© Audet, G. (2006).

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TITRE: NE PAS LÂCHER, QUITTE À SE FAIRE HAÏR

Cette histoire se déroulait il y a deux ans. Deux jours avant le début des classes, le directeur nous donne nos listes d'élèves. Habituellement, les élèves qu'on appelle des « cas », des élèves qui ont des besoins particuliers, sont répartis entre les quatre classes de maternelle de l'école. Pour que cela soit possible, les « cas » doivent avoir été identifiés comme tels avant le début des classes. Moi, je savais que j'en avais un, un enfant dysphasique avec déficience légère, et je savais aussi qu'une mesure d'appui, une technicienne qui venait à mi-temps, m'avait été accordée pour cet enfant-là. Je m'attendais donc à avoir un «cas» sur mes 20 élèves cette année-là. Le lendemain, alors que les enfants ne sont toujours pas arrivés, l'orthophoniste vient me voir et me dit : « On va travailler beaucoup ensemble cette année, c'est toi qui as les « cas » dans ta classe. » « Oui je le sais, c'est mon élève dysphasique. » Elle dit : « Non, lui, je ne travaille pas avec lui, tu en as deux autres » « Ah oui... » Parmi ces deux autres, il y avait Rosalie, une petite Vietnamienne qui était arrivée au Québec il y avait quelques années puisqu'elle avait été adoptée par des parents québécois. D'après l'orthophoniste, son niveau de langage était autour de deux ans. Je me retrouve donc avec trois « cas », trois enfants qui ont de gros besoins. Par la suite, un autre enfant s'ajoutera. J'avais donc quatre « cas » dans ma classe, dont seulement un avait été identifié. Moi, je ne les connaissais pas ces enfants-là, alors je ne savais pas quels allaient être leurs besoins. En plus, l'orthophoniste a changé d'emploi en décembre et la commission scolaire n'a pas été capable de la remplacer. Rosalie n'a donc pas pu bénéficier de ses services pendant toute l'année.

La première journée d'école, c'est là que j'ai eu la surprise. Je vois arriver Rosalie. Ses parents viennent la reconduire. Elle était miniature; elle avait un retard global de développement. La mère m'a expliqué que la mère biologique de Rosalie avait souffert de malnutrition pendant qu'elle était enceinte au Vietnam et que Rosalie avait été dans un orphelinat depuis le début de ses jours, qu'elle n'avait jamais connu d'autres choses. Les conditions de vie dans les orphelinats là-bas ne sont pas comme ici. Rosalie ne parle pas du tout et elle ne veut pas parler. Elle « fait du boudin », elle ne veut pas être ici... Moi je trouvais qu'elle avait l'air d'un bébé. Quand elle marchait, elle marchait comme un enfant qui commence à être propre, en se dandinant un petit peu. Pourtant, c'est une petite fille qui allait avoir 6 ans.

C'était une enfant qui avait de gros gros gros besoins, mais il y en avait quatre dans la classe qui avaient de gros gros gros besoins. Le contexte n'a pas été facilitant parce qu'il y en avait d'autres qui prenaient beaucoup de place et la technicienne était là seulement pour l'enfant dysphasique. Les deux qui étaient en trouble sévère de langage, en plus du dysphasique, étaient des enfants qui n'étaient pas identifiés comme tels. C'est ça que je déplore. Je ne veux pas dire qu'il faut qu'on les étiquette à tout prix mais au moins qu'on identifie qu'ils ont des besoins particuliers pour qu'on soit en mesure de demander les services auxquels ils ont droit. Parce que ça aurait tout changé si j'avais eu seulement Rosalie avec des besoins particuliers. Malgré tout, ce n'était pas si lourd que ça dans le quotidien, sauf que j'avais toujours l'impression que Rosalie perdait son temps dans la classe, qu'elle n'était pas à sa place. Elle ne comprenait rien de ce qui se passait.

Il y a des fois où je la regardais pendant la causerie, elle ne parlait pas et, en plus de ne pas parler, elle n'écoutait pas parce qu'elle ne comprenait rien. Elle ne parlait pas français cette enfant-là. Elle ne parlait pas du tout. Ça fait que rester assise pendant 20 minutes... Elle jouait avec ses souliers, elle se refermait complètement, en attendant d'aller jouer. Quand c'était l'heure d'aller jouer, elle partait et elle allait jouer dans la maisonnée avec les poupées. En maternelle, le niveau de développement habituel fait que les enfants varient les ateliers, ils ne s'inscrivent pas toujours à la maisonnée. Une journée ils vont faire la maisonnée, une journée de la pâte à modeler, l'autre journée de la peinture. Mais elle, non. Son besoin, c'était d'aller vers des jeux avec des poupées. Elle ne voulait pas faire autre chose. Pendant que tous les élèves de la classe vivaient des « activités dirigées » elle ne faisait rien. Elle était en attente. Quand j'avais à lui parler, elle me boudait, elle ne voulait pas que personne lui parle. Elle était particulière au début. Jusqu'au mois de décembre elle avait l'attitude de se protéger. Elle ne voulait pas que personne la regarde, elle ne voulait pas que personne lui parle, mais elle acceptait toujours de venir à l'école. Sa mère me disait qu'elle voulait aller à l'école. À la maison, paraît-il, elle parlait énormément. Ce n'est pas parce qu'elle parlait vietnamien avant, elle n'avait jamais appris à parler. J'avais toujours peur qu'elle fasse « pipi dans ses culottes » parce que si elle me l'avait dit, je n'aurais pas compris. Je lui ai demandé tellement de fois : « Pipi? » À un moment donné, elle a appris à dire « pipi ». Elle disait « pipi » pour n'importe quoi, tellement qu'à un moment donné pipi c'était le mot pour dire : « Viens ici ». Elle avait compris que quand elle disait : « Pipi », j'arrivais vite.

Dès la première semaine, j'avais demandé qu'il y ait une étude de cas pour Rosalie. Comme elle n'avait pas été identifiée, cela voulait dire qu'elle était considérée comme ayant un développement « normal » et donc qu'elle n'avait pas de besoins particuliers, alors qu'elle en avait grandement. La preuve c'est que Rosalie a repris sa maternelle après l'année passée avec moi et elle a eu une mesure d'appui accordée pour toute l'année en plus de l'orthophonie. Suite à l'étude de cas, je suis allé voir mon directeur pour avoir une mesure d'appui et il m'a dit qu'elles avaient déjà toutes été accordées, qu'il n'y avait plus d'argent pour d'autres. J'ai beaucoup « chiâlé », j'ai même contacté la responsable de l'adaptation scolaire parce que je n'avais pas le temps de m'occuper de Rosalie. Je n'avais pas le temps de m'asseoir avec elle, j'avais 20 enfants. Finalement, en novembre, l'aide a été accordée. Une intervenante viendrait une heure par jour s'occuper de Rosalie pour qu'elle développe plus d'autonomie.

Les autres enfants de la classe prenaient Rosalie pour une poupée, surtout les filles. Ils lui parlaient en bébé, comme à une petite soeur. Une fois, j'ai expliqué aux autres enfants de la classe qu'il fallait que je m'occupe plus de Rosalie et des autres «cas» parce qu'ils étaient moins capables. Je n'ai pas attendu que Rosalie et les autres ne soient pas là pour le faire, de toute façon, ils ne comprenaient pas quand je parlais. J'ai aussi dit aux enfants qu'ils pouvaient en profiter pour faire des « mini-profs ». Il a fallu que j'organise la dynamique pour que ce ne soit pas seulement moi qui s'occupe d'eux, les autres enfants de la classe allaient m'aider. Je m'organisais, quand la technicienne n'était pas là, pour qu'il y ait toujours une élève qui s'occupe de Rosalie. C'est pour ça que ça s'est bien vécu je pense. Cette année-là, je n'ai pas dû manquer de journées parce que j'étais malade, heureusement.

En décembre, j'ai appelé au syndicat. La mesure d'appui avait été accordée, mais il n'y avait personne qui voulait cet emploi. On avait l'argent, mais on ne trouvait personne. En revenant des Fêtes, un enfant de la classe qui avait un trouble de comportement a déménagé. Cela a mal été interprété par le directeur parce qu'il a, à ce moment, arrêté de chercher quelqu'un pour la mesure d'appui. Mais la mesure d'appui je ne l'avais jamais demandée pour cet enfant-là! J'ai demandé au syndicat de s'en occuper parce que je me suis dit : « Ce n'est pas dans ma classe que je vais finir par me « brûler », je vais me « brûler » à trouver du soutien ». Il fallait que je mette mon énergie dans ma classe. Ça n'a pas été long. Il y a dû avoir un bris de contrat et la technicienne qui venait à demi-temps dans ma classe venait maintenant à temps plein. On était en février.

À partir de là, ça allait mieux. Je m'étais arrangée avec la technicienne et, quand on faisait des activités dirigées, je prenais tout le groupe et elle prenait les trois, c'est-à-dire le dysphasique, Rosalie et l'autre enfant qui avait un trouble sévère de langage. Quand je faisais une activité, je préparais une sous-activité pour ce petit groupe-là et elle était capable de les faire progresser. C'est là que tu vois que quand tu as les bonnes ressources, les enfants avancent. Parce qu'un jour Rosalie a ri. C'était la première fois qu'elle avait une réaction. C'est comme si là, elle s'était « mis à entendre », qu'elle s'était réveillée tout d'un coup.

Mais j'étais amère. Je trouvais qu'elle n'était pas à sa place. Je me dis toujours que si elle avait eu une évaluation de développement, ils auraient bien vu qu'elle n'avait pas d'affaire en maternelle. Elle aurait été plus heureuse dans une garderie où, toute la journée, elle aurait pu faire ce qu'elle voulait. Elle aurait pu se développer plutôt qu'être assise à la maternelle. La moitié du temps elle était assise à ne rien faire. C'était ça qui me fatiguait le plus, mais, en même temps, je ne pouvais pas lui dire : « Oui, toi tu vas jouer ». Je ne pouvais pas lui donner des « privilèges » comme ça. Les autres enfants auraient compris qu'elle était bien trop petite, qu'elle ne pouvait pas comprendre ce qu'on faisait, mais, en même temps, ses jeux auraient dérangé les autres pendant une activité de groupe.

Finalement, elle n'a pas dit grand-chose dans son année. On n'a pas été capable de développer son langage. Elle ne voulait pas parler. Il y a une question de personnalité là-dedans aussi. Elle a eu son vécu au Vietnam, ça ne devait pas être facile. Elle a vécu tout ça et tu ne peux pas lui enlever, tu ne peux pas défaire ça. C'est un retard qui est quasiment impossible à rattraper aussi rapidement. Elle a eu une évaluation psychologique en février et la décision a été de reprendre sa maternelle. L'année suivante, elle n'était pas dans ma classe.

Depuis cette histoire avec Rosalie, je suis encore plus « chiâleuse ». Qu'ils me disent : « Non, on n'a pas d'argent pour une mesure d'appui » ne m'empêchera pas d'y aller encore plus et de sortir la grosse artillerie s'il le faut. Je n'aurais jamais rien dit et cette enfant-là n'aurait jamais eu d'aide. Ça vaut la peine de bouger les choses dans le cas d'enfants qui viennent d'autres pays. Ce n'est pas parce qu'ils viennent d'un autre pays qu'ils vont nécessairement avoir des problèmes, mais souvent ils peuvent en avoir. Il faut en être conscients.

Ce que je dirais à une stagiaire qui vit une situation dans ce genre c'est que c'est certainement plus facile quand tu as seulement un enfant qui a des besoins comme ceux de Rosalie dans ta classe. Malgré tout, il ne faut pas avoir peur d'embarquer les autres enfants pour qu'ils t'aident un peu et, surtout, ne pas lâcher pour que ces enfants-là bénéficient des services auxquels ils ont droit. Tu te dépêches de demander des évaluations et, après, il faut être bien bien ferme pour avoir les services, quitte à se faire haïr...