© Audet, G. (2006).

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TITRE: IL FAUT LEUR LAISSER DU TEMPS

Mon récit porte sur l'intégration de quatre enfants kosovars. Ce sont des enfants qui sont arrivés ici, au Québec, en octobre. Ils étaient quatre, dont un cousin et une cousine, mais il y en a un qui est parti au début décembre et deux qui sont partis en février. Il en reste donc un maintenant. À leur arrivée, ils ne parlaient ni l'anglais ni le français. Celui qui est parti en décembre comprenait l'anglais. Il a donc joué un petit rôle parce qu'il était capable de parler aux trois autres pour faciliter le respect des règles... Ces enfants-là n'étaient jamais allés à l'école et ils avaient un gros vécu. Ils ont été réfugiés au cours des deux dernières années. Un enfant n'avait pas sa mère, les autres avaient leur père et leur mère. Par contre, les parents n'ont pas vraiment de relation avec nous. On a essayé de les rencontrer, mais en vain. Quand il y avait quelque chose à négocier, c'était surtout avec les pères qu'on entrait en contact mais il y en a un seul que l'on a connu et vu sur les quatre. Au début, le traducteur était toujours dans l'école. Aux premiers bulletins, le traducteur serait venu avec les parents qui l'auraient désiré, mais ils ne sont pas venus. Par contre, il y avait une collaboration de leur part. Quand on disait qu'il était important que l'enfant soit à l'école ou que l'enfant fasse telle ou telle chose, les parents prenaient ces raisons-là au sérieux. Ils s'organisaient.

Quand ils sont arrivés dans la classe, on a parlé beaucoup beaucoup, avec l'ensemble des enfants de la classe, de la situation au Kosovo. On a vraiment expliqué ce qui se passait au Kosovo, pourquoi, c'est quoi la guerre, ce que ces enfants-là ont vécu... Tout le monde était au courant. Je pense que c'est la meilleure façon de faire. Il faut mettre tous les enfants au courant de ça si on veut leur aide et leur soutien et si on souhaite qu'ils comprennent...

Les quatre enfants kosovars se parlaient beaucoup entre eux, mais ils n'allaient pas vers les autres. Ils avaient un gros esprit de clan et il y avait du rejet entre eux. C'était dur à vivre. Le cousin et la cousine formaient un petit clan, et un autre enfant faisait partie d'un groupe à part. Ils étaient durs physiquement, ils se faisaient mal comme on voit rarement. Ça c'était dur, ça me faisait de la peine. J'avais de la misère à l'expliquer aux autres enfants. Quand cela arrivait, je partais de loin en disant : « Vous savez, quand tu vis dans un climat de violence, tu développes des comportements, mais ici il n'y en a pas alors nous, on est là pour les aider... » Toute l'influence du clan, je l'ai remarquée davantage à partir du moment où le petit cousin et la petite cousine sont partis en février. Il ne m'en restait qu'un, celui qui était plutôt rejeté. Je trouve que cet enfant-là a pris beaucoup d'assurance depuis. Il ne voulait rien essayer, il avait peur de l'opinion des deux autres (de l'autre clan). Il était plutôt gêné, plutôt retiré... Là, il a pris de l'assurance, il a le goût d'apprendre, de faire des lettres, de faire des chiffres, il va choisir davantage les choses. Alors, je pense que ça le bouleversait parce que, au niveau des enfants québécois, au niveau des amis de l'école, personne ne les rejette, personne n'a rejeté aucun de ces enfants-là.

Moi, de mon côté, je me suis dit : « Il ne faut pas que je me sente coupable nécessairement qu'il y ait des choses qu'ils ne réussissent pas. Ils sont quand même dans un milieu où c'est de l'enseignement individualisé. Ils ne sont pas au même niveau que les autres, c'est excellent parce que chacun va à son rythme ici. On avance comme on peut, on va voir, on s'ajustera au fur et à mesure. » J'ai paniqué quand j'ai vu qu'ils bougeaient beaucoup. « En plus, on ne se comprend pas, on a de la misère à parler aux parents... » Ouf! À un moment donné, je me suis dit : « Ils sont comme ils sont et il faut que je travaille avec eux. Mais il ne faut pas que je mette les autres de côté non plus. Je vais développer des stratégies parce que je ne peux pas être tout le temps juste avec ces enfants-là, c'est impossible. »

Alors, pendant les premières semaines de leur arrivée, j'ai mis en place une stratégie; je jumelais les enfants, un Québécois qui était d'accord, qui avait le goût pour une journée et un Kosovar. D'abord j'ai commencé par une demi-journée. J'ai présenté ça aux enfants en disant : « C'est comme si tu es responsable de Maria (il y en avait une qui s'appelait Maria). Il faut qu'elle te connaisse, elle ne te parlera pas parce qu'elle n'est pas capable de parler en français mais toi tu lui parles par des gestes, par des mots. Elle va te suivre, elle va te comprendre et va sentir que tu es près d'elle. C'est dans ton corps qu'elle va sentir qu'il peut se développer une relation. » Au début, il y avait des enfants qui nous disaient carrément : « Non, je ne suis pas prêt. » « Si vous n'êtes pas prêts à être jumelés à un des quatre amis, ce n'est pas plus grave que ça. Ça n'a pas d'importance, c'est que dans votre tête, dans votre corps, à un moment donné, vous allez avoir le goût, vous allez être prêts. On est tous différents. » Ça n'a pas été long que tout le monde voulait. Ils voulaient tous participer. On avait un petit horaire pour que tout le monde soit un certain temps avec eux. Je pense que ce pairage-là a beaucoup facilité les relations. C'est certain qu'au début il a fallu qu'on leur explique. À un moment donné, on a fait parler un enfant en albanais et on a dit : « Vous ne le comprenez pas, nous autres non plus. Alors on va parler avec nos mains, on va se parler avec un sourire quand on est content, on va l'exprimer autrement. On va tous se comprendre, ils vont vous regarder faire. Ils vont vous observer, ils vont vous admirer. Vous avez quelque chose à leur montrer, à leur apprendre. Alors, vous avez une responsabilité. » Je trouve que c'est une dynamique intéressante. Ils le prennent au sérieux.

Ce pairage nous a beaucoup aidés parce que c'est une responsabilisation. Ça dépend comment tu le présentes aux enfants. C'est en termes d'aide, pas de surveillant. Il y a des enfants qui ont développé beaucoup de confiance en eux en travaillant avec les petits Kosovars. Il y a des fois où il fallait absolument qu'il y ait un petit Québécois qui prenne en charge parce qu'on n'aurait pas fourni. On n'aurait pas été capables de les contenir. Au parc, ils se sauvaient. Dans l'école, il fallait fermer la porte parce qu'ils se sauvaient aussi. À la première neige, on recevait des balles de neige par la tête. C'était bien difficile. Ça courait tout le temps. À ce moment, on est en novembre, ils sont avec nous depuis un mois. « Qu'est-ce que je vais faire? » Je pense qu'il faut se dire comme enseignante à ce moment-là: « Ce sont des enfants. Ils ont un passé et je ne le connais pas au complet. Je ne veux pas le connaître non plus. » Il ne faut pas les prendre en pitié, ça ne les aide pas. Par contre, il faut leur laisser le temps, ils ont besoin de temps. Ils ont vécu des choses et il faut leur laisser le temps de s'intégrer.

Après le premier mois, j'ai demandé des mesures d'appui parce que ça prenait tout mon temps. Des enfants qui n'ont jamais été habitués à avoir de consignes, il fallait les suivre pas à pas pour que ça soit viable pour les autres. Alors j'ai eu une mesure d'appui, une enseignante qui est venue jusqu'aux Fêtes et qui ne s'occupait que de ces enfants-là. Le but était quand même de les intégrer, qu'ils soient bien dans le groupe, donc quand on était en groupe ils restaient avec nous. Si je décidais de faire un projet plus élaboré, à ce moment-là, Louise les prenait en charge et ils développaient d'autres choses. Ils étaient toujours dans la classe avec nous. Même s'ils travaillaient avec Louise, ils étaient toujours dans la classe avec nous. J'insistais parce que c'était important. Ils n'étaient jamais séparés, sauf quelques fois pour des petites leçons sur le langage... On ne les a pas traités différemment. Ils faisaient les activités que les autres faisaient. Ils s'assoyaient à une table, ils regardaient les autres travailler... Je pense que ça fait partie du secret de la réussite, il ne faut pas les mettre à part. Ce sont tous les petits gestes bien simples du quotidien qui font qu'ils trouvent leur place et qu'ils se sentent bien. Il y a des fois où ils arrivaient à côté de nous autres, ils s'assoyaient, ils se collaient et après ça ils repartaient. Là tu te dis: « Tiens, là ils sont biens. Là on peut passer à des choses un petit peu plus académiques ». Mais je pense qu'avec ces enfants-là, il ne faut pas que tu te limites à un programme parce que tu vas te sentir coupable. Ils ne réussiront pas, ils n'arriveront pas en même temps à la fin de l'année... Ils ont besoin de temps. Il faut leur faire confiance aussi là-dedans.

Rendus au mois de décembre ça se placotait un petit peu. Ils parlaient un petit peu, mais pas à nous les enseignantes. Après Noël, même si les choses étaient plus placées, ce n'était pas facile. J'étais seule avec les enfants. Il y avait un Kosovar qui était reparti de la classe, deux autres sont partis en février. Il y a des journées, des demi-journées où je disais: « Là, c'est en français ». Il fallait qu'ils fassent l'effort. Rendus en janvier, on met au moins des mots mais pas nécessairement des phrases.

Maintenant, il en reste un. Pour moi, c'est un enfant comme les autres. Il comprend. Il ne parle pas beaucoup, mais je pense qu'il n'est pas rendu là. Il se prépare dans sa tête, on lui parle beaucoup. Quand on fait des histoires, il est capable de rester assis. Il a un grand pas de fait. L'important, et c'est la plus grande leçon que je retire de cette expérience, c'est qu'il faut leur laisser le temps, il ne faut pas leur pousser dans le dos, il ne faut pas penser qu'ils vont rencontrer les exigences que d'autres rencontrent. Tant et aussi longtemps que tu ne sens pas que l'enfant est à l'aise, qu'il est bien dans sa peau, qu'il est capable d'avoir de belles relations avec les autres et avec l'enseignant, ça ne sert à rien d'essayer de lui passer un programme. Vaut mieux adapter les activités comme, entre autres, les casse-tête pour qu'il trouve sa place et qu'il développe des relations harmonieuses. C'est de chercher ses forces, ses habiletés et de lui parler bien sûr. Ce n'est pas évident mais il faut leur faire confiance, il faut leur donner le temps de s'intégrer. Il faut les occuper, et non pas dire : « On va les laisser aller comme ça ». À un moment donné l'enfant fait son bout de chemin. Il faut aussi que tu aies l'appui de la direction. Parce que s'il ne m'avait pas envoyé une mesure d'appui, je ne peux pas dire comment ça aurait été. Il y aurait sûrement eu quelqu'un, quelque part, qui aurait été pénalisé...