© Larouche, H. (2000).

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Préambule : Le récit suivant raconte l'intégration d'une enfant arrivant de Bosnie. La petite a vécu les horreurs de la guerre et est très insécure. De par son ouverture, l'éducatrice tente de faire en sorte que l'enfant redécouvre sa joie de vivre.

TITRE: UN PETIT OISEAU À APPRIVOISER

Depuis le début de l'année scolaire, c'est moi qui ouvre les portes du service de garde de notre école. Nous débutons à 7 h 30 min et la fermeture du service de garde est à 17 h 45 min. Nous avons quatre-vingt-dix dîneurs inscrits et la clientèle totale de l'école est actuellement à deux cent quatre-vingt-dix-neuf élèves, avec un fort pourcentage de Bosniaques, de Serbes et de Rwandais ne parlant ni le français, ni l'anglais. Ce sont des enfants adorables et très attachants, mais très agités, agressifs et parfois perturbés par les horreurs de la guerre. Nous avons pour eux des mesures d'accueil, et Aline leur enseigne la langue française. Souvent, nous recevons ces enfants à l'improviste.

Cette histoire se passe en janvier. C'est le retour en classe d'un long congé des Fêtes et les enfants arrivent tout excités, heureux de me revoir et, surtout, heureux de rencontrer leurs amis. Je n'étais pas prévenue de leur arrivée, une petite nouvelle d'environ sept ans, immobile, qui se tenait là accompagnée de son père et de son grand frère de neuf ans. Je leur souris et je me présente: «Bonjour, je m'appelle Lucie.» Le père répond pour sa fille: «Anna». Aussitôt, Erik, le frère d'Anna, entre dans le local avec le sourire aux lèvres et prend l'avion qui est déposé sur l'étagère. Enid vient vers lui et ils s'amusent déjà ensemble; le contact se fait très bien avec le garçon. Je tourne la tête vers Anna, son père lui enlève son chapeau de laine, déboutonne son long manteau rose et suspend son vêtement au crochet que je lui avais désigné. Le visage de la petite est très pâle et ses yeux semblent terrifiés. Son père jette un dernier regard en agitant la main pour nous saluer. Je lui renvoie un immense sourire pour le rassurer. Anna n'a aucune réaction. J'ai envie de la serrer très fort dans mes bras, mais je me retiens. Je ressens une grande tristesse, de la pitié mêlée à de l'amour. En douceur, je la prends par la main pour la sécuriser. «Les amis, je vous présente une nouvelle amie, Anna ». Elle est native de la Bosnie. Enid, veux-tu, s'il te plaît, lui dire dans son langage que nous lui souhaitons la bienvenue?» Elle n'a aucune réaction, les yeux dans le vague.

Je fais le tour du local avec elle; elle ne rejette pas ma main, mais ne réagit pas. Je surveille ses messages non verbaux : c'est un bon départ, car elle laisse sa main dans la mienne. Je crois qu'elle se sent rassurée et qu'elle me fait confiance. Je lui désigne une place et lui remet des crayons de couleur et une feuille blanche. Elle semble n'avoir aucune émotion, aucune réaction. J'observe de loin cette petite fille de sept ans. Jusqu'à 8 h 15 min, je m'occupe d'un groupe multi âge. Enfin, la petite bouge les yeux et son regard s'arrête sur moi. Voilà qu'elle m'observe. Je lui envoie un sourire plein de tendresse. Tout à coup, je me sens joyeuse et je m'entends fredonner un air de Noël. Je sens que j'ai remporté une mini victoire. À la sonnerie, c'est Enid qui accompagne Anna à sa classe de première année. Enid, mon interprète, est un petit Bosniaque que j'ai moi-même accueilli en septembre, au début de l'année scolaire. Il s'est vraiment bien adapté à notre école. Anna l'a suivi avec le visage aussi triste qu'à son arrivée. Plus tard, elle revient pour le dîner avec ses camarades de classe, soit environ une quinzaine d'enfants. Elle reste là, immobile, à l'entrée, et elle me regarde. Elle attend un signe. Je lui indique alors d'avancer et lui désigne une place autour de la table ronde en compagnie des autres élèves.

Dans ce grand local, nous sommes deux éducatrices et quarante enfants de maternelle et première année. Je m'avance doucement avec un sourire et je lui prends la main en douceur; elle s'assoit avec ses camarades. Je dépose sa boîte à lunch devant elle et elle ne l'ouvre pas. Peut-être n'a-t-elle pas d'appétit? Je m'empresse de prendre les présences des élèves pendant qu'Huguette s'occupe de réchauffer les mets qui vont au micro-ondes. La période du dîner est assez «olé! olé!» «Lucie, je ne trouve pas ma boîte à lunch!» crie Yasmine. «J'ai perdu mes espadrilles» dit Jean-Michel en pleurant. «Regarde, j'ai perdu une dent» dit Alex. J'ouvre la boîte à lunch de Simon. Son lait s'est répandu et son sandwich est tout détrempé!!! «Y a-t-il un ami qui veut partager son dîner?» «Oui, moi Lucie!» répond Rémi. J'ouvre la boîte à lunch d'Anna: un morceau de salami entre deux tranches de pain blanc sec, sans moutarde, ni beurre. Je lui donne un verre d'eau. Elle ne bouge pas. Je lui fais signe de manger: aucune réaction. Je prends alors son quart de son sandwich et le dépose sur le bord de ses lèvres. Elle ouvre la bouche instinctivement. Ouf! Elle a mangé la moitié de son sandwich. Je lui fais un clin d'oeil en signe de satisfaction pour lui signifier qu'elle a bien mangé et que je suis fière d'elle. À ce moment, Geneviève me dit: «Tu sais, papa a une nouvelle amie, et j'ai un petit frère maintenant.» «Où est Olivier, je ne le vois pas?» «Il est à la salle de toilettes, il se lave les mains» répond Boris. À un moment, je ferme la lumière et je dis: «Un, deux, trois» et le silence se fait. Tout est calme dans la pièce. Les enfants jasent sur un ton plus bas. Le repas terminé, c'est la période des jeux calmes, des jeux libres, du dessin, etc. À 12 h 45 min, on procède au rangement, au brossage des dents, à la toilette, à un repos de quinze minutes et enfin, à l'habillage pour aller jouer à l'extérieur. Il est 13 h 30 min, et la sonnerie se fait de nouveau entendre pour le retour en classe.

Une semaine passe et je suis consciente qu'Anna a un gros problème d'adaptation à l'école et au service de garde. Les autres enfants ne jouent pas avec elle et elle est toujours seule, sans réaction. C'est alors que je décide de consulter son enseignante, Josée.

-Lucie: Bonjour, comment ça va avec Anna?

-Josée: Je suis découragée, je n'obtiens aucun rendement avec elle. Elle est présentement en observation dans ma classe.

-Lucie: Est-ce qu'il y a une éducatrice spécialisée ou une autre personne qui s'en occupe?

-Josée: Cette semaine, un comité «étude de cas» se réunit pour discuter du cas d'Anna.

-Lucie: Qui fait partie de ce comité?

-Josée: Aline (la responsable qui accueille les enfants nouvellement immigrés à notre école), la direction, l'éducatrice spécialisée du CLSC, les parents d'Anna, l'interprète et moi-même (enseignante d'Anna).

Je suis aussitôt allée rencontrer Aline afin de discuter du cas d'Anna. Elle m'a semblé surprise que je m'occupe du problème de cette enfant. Je l'ai vu dans son regard. Elle m'a répondu avec étonnement, et, très mal à l'aise, je sentais que je mettais le nez où je n'avais pas d'affaires. Aline me dit que ce dossier est confidentiel. J'ai réalisé tout à coup que je ne respectais pas le secret professionnel de cette personne. Immédiatement, je me suis excusée et je lui ai dit que je comprenais sa position. Je l'ai même félicitée pour sa compétence et le respect qu'elle portait à ce dossier. Toutefois je me suis permis de lui demander quelque chose : «J'aimerais que tu dises aux parents d'Anna, lors de cette rencontre, que je désire que leur petite fille vienne jouer après la classe au service de garde. Je suis certaine qu'avec l'aide de ses camarades, nous arriverons à lui faire retrouver son sourire afin qu'elle puisse mieux s'adapter à son école. Le matin et à l'heure du dîner, je n'ai pas assez de temps pour m'occuper des besoins de cette enfant, mais en après-midi, j'ai plus de temps à ma disposition et nous faisons plusieurs activités en groupe. Je suis convaincue qu'elle pourra s'exprimer avec la peinture, la pâte à modeler, les marionnettes. Ce serait pour elle une bonne thérapie, toute en douceur, faite dans le jeu. Je suis sûre que ce serait bénéfique pour elle. Elle retrouverait son sourire avec nos activités et par les contacts physiques et visuels avec les autres élèves du service de garde. Surtout que j'ai le même but qu'eux : le bonheur de leur enfant. Je veux assurer à Anna une intervention cohérente, riche et stimulante. »

Trois jours plus tard, une éducatrice spécialisée du CLSC vient me voir pour me donner le résultat de cette rencontre. Elle me dit que les parents sont heureux d'envoyer leur fille au service de garde pour un essai d'un mois et qu'ils me remercient pour l'aide apportée à leur enfant. Elle me demande de ramasser les dessins faits par Anna pour les analyser. Elle me remet un cahier dans lequel il y a des petits bonhommes sourires, indifférents et tristes, pour qu'Anna puisse tous les jours me désigner avec son doigt le bonhomme qu'elle choisirait pour m'indiquer comment elle se sent. Si elle est contente de son après-midi, elle choisirait le sourire; si elle n'est pas heureuse, elle choisirait le bonhomme au visage triste. Ce sera ainsi plus facile de détecter si Anna est heureuse au service de garde. De plus, elle ajoute: «À tous les vendredis, je viendrai chercher les dessins d'Anna et je regarderai son petit cahier; nous discuterons de ses améliorations et de ses besoins.» Immédiatement après la visite de cette éducatrice, je réunis les amis du service de garde. Nous sommes assis sur le cercle aux discussions pour parler d'Anna. C'est un groupe de vingt enfants, âgés entre sept et onze ans, qui m'accompagne présentement.

Alors, je commence la discussion:

Lucie: Les amis, vous avez sans doute remarqué notre nouvelle petite amie Anna?

Cynthia: Oui, Lucie, pourquoi qu'elle est différente de nous?

Valéry: Pourquoi qu'elle ne parle pas?

Rébecca: Pourquoi qu'elle est toujours si triste?

Lucie: Et bien, les amis, c'est de tout cela que nous allons parler aujourd'hui, parce que demain, Anna va venir se joindre à nous au service de garde, dans l'après-midi, et j'aurai besoin de votre collaboration. J'ai vraiment besoin de vous. Enid, Boris et vous, Nina et Mirella, vous êtes des Bosniaques comme elle et vous comprenez plus que nous ce qu'elle a vécu. Alors, si on est ensemble, je suis certaine qu'Anna retrouvera son sourire. Notre premier but, c'est le sourire d'Anna. Elle n'est pas différente, mais elle n'a pas le même langage. C'est une petite fille qui a souffert, elle a eu beaucoup de peurs. Elle a vécu les horreurs de la guerre.

Marie-Pierre: On va l'accueillir avec un beau bonjour chaleureux à son arrivée au service de garde.

Ariane: Oui, c'est vrai. Il faut qu'elle oublie ses cauchemars de cette guerre et qu'elle retrouve sa joie et son sourire. Elle fait pitié. Je croyais qu'elle était muette.

Arlette: Je vais toujours jouer avec elle. Je vais lui prêter ma poupée Barbie.

Mirella: Elle va glisser sur ma carpette avec moi.

Lucie: Je suis heureuse de votre réaction positive. J'ai confiance en vous. Comme d'habitude, vous êtes le meilleur groupe de toute l'école et je suis fière de vous. Ensemble, on va y arriver. Il ne faut pas lâcher. Je vous remercie et je savais que je pouvais compter sur votre grande générosité, sur votre collaboration. Les yeux des enfants étaient remplis d'amour et de joie.

Le lendemain les camarades arrivent en compagnie d'Anna. Ils sont heureux, remplis de joie, les yeux pétillent. Eux aussi ont le même but que moi: le bonheur d'Anna. «Lucie, qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui?» «Si vous êtes d'accord, nous allons faire de la peinture aux doigts, et ceux qui le désirent pourront se servir des pinceaux. Prenez votre collation, ensuite nous commencerons l'activité.» Ils ont fait asseoir Anna à leur table. Elle est là qui attend, ne bouge pas, et semble très déçue de ne pas retourner à la maison. Les enfants commencent à peindre; elle ne s'occupe pas d'eux, elle est triste et semble sans réaction. Alors, je vais vers elle et je l'amène devant la table. Je lui fais signe de faire comme eux; Anna ne bouge toujours pas. Je mets donc un pinceau dans sa main et lui remets une feuille. Elle n'a pas fait grand mouvement, mais c'est un départ. «Elle n'aime pas ça peinturer?» demande Audrey. «Oui, mais allons-y tranquillement. Je crois qu'on veut aller un peu trop vite. Demain, nous irons glisser au terrain de jeux.» «Oh! Bonne idée!» répond Audrey. J'ai placé les chefs-d'oeuvre des enfants sur le mur et celui d'Anna au milieu. Dessin barbouillé, mais ce n'est pas grave. Elle a un peu participé. C'est ça l'important.

Ma relation avec le père est très positive. Notre communication se fait par des gestes et par l'intermédiaire du petit Bosniaque appelé Enid, il est notre interprète. Je sens que le père me fait confiance. Le matin, je les accueille avec un sourire chaleureux : «Dobar dan Anna.» Le père est surpris de cette petite attention pour sa fille, et je ne manque pas l'occasion de lui dire qu'elle est douce, gentille et très attachante. Il sent que j'aime Anna et que je l'accepte telle qu'elle est. Par son attitude, je comprends qu'il m'accepte, car, chaque matin, il arrive en me disant un beau bonjour.

C'est grâce aux enfants du groupe que j'ai réussi à atteindre mon but qui était de voir le sourire d'Anna. Nous avons réussi. Au début, ses dessins étaient tristes. Aujourd'hui, cependant, ils comportent des couleurs un peu plus vivantes. La peinture, la pâte à modeler et le dessin sont les activités préférées d'Anna. Elle se sentait très en sécurité avec nous, et j'ai réussi à lui faire dire bonjour en français. Quelle belle victoire! Quelle joie quand les enfants l'ont entendue parler pour la première fois! «Lucie, Anna parle! Lucie, Anna a souri!» Leur joie irradiait, car leur but était atteint.

Un an plus tard Anna rencontre encore Hélène, l'éducatrice spécialisée de CLSC. Cette dernière m'a confié que le cas de cette petite sera très long et difficile à traiter. Son père m'a dit dernièrement que la petite avait un blocage en me faisant signe avec la main vers sa tête. Il a ajouté qu'Anna dansait à la maison, qu'elle taquinait son frère Erik et que, parfois même, il lui demandait de se calmer. Elle aime les «Back Street Boys». J'ai souri, car c'est un miracle. C'est incroyable! À la maison, elle n'est pas la même petite fille qu'on retrouve à l'école. La cage de mon petit oiseau si fragile est maintenant ouverte. En douceur, je l'ai apprivoisée et je la laisse maintenant s'envoler avec tous les outils que ses camarades et moi lui avons donnés.