un petit garçon qui avait redoublé sa maternelle. Il s'appelait Maurice. Il était Pakistanais, je pense. Il y avait cinq enfants dans la famille et il était le troisième; le père était peu présent. C'était une famille très très défavorisée et il était vraiment vraiment sous-stimulé. Ça ressemblait à une petite bête. Il s'écrasait par terre, il bougeait bizarrement, il faisait pipi dans ses culottes. Pendant la période des Fêtes, j'étais allé porter un panier de Noël chez lui, pour sa famille. Avec la garderie de mes enfants, on a ramassé des jouets, on a fait une épicerie, et on est allé le porter chez eux. Ça m'a permis d'aller chez eux et d'entrer chez eux. Dans l'appartement, il n'y avait rien. Il faisait très très chaud. Il y avait une table, un tapis. Il y avait une télévision dans le coin, avec des films. Il y avait un lit pour les quatre plus vieux enfants et le petit dormait dans sa poussette. Il y avait un paquet de linge sale par terre, avec une laveuse...

Quand tu passes dans les rues, tu ne le vois pas, ça. C'est des blocs appartements.... Les rideaux, c'est souvent des draps accrochés aux murs... Ça, tu ne le vois pas quand tu ne regardes pas. Quand tu entres dans les appartements, c'est autre chose. Tu sais que les enfants sont dans un milieu défavorisé, mais tu les vois à l'école. Ils sont habillés « correct ». On donne une collation le matin, il y en a qui la mange, d'autres non. Il y en a qui n'ont pas faim... Quand tu entres, tu vois toutes ces choses-là : les tapis sales, les murs qui ne sont pas peinturés... En donnant le panier de Noël, les enfants sortaient tous les jouets. Même les plus vieux jouaient avec les hochets. C'était comme nouveau pour eux... Ça m'a fait plaisir car ça m'a permis d'avoir un contact particulier avec cet enfant-là et de voir sa famille. Ce qui était plus triste, c'est que le père ne s'occupait pas vraiment de ses enfants. Il partait trois ou quatre mois dans son pays et la mère était prise avec les enfants tout le temps. Il faisait des enfants, mais il ne s'en occupait pas. Ce n'était pas son rôle.

Cet enfant-là, l'année précédente, il était avec ma collègue Isabelle dans la classe d'à côté et il n'était vraiment pas prêt pour aller en première année. On m'avait demandé si je voulais m'en occuper l'année suivante. Je le connaissais et je connaissais un peu son histoire, alors j'ai accepté de le prendre. J'avais eu beaucoup de contacts avec lui parce que Isabelle et moi, nous travaillons en équipe. Souvent, les enfants changent de classe. La gestion de classe est sensiblement la même, c'était donc plus facile pour lui de s'adapter. On pensait que c'était mieux de le changer de classe que de le faire rester avec Isabelle.

Une de mes forces, c'est de donner de l'autonomie aux enfants : ce n'est pas moi qui attache les manteaux, qui mets les souliers, qui les faits manger... C'est pour ça qu'il est venu dans ma classe, pour apprendre ces choses-là. Il avait quand même pas mal évolué la première année, sauf qu'il lui manquait beaucoup beaucoup de maturité. Il n'allait pas s'ennuyer dans ma classe. Une année de plus en maternelle, c'était nécessaire.

Au cours de l'année, il a pris confiance ne lui. C'est sûr que quand tu arrives en maternelle et que tu n'es pas capable de rien faire, que tout ce que tu fais, ça ne marche pas, ce n'est pas vraiment intéressant. Là, il était le plus vieux dans ma classe. Je lui permettais de réussir plusieurs choses et de prendre confiance en lui. Avec ça, tranquillement pas vite, il s'est mis à devenir un peu plus leader et à parler plus. Parce qu'il ne parlait presque pas, même dans sa langue. Par exemple, lorsque je lisais des histoires et que je posais des questions sur celle-ci par la suite, s'il levait la main pour répondre, je le nommais pour qu'il réponde. Je lui donnais beaucoup de feed-back positif. « Tu as réussi Maurice! », « Écoutez Maurice, il a la réponse », « Regardez Maurice, il écoute! »... Dans les activités, dès qu'il se sentait à l'aise pour participer, je le prenais. C'est certain que je prenais les autres aussi, mais pour lui, j'en mettais un peu plus. Je le responsabilisais beaucoup dans la classe, parce que l'école, il la connaissait bien. Il pouvait faire des commissions. Les choses de la routine, il les connaissait. Il était capable de prévoir, il anticipait sur ce qui allait se passer, alors pour lui c'était rassurant.

Je travaillais son autonomie et sa confiance en lui. Une fois que les enfants sont heureux et qu'ils ont confiance en eux, c'est déjà un bon point. En maternelle, quand tu ne te sens pas bon, que tu n'es pas capable et que tu dis tout le temps que tu n'es pas capable, ça augure mal pour la première année. Mais quand ils disent : « Je suis capable, je vais le faire » et qu'ils participent, déjà c'est quelque chose d'acquis, même si ce n'est pas excellent. Le plus important pour moi c'était qu'il ait le goût d'aller en première année. C'est un enfant qui va être faible, mais déjà qu'il ose et qu'il participe... Je l'ai vu en première année et en deuxième et il va très bien. Il est content et il progresse bien.

Les deux autres situations mettent en scène des enfants que j'ai cette année dans ma classe. Le premier s'appelle Alain. Je ne sais pas de quelle origine il est, mais sa langue d'origine c'est le twi. Je ne sais d'où ça vient, je ne sais pas si c'est Haïtien... Par contre, à la maison, sa mère lui parle en anglais, donc il parle anglais. Il était en maternelle quatre ans l'an dernier à l'école et c'était son premier contact avec le français. C'est un petit garçon très intelligent qui a appris beaucoup, sauf qu'au début il a été suivi en orthophonie. Ils pensaient qu'il avait des problèmes de compréhension, d'expression. Mais son gros gros problème, c'était les habiletés sociales. Il frappait, il poussait tout le monde, il se sauvait de la classe... Il n'était jamais capable de rester assis. C'était incroyable. On le voyait courir dans le corridor et se sauver de l'école, son enseignante lui courant après. Elle ne pouvait rien faire dès qu'il était présent dans la classe. Il y avait quelqu'un pour l'aider. C'était quasiment du un pour un avec cet enfant-là.

Cette année, c'est moi qui l'ai. Je l'avais vu un petit peu l'an dernier. Dans le parc, c'était déjà arrivé qu'il faisait des choses interdites et je l'avais réprimandé. Je l'avais chicané et j'étais allé au bout de ce que j'avais dit. Je lui avais dit que s'il ne me répondait pas, il ne retournerait pas jouer. Il ne me répondait pas, alors il n'est jamais allé jouer. Il était resté assis sur moi, je le tenais. Il se débattait, il me donnait des coups. À un moment donné, il s'était mis à pleurer. Il s'était comme effondré et il était rendu doux comme un agneau. Il s'était excusé. On aurait dit que toute la crise était passée et qu'il allait mieux. Finalement, il m'avait parlé et il était retourné jouer. Mais ça avait pris un bon bout de temps... Son enseignante du moment, en voyant cela, m'avait dit qu'elle me l'enverrait l'année suivante. Je lui avais répondu : « Tu es sûre? » Pour moi, il n'était « pas du monde ». Je me faisais l'idée d'un enfant qui n'était jamais en place et avec qui raconter une histoire en classe devenait une chose impossible.

Au début de l'année, j'étais prêt. Je me disais : « Je vais faire ceci, je vais faire cela », « Ne t'inquiète pas... ça va marcher ». Je m'étais préparé en me disant que je n'en laisserais pas passer une. La première journée d'école, c'était la rencontre de parents. Sa mère n'est pas venue. Il était tout seul. Les autres enfants étaient avec leurs parents, mais pas lui. C'était le bordel. J'essayais de parler aux parents et lui, il répondait, il lançait des affaires, il poussait les autres... J'ai fini par demander au service de garde de s'en occuper un peu. Il y avait un des éducateurs qui avait développé un bon lien avec lui alors il s'en est occupé. Par contre, les autres jours, c'est moi qui l'avais.

Au début, ce n'était pas drôle. Dès qu'il y avait un refus, il faisait le clown. Il faisait rire les autres, mais c'était tout le temps sexuel ou provoquant. Il y en avait qui riaient, mais il y en avait aussi qui n'aimaient pas ça. Ou encore, il se tournait les paupières à l'envers et il faisait un monstre. Tous les enfants criaient et se sauvaient... Ça lui arrivait de faire un bel après-midi, mais c'était rare. Sinon, c'était crise par-dessus crise. Et une crise ça pouvait être pousser les autres, courir dans la classe et se cacher en-dessous du bureau vraiment fâché.

Par exemple, au vestiaire, je lui demandais de s'asseoir. Au début, les enfants entrent avec leurs choses dans leurs sacs. J'ouvre les sacs, je regarde ce qu'il y a dedans et je les sors. À ce moment, c'était encore demi-groupe, ce n'était pas tellement un long temps d'attente. Je lui demandais seulement de s'asseoir, mais lui il se couchait par terre. Quand je lui disais trois fois, c'est moi qui l'assoyais. Il n'aimait pas ça. La troisième fois je lui disais : « Il te reste une fois ». Je lui disais toujours gentiment, et quand j'avais mon quota, je l'assoyais. Souvent là, c'était la crise. Ce n'est pas la première fois que j'avais un enfant difficile, alors j'ai appris. Je parle tout le temps gentiment, je ne crie pas. Je dis « après trois fois, c'est moi qui te fais faire ce que je te demande ». Lui, il n'aimait pas ça parce que j'étais assez ferme. Je ne l'assoyais pas doucement. « Tu t'assois et tu restes là ». S'il ne restait pas assis, je le tenais parce que je lui avais demandé de s'asseoir. C'est sûr qu'il n'aimait pas ça, parce que les enfants n'aiment pas ça, mais la fois suivante, quand je vais lui dire de s'asseoir, il ira tout seul. J'ai fait ça un bout de temps au début de l'année. Là, il m'écoute très très très bien. Je suis bien content. Dans la classe, c'est merveilleux. Il bouge encore un peu, mais il ne se sauve plus. Il n'a jamais vraiment essayé de se sauver de la classe cette année. Il est un petit peu impulsif, mais pas trop quand même. Il est capable de jouer avec les autres, mais le travail aux tables, c'est plus difficile. Sa motricité fine est très très faible. Il a de la difficulté alors il n'aime pas ça. Il est souvent debout, il vient me montrer ce qu'il fait. Il écoute les histoires et il répond aux questions. Il est intéressé. Il dérange encore un peu les autres, mais ce n'est pas ce à quoi je m'attendais. Je ne pensais pas aller aussi vite avec lui.

C'est vrai que l'an dernier, il se faisait tout le temps crier après. C'est une des raisons pour laquelle on me l'a envoyé. Le service de garde était d'accord, et son ancienne enseignante aussi. Moi aussi, c'est sûr que des fois je vais crier et je vais être fâché, mais pas à la journée longue. La fois où je vais me fâcher, ça va avoir un impact. Souvent, je vais parler très doucement, même si je ne suis pas content. Mais je suis tout le temps ferme dans ce que je demande. Vu que j'agissais de la même façon avec lui et avec les autres, quand je demandais quelque chose, je le demandais jusqu'à ce que je l'aie, pour lui et pour les autres. J'ai développé une bonne relation, je le prends souvent, je l'assois sur mes genoux, je lui parle et je l'encourage beaucoup beaucoup. Quand tu te fais tout le temps chicaner, en moment donné c'est bien de se faire dire que tu es gentil et que tu es capable. Dès qu'il fait un bon coup, je lui dis tout le temps quelque chose.

Au début, tout le monde connaissait Alain. Là, il est très bien accepté dans le groupe. Il est dans une équipe, il travaille. C'est sûr que ce n'est pas un enfant sage, mais il est capable de bien fonctionner dans la classe. En dehors de la classe, c'est plus difficile... À l'extérieur, à l'heure du dîner, c'est plus dur parce qu'il a moins de surveillance. Mais je ne peux pas être partout... Mon gros bout de chemin, je le fais en classe. Souvent on a un plan d'intervention qui va rejoindre d'autres intervenants, donc ça leur donne des moyens. Mais tu n'es pas là pour le faire, c'est les autres qui doivent l'appliquer... Tu ne peux pas être partout. Durant le dîner, tu essaies de trouver une meilleure place. Au gymnase, une meilleure surveillance, un petit peu à l'écart, ou une attention particulière, donner des responsabilités... Avec le plan d'intervention, tout le monde a la même vision et intervient de la même façon. Par exemple, au lieu de demander plein de choses, on demande une chose à la fois. Ça peut être seulement « reste assis ». Ça va être plus facile que « reste assis, mange comme il faut, arrête de tourner, arrête de faire ceci, ne parle pas... » On cible des choses, parce que sinon il y en a trop.

Une autre chose dans cette histoire, c'est que la mère est très intolérante et elle frappe souvent son enfant. L'an dernier, il n'y avait pas un endroit sur le visage où il n'était pas égratigné. La mère le frappe, l'égratigne et elle lui fait mal. Quand il a des blessures, c'est sa mère qui lui a fait. Donc, si à la maison il se fait corriger de cette façon, et qu'ici on lui parle seulement, ça lui en prend plus que ça pour écouter. En même temps, s'il manque un peu d'affection, si tu lui en donnes, tu peux le gagner comme cela. Si à la maison, il se fait tout le temps battre et qu'ici on est ferme mais qu'on lui donne de l'amour, on peut aller le chercher. En fait, le milieu familial, c'est souvent le départ des problèmes. Il y a des manques, il y a trop de quelque chose, pas assez d'une autre... Des fois, c'est tellement difficile de rejoindre les familles. Moi, la mère, je ne la vois jamais. Toutefois, la direction et le service de garde m'ont expliqué qu'il y avait des façons de parler avec cette mère-là. Si on lui dit que son petit garçon a fait quelque chose de pas correct, il va se faire battre à la maison. Quand il y a des choses qui ne vont pas, il faut vraiment y aller dans le positif avec la mère.

Lors de la rencontre de parents, c'est un peu comme si elle me disait que je ne le punissais pas. Elle me disait en anglais : « Vous devez le punir, le mettre une demi-heure dans le coin ». Je lui ai dit : « Écoutez, ne pensez pas que je ne fais rien, j'ai mes façons de faire dans la classe. Des fois je le retire, des fois je lui parle, des fois je lui demande de s'excuser... » J'en ai aussi profité pour lui expliquer l'agenda, parce que c'était la première fois que je la voyais depuis le début de l'année. Elle a compris ce qu'était une belle, une moyenne et une mauvaise journée. Je lui ai dit : « Si je mets une moyenne journée ou une mauvaise journée, je ne veux pas que vous donniez une deuxième punition à la maison », parce qu'avec elle, ça va être à l'extrême. « Moi je vais lui donner la punition, c'est assez. Vous pouvez lui demander ce qui s'est passé à l'école, en lui parlant. » C'est comme ça que je l'ai orientée. Je me suis dit : « S'il a une punition à l'école, qu'il montre son agenda et qu'il a une autre punition dix fois pire, l'agenda il va en avoir peur. Il ne le montrera jamais. » Finalement, c'est presque comme s'il y avait aussi un plan d'intervention avec la mère...

La troisième et dernière situation met en scène un enfant qui s'appelle Michel. Il y a maintenant deux ans qu'on l'appelle Michel, mais sa mère vient de faire la demande à la direction pour changer son nom. Maintenant, on doit l'appeler Éric. Il vient de la Côte-d'Ivoire. Il a une histoire assez particulière. C'est bien compliqué. Avant qu'il arrive ici, sa mère étudiait à Ottawa et lui, il était resté en Côte-d'Ivoire. Je ne sais pas trop qui s'en occupait. Je pense que c'était les grands-parents. Finalement, c'est des amis qui s'en sont occupé et eux, ils l'ont placé dans un collège de religieux pendant deux ans. Ils ne pouvaient pas avoir de contacts avec l'enfant pendant ce temps, sauf une fois par mois, derrière des grillages. Il était cloîtré. Il a été là de deux ans à quatre ans.

Je ne sais pas ce qu'il apprenait là-bas. Je pense qu'il n'apprenait rien finalement. Il n'apprenait pas de vocabulaire, pas de mots d'action. Il n'avait pas de contacts avec sa famille. Quand il a été retiré de ce collège, la mère trouvait qu'il avait des comportements bizarres. Il disait des mots qu'un enfant de cet âge-là ne devrait pas dire, par rapport à la sexualité. Il faisait aussi des actions élaborées pour son âge... On pense qu'il aurait vu ou subi des agressions. L'an dernier, il touchait tout le temps les seins des filles, les fesses des éducatrices. Il était tout le temps en train de se coller. Il se lançait sur les gens, il les serrait dans ses bras. Il plaçait les poupées comme si elles faisaient l'amour...

Présentement, à l'école, c'est le pire, le plus turbulent. Dans ma classe, ça va maintenant, mais dans la cour, pendant l'heure du dîner, à l'extérieur de la classe, c'est l'enfer. Cet enfant-là a vécu des choses et on ne sait pas tout. La mère non plus. Quand elle a posé des questions, il y a eu des enquêtes et l'endroit a été fermé. Ils sont tous partis et elle dit que là-bas, la police ne peut pas faire grand-chose. Lui, il n'en parle pas. Il était peut-être trop jeune. Sa mère lui a déjà posé des questions pour essayer de savoir, mais je pense que ça prendrait une aide extérieure. Sauf qu'ils ne sont pas rendus là.

Dans la classe, il prend beaucoup de place, il parle beaucoup. Il veut être le centre d'attention tout le temps. Il prend beaucoup d'énergie des adultes. Avec les autres enfants, il ne sait pas trop comment entrer en relation... Souvent, il s'accroche aux autres, il les tire pour qu'ils viennent jouer avec lui. Il est très fort et très grand, c'est comme s'il était en deuxième année alors qu'il est en maternelle. C'est un enfant très intelligent, qui s'exprime bien. Tout cela fait qu'on ne sait jamais sur quel pied danser avec lui. D'un côté, il sait reconnaître ses fautes, il s'excuse, il est capable de partager, il est gentil. De l'autre, il fait des choses pour faire fâcher les autres, pour les déranger, pour avoir de l'attention...

À la maison, sa mère fait son doctorat en théologie. La fin de semaine, il est à l'église, assis sur une chaise, en train de prier. C'est ce qu'il fait toute la fin de semaine. Quand je lui demande ce qu'il a fait pendant la fin de semaine, il est toujours seulement allé à l'église. Comme elle est la présidente du conseil d'établissement de l'école, des fois il vient aux réunions et il reste assis deux heures sans bouger. Sa mère doit être stricte avec lui, je ne sais pas. Selon le service de garde, c'est comme s'il n'y avait pas de relation mère-enfant entre eux. Elle lui parle comme si c'était un adulte. Elle le fait réfléchir en adulte. Elle lui parle de Satan, de l'enfer... Elle le menace de l'envoyer dans l'armée... En même temps, la mère est une dame très articulée qui est douce, calme. Quand elle nous parle, il n'y a pas l'air d'avoir de cachette. On serait prêt à croire tout ce qu'elle dit. Ça a l'air vrai ce qu'elle dit. Mais en même temps, la façon dont elle est avec lui, c'est ça qui est un peu bizarre.

Au début, il ne me regardait jamais quand je lui parlais. Il s'en foutait. Il n'écoutait même pas et il continuait à faire ce qu'il faisait. Pour moi, c'était une priorité qu'il m'écoute et qu'il me regarde quand je lui parlais. On a développé ça. Il aime aussi faire les choses et qu'on lui dise que c'est beau. Il veut se faire approuver son travail et ce qu'il fait. Par exemple, s'il fait un château, il faut absolument que j'aille le voir et que je dise à tout le monde d'aller voir le château de Michel. Ça, il aime bien ça. Ça l'aide pour son estime, au lieu de se faire tout le temps chicaner. Mais une de ses forces c'est quand il est absorbé dans un travail, par exemple s'il va dans les blocs faire de la construction, il n'y a jamais de problèmes. Il va s'asseoir là avec les autres et il va inventer des jeux. Il va être très créatif et les autres vont jouer avec lui. Il est absorbé, il monte son affaire, il a de l'imagination. C'est vraiment les transitions pas trop structurées, comme le gymnase, la cour d'école qui posent problème. Il faut toujours que je le tienne, que je le prépare. « Là Michel, tu vas faire un bon dîner. Je veux que tu me fasses plaisir ». « Oui oui ». Des fois, ça se passe bien, d'autre fois non. Il faut tout le temps que je lui parle avant qu'il parte.

La semaine dernière, je n'étais pas là. C'était l'enfer. La première suppléante a démissionné; la deuxième avait la langue longue. Maintenant, il a un plan d'intervention. Il a une feuille de route au service de garde, ce qu'il n'avait pas avant. Il a beaucoup de suivi et il y est lié. Ça l'aide parce que quand il n'a pas de suivi, il fait ce qu'il veut. Avant, une éducatrice du service de garde, très signifiante pour lui, voyait sa mère à chaque jour quand elle venait le chercher et elle lui disait comment ça s'était passé au service de garde. Là, elle finit plus tôt et Michel a vite compris qu'elle ne voyait plus sa mère alors, c'était le bordel. Avec la feuille de route, ça se replace un peu.