© Larouche, H. (2000).

Version imprimable:

Préambule : Le récit raconte le cas d'un enfant qui a peu d'estime de lui-même et qui est rejeté dans le groupe. L'éducatrice décrit ses interventions auprès de lui et les stratégies qu'elle met en place auprès de sa « gang » pour créer un climat d'appartenance.

TITRE: MATHIEU, L'OURS MAL LÉCHÉ

Mathieu est un gentil gaillard aux joues rouges, un garçon qui a 11 ans, bientôt 12. Il est l'aîné d'une famille de trois garçons. Mathieu est en sixième année et fréquente le service de garde depuis la première année. Il a plusieurs amis : Maxime, Pierre-Louis, Charles, François, et bien d'autres. Il a toujours énormément de choses à me raconter et il est de bonne humeur la plupart du temps. Dans le groupe il occupe bien sa place parmi les autres. Il participe aux activités et parle de beaucoup de choses qui l'intéressent, les scouts, les ordinateurs, les astres, etc. C'est un enfant qui est très curieux, qui aime apprendre et en montrer. Son intérêt pour le monde est remarquable. Il est avec moi depuis septembre de l'an passé (c'est la deuxième année qu'il est dans mon groupe) et depuis, il a bien changé. Vous le constaterez dans ce qui suit...

En septembre de l'an passé... Mathieu avait bien hâte de joindre ma gang car au service de garde, le groupe des grands c'est un groupe « spécial ». Nous avons droit à des activités différentes comme des couchers au service, l'ordinateur avec Internet, un système de récompenses différent des autres, un spectacle de variétés monté par eux, une ligue d'impro, le cercle de la vérité et quelques autres privilèges. Cette formule, je l'ai mise en pratique depuis mes débuts. C'est la manière que j'ai trouvée, en collaboration avec l'équipe, pour garder l'intérêt des grands pour le service de garde. Il faut préciser que je travaille avec les cinquième et sixième années qui dînent au service de garde. Nous sommes 20 dans le groupe et celui-ci est toujours complet. Il y a même quelques enfants qui attendent qu'une place se libère pour nous rejoindre. Pour moi l'appartenance à un groupe est importante pour la construction de l'estime de soi. On se sent accepté, reconnu, aimé et on devient donc plus heureux. Les grands, qui ont pour la plupart passé quelques années en service de garde, ont besoin de nouveauté pour les stimuler, les amuser. Ils ont besoin de faire des choses différentes des autres pour se sentir plus grands, plus compétents. Ils ont encore bien besoin d'adultes pour s'occuper d'eux. Mais à cet âge, c'est plus difficile de le reconnaître. C'est pour cela que la formule de «gang » me paraît intéressante, car c'est le groupe qui se prend en charge et non nécessairement l'adulte. L'enfant n'a pas l'impression d'être pris pour un petit comme chez une gardienne par exemple. Selon moi, malgré ses 11 ou 12 ans, l'enfant n'a pas la maturité pour se garder seul trop longtemps et demeurer sans surveillance. Selon des statistiques, c'est un groupe d'âge qui figure parmi les plus susceptibles de vivre des agressions de toutes sortes.

En étant également responsable du service, je connaissais Mathieu de réputation. Depuis son arrivée dans notre école, je n'avais jamais eu vent de problèmes majeurs avec cet enfant, mais j'avais quelques fois eu connaissance de son caractère bougon et de sa difficulté à se faire accepter des autres. Lors de l'entrée en septembre je me suis dit : bon le voilà, je dois faire abstraction de ce que j'ai entendu à son sujet. Certaines éducatrices ne se gênaient pas pour dire que Mathieu avait tout un caractère, qu'il n'était jamais content et qu'elles étaient en «vacances» lors de ses absences. Je l'ai entendu pour lui et pour d'autres aussi. Je pourrais parler longtemps de l'attitude des éducatrices face à l'enfant qui a un comportement inhabituel. J'ai beaucoup de difficultés avec cette manière de cataloguer les enfants différents. Au début de ma carrière j'en étais presque à donner des cours en technique d'éducation en service de garde. Heureusement pour moi, j'ai laissé tomber.

J'ai commencé mon année comme à l'habitude, en laissant au groupe le temps de s'apprivoiser et de faire connaissance. Dans ce groupe, les anciens initient les nouveaux chaque année. Ils me connaissent bien et connaissent aussi les règles pour «faire partie de la gang». Je n'ai pas à intervenir très souvent. Nous avons des privilèges mais il faut faire en sorte de les mériter. Nous avons aussi le privilège de décider en équipe du programme d'activités. Nous vivons dans un climat très démocratique et très respectueux des autres. Habituellement, les jeunes comprennent assez rapidement qu'il y a des ententes « implicites » dans ce groupe. Comme je l'ai expliqué auparavant, si l'enfant se sent aimé, accepté et compétent, il y a bien des chances qu'il accepte les règles proposées par ce fonctionnement.

À peine arrivé dans la gang, les premiers conflits avec Mathieu sont apparus. II se plaignait du mauvais traitement des autres à son égard, des noms dont il se faisait traiter (comme « le gros tas »), de la place auprès des autres qui lui était interdite, des activités qu'il ne voulait pas faire car elles étaient trop plates, des injustices qu'il vivait, etc. J'avais beau essayer de cerner qui commençait ce petit jeu mais à chaque fois je rencontrais le même problème : lui aussi criait des noms aux autres, lui non plus n'acceptait pas les autres, lui aussi critiquait. Et le pire, c'était que c'est souvent lui qui commençait. Pendant ce temps, il était malheureux et moi je jouais un double rôle : détective et éducatrice. En plus, je passais beaucoup trop de temps à régler des conflits. Ce qui va à l'encontre de ce que je fais habituellement.

En parallèle, je suivais un cours sur l'estime de soi dans un certificat. J'ai commencé mon certificat pour me ressourcer après huit ans de pratique. Je trouvais que la théorie apprise dans ma technique au cégep était très loin derrière moi, même avec plusieurs années d'expérience. À la suite de mes premières lectures sur l'estime de soi, j'avais presque tout de suite compris que c'était le problème de Mathieu et que j'en avais fait un défi personnel. Pour moi c'était incompréhensible de constater qu'avec l'adulte, Mathieu n'avait aucun problème et qu'il comprenait aussi très bien les trucs pour entrer en contact avec ses pairs. Par exemple, je pouvais lui expliquer que souvent, les autres voulaient seulement l'agacer car il se fâchait facilement et qu'une des solutions était d'ignorer ou de blaguer à son tour. Il me répondait que c'était vrai et qu'il allait l'essayer. Pour le mettre en pratique, c'était une toute autre chose. Cette manière de réagir ne lui convenait pas car il répliquait directement, comme si c'était trop dur d'ignorer, comme si cette mauvaise habitude venait du fond de son être. Il devait bien y avoir un moyen de l'aider.

Quel beau défi pour moi de travailler avec cet enfant à la construction de son estime de lui! Il faut dire que lorsque j'étais plus jeune, je portais des lunettes. Très souvent, les enfants qui ne me connaissaient pas riaient de moi et me criaient des noms. Quelqu'un avec un handicap ou démuni devient une cible facile pour les enfants. J'ai tellement eu de peine secrètement car devant les autres je faisais semblant de ne pas entendre. Heureusement que j'avais des amis(es) qui m'aimaient et des parents qui me respectaient. C'est grâce à cet amour si j'ai pu me bâtir une belle estime de moi. Dans le cas de Mathieu, je me disais que les autres ne l'acceptent pas puisqu'ils ne le connaissent pas. Quand on apprend à connaître quelqu'un suffisamment, on voit aussitôt qu'il a des qualités comme les autres et qu'il peut même devenir un bon ami pour nous. Quand on aime quelqu'un, on est incapable de rire de lui, de le blesser.

Je dois ajouter à mon histoire que j'avais rencontré à quelques reprises, entre deux portes, les parents de Mathieu. Sa mère était toute douce et très discrète, tandis que son père était très imposant et parlait très fort. Je l'avais en plus déjà entendu répondre des choses pas très intéressantes à son fils (du genre: s'il t'écœure encore, envoie-le chier). Mon idée était déjà faite, je commençais mon travail sans la collaboration des parents, ensuite je me réajusterais s'il le fallait. Comme je l'ai mentionné, Mathieu n'avait pas de problème avec l'adulte. Les adultes avaient bien du plaisir à discuter avec lui, moi y compris. Lors d'une croisière, j'avais même entendu le capitaine du bateau lui dire qu'il n'avait jamais rencontré d'enfants aussi intéressants et aussi curieux que lui. Ça m'est arrivé à plusieurs reprises d'entendre parler de lui de cette manière. Malgré toute cette complicité avec l'adulte, ça ne lui donnait pas plus d'amis bien à lui et c'est vers les jeunes de son âge que je voulais le diriger.

En débutant mes interventions, je pensais que lui rappeler comment il était gentil et comment il était apprécié lui ferait du bien et le motiverait à se trouver moins con, moins gros et moins tout ce que vous voudrez. Parce qu'il faut le préciser, les commentaires des autres l'affectaient et le rendaient agressif. Mon objectif était de briser cette roue et de lui apprendre à se respecter et à respecter les autres. Je trouvais cela trop pénible de le voir souffrir de la sorte et de voir qu'il ne réussissait pas seul. Les enfants de cet âge sont très cruels entre eux et à chaque fois que j'entendais leurs commentaires, ça m'affectait beaucoup et ça venait me chercher. Il se faisait traiter de « gros dégueulasse », certains jeunes essayaient de se battre avec lui pour voir s'il était fort, certaines filles du groupe disaient de lui qu'il était affreux, etc. Même s'il faisait semblant de ne pas comprendre, moi je savais ce qu'il devait vivre intérieurement. J'ai essayé plusieurs interventions: la confrontation au sujet de son comportement, la discussion seul à seul avec un ami en conflit, l'énumération de ces bons coups, la prise de conscience de ses mauvais coups, etc. Je ne connaissais que du succès à court terme avec ces méthodes.

À la fin du mois d'octobre, une intervention a changé la vie de Mathieu ainsi que la mienne. Dans un livre sur l'estime de soi que mon enseignante m'avait conseillée, j'ai trouvé un exercice de groupe sur l'estime de soi. Plus précisément un exercice sur l'autoévaluation et la construction de l'estime de soi. Étape 1: en sous-groupe, on se parle de ce que 1'on aime le plus de nous et on s'aide au besoin. Étape 2: on énumère sur papier ce que l'on aime le plus de nous. Étape 3: en équipe de 2 ou 3, on met en commun ce que l'on a trouvé et on en discute sans jugement. À la suite de cet exercice, Mathieu est venu me voir tout souriant et m'a raconté que deux enfants lui avaient dit que c'était le fun de jouer avec lui. Il était si énervé qu'on aurait dit qu'il venait de gagner le plus beau cadeau de sa vie. C'est à ce moment que j'ai compris que l'estime de lui passait par la reconnaissance de ses pairs, la force du groupe qui s'installe dès le début de l'année. Pas besoin de vous dire la joie que j'ai éprouvée quand j'ai vu pour la première fois cette petite flamme qui brillait dans ses yeux. On aurait dit que pour la première fois, Mathieu réalisait que les autres enfants étaient sincères et que lui aussi était agréable à fréquenter. Après cet exercice, petit à petit, il s'est donné la permission d'essayer de nouvelles choses (improvisation, sport). Il a aussi voulu participer au cercle de la vérité. Je l'ai même vu en conversation avec des filles... Il a réussi à construire son estime à partir de ces réussites et par l'appréciation de ses pairs. Il s'est impliqué de plus en plus dans le groupe et il a fait sa place positivement. Il faut ajouter que je n'étais pas loin pour le soutenir dans sa démarche et pour faire prendre conscience au groupe que Mathieu a de belles qualités. J'ai quelquefois fait applaudir le groupe pour un bon coup de Mathieu. Je lui ai laissé de plus en plus de place pour faire sa marque : je le laissais arbitrer lors de joutes sportives, il offrait son aide à l'ordinateur, etc.

Je le surveille encore de très près puisqu'il est encore très fragile. Les enfants comprennent bien, car eux aussi bénéficient de petits privilèges à leur tour et ils se rendent compte du progrès de Mathieu. J'ai même entendu un enfant dire à un nouveau de cette année que Mathieu avait changé. Pour moi le plus gros du travail était réussi. J'avais trouvé un truc pour aider cet enfant à grandir. Bien entendu, il doit encore être stimulé car ce n'est pas ultra solide, mais je veille toujours à maintenir la confiance qu'il a acquise en passant par ses pairs soit par une remarque, soit par l'accent que je mets sur ses bons coups. Par la suite, j'ai rencontré sa mère par hasard et je lui ai fait part de mes interventions et du succès que commençait à connaître son fils auprès des autres. Elle m'a dit que son fils lui avait dit qu'il avait de nouveaux amis au service de garde. Par exemple, au début mars, nous sommes allés en camp de neige et Mathieu s'est blessé au poignet. Sa mère est venue le chercher au camp pour une radiographie et avant son départ pour l'hôpital les enfants lui ont chanté «Ce n'est qu'un au revoir Mathieu » Sa mère a dit: « Arrêtez, je vais pleurer ». Je lui ai répondu: « Je te l'avais dit qu'il était accepté dans le groupe... » Je ne regrette pas mon choix d'avoir agi sans la collaboration de ses parents, car il y a certaines choses que nous pouvons réussir dans un service de garde à cause de la vie en groupe et que les parents ne peuvent pas nécessairement réaliser à la maison. Selon moi, ils ont sûrement tenu compte de mes commentaires, car à la maison il a l'air de bien aller également. Il y a même de nouveaux amis qui se rendent chez lui. Comme Charles, qui est un leader à l'école et qui a souvent pris Mathieu en grippe lors des dernières années. Charles ne fréquente pas le service de garde, mais il a sûrement senti une belle ouverture chez Mathieu et ils sont maintenant inséparables.

Pour moi, mon objectif est atteint parce que j'ai essayé de trouver une solution au problème. Il n'y a rien qui me fâche le plus que d'entendre : si un tel n'était pas dans mon groupe, tout irait bien. Cette phrase je l'ai entendue à quelques reprises dans ma carrière et j'espère de ne jamais l'utiliser. Je crois qu'à chaque problème, il y a une solution. Peut-être pas une solution miracle, mais une solution qui fera grandir l'enfant et l'éducatrice qui prend soin de lui. Il suffit de considérer notre travail comme un travail de professionnel de l'éducation. J'essaie d'installer un climat d'appartenance avec les membres de mon groupe, « ma gang ». Je suis bien dans ma peau et je souhaite que chaque enfant de mon groupe le soit, que chacun trouve sa place parmi les autres et qu'il soit prêt pour affronter sa vie d'adulte. Je crois énormément au service de garde et à l'utilisation bénéfique que l'on peut en faire. Je maintiens que l'on doit avoir la formation et les compétences nécessaires pour faire ce métier et j'essaie chaque jour de le prouver dans ma vie de groupe. Avant de me plaindre et de démissionner, j'essaie de trouver des solutions, de me documenter, de demander conseil. Dans la vie, il n'y a pas de bonnes réponses. Il y a surtout de magnifiques questions!