© Larouche, H. (2000).

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Préambule : Ce récit raconte ce qu'une éducatrice a vécu avec une petite fille de maternelle qui vient au service de garde selon un horaire variable. Cette enfant pleurait tout le temps, ne voulait pas manger, ne voulait pas jouer avec les autres et surtout, ne parlait pas. Elle décrit comment elle a réussi à établir une relation.

TITRE: LE REGARD EST D'OR ET LE SILENCE EST D'ARGENT

Mélanie est une petite fille de cinq ans, une rouquine aux yeux verts qui ne parle pas beaucoup, elle semble très timide et peut-être même un peu intravertie. Dans les premières semaines au service de garde, elle ne connaissait pas son horaire. Certains jours où j'avais son nom sur ma liste de présence, elle disait qu'elle ne venait pas; d'autres jours où son nom ne figurait pas, elle disait venir. De surcroît, l'enseignante venait se mêler de l'horaire de Mélanie, mais elle n'était pas plus au courant de l'horaire que moi.

Comme l'horaire variable (trois midis et deux soirs) causait beaucoup d'ennuis, je devais courir au bureau pour appeler la mère et vérifier la présence de Mélanie et ainsi laisser mon groupe sans surveillance. Ou bien faire attendre la classe de maternelle qui allait prendre l'autobus. Nous avons convenu, l'enseignante, la responsable, la mère et moi, d'avoir l'horaire exact de Mélanie à la maternelle ainsi qu'au service de garde. Cela a vraiment facilité les présences de Mélanie au service de garde. Comme Mélanie était très insécure ou trop timide pour s'exprimer, elle ne disait mot, elle me regardait les yeux dans l'eau comme pour me supplier de l'aider. Elle pleurait constamment sans savoir trop pourquoi. Elle restait là, dans son vestiaire jusqu'à ce que j'aille la chercher par la main pour qu'elle descende au service de garde. Ce comportement m'exaspérait. J'étais rendue très impatiente vis-à-vis de son attitude inerte. J'avais envie de la brasser un peu pour qu'elle se réveille (jamais je n'aurais osé faire cela, mais j'y ai pensé).

Un jour où elle ne devait pas venir, quelqu'un vint la reconduire. Je lui demande d'où elle arrive. Elle ne faisait que pleurer et ne répondait pas. La secrétaire d'une autre école appela au service de garde dans l'instant qui suivit l'arrivée de Mélanie. Elle a pris son autobus, elle a débarqué chez elle, mais comme elle n'a pas vu la voiture de sa mère, elle s'est mise à pleurer. En bon samaritain, un autre chauffeur d'autobus la vit sur le coin de la rue et la ramassa. Comme elle ne parlait pas et qu'il était en retard pour son autre transport, il amena Mélanie dans une école non loin de la nôtre. En lui posant des questions, la secrétaire finit par apprendre que la petite fille s'appelait Mélanie, qu'elle était à la maternelle et que son professeur s'appelait Joséphine. Comme il n'y a pas plusieurs enseignantes de maternelle portant ce nom et d'après le secteur où était Mélanie, la secrétaire a déduit que Mélanie venait probablement à notre école. Une enseignante de l'école nous ramena donc Mélanie toute en pleurs.

La situation ne touche pas seulement les présences, mais l'intégration de Mélanie. Comme elle ne vient pas tous les jours et, de plus, à des périodes différentes, il est très difficile d'intégrer Mélanie dans le groupe. Quelquefois, il faut donner un peu de nous pour recevoir un peu. Mélanie ne donne que des pleurs et des regards. Je suis obligée d'aller au-devant des enfants pour leur demander de jouer avec Mélanie. Pendant les repas (nous avons le service de traiteur) elle mange en « chignant », les yeux en supplice: « j'ai plus faim » ou « je n'aime pas ça » combien de fois l'ai-je entendu? Il faut dire que je demande toujours aux enfants de manger ce qu'ils ont dans leur assiette. Habituellement, chacun d'eux demande la quantité qu'ils veulent selon l'appétit qu'ils ont, cela évite ainsi le gaspillage de nourriture. Mais pour Mélanie, c'était pénible. Comme elle ne parle pas, son assiette était assez pleine et, quelquefois, remplie d'aliments qu'elle n'aimait pas. Donc, son seul moyen pour s'exprimer ce sont les pleurs, qui durent souvent tout le repas. Lorsqu'elle me demandait, en larmes, si elle avait assez mangé, je lui répondais qu'elle était sûrement capable de me parler comme une grande de cinq ans et non comme un bébé de deux ans. Lorsqu'elle finissait par me le demander comme une grande, je l'applaudissais et lui répondais qu'elle était certainement capable de manger encore cinq bouchées de son repas. Ce qu'elle faisait de peine et de misère.

Le temps que j'ai passé à régler le problème d'horaire, nous étions rendus au début novembre. Je me suis mise à observer ce que Mélanie mangeait ou ne mangeait pas. Mélanie pouvait prendre une ou deux bouchées et se plaindre tout le reste de son repas. C'était rendu que les enfants venaient me dire: « Nancy, Mélanie pleure encore! » Je ne savais plus quoi faire, j'étais exaspérée! Je trouvais qu'elle n'était pas très réveillée et même plutôt « empotée » pour une enfant de cinq ans. Ça me désorientait complètement et ses présences étaient pénibles au service de garde parce qu'elle déséquilibrait tout le groupe par son attitude. Elle restait figée, inactive et j'irais même jusqu'à dire inerte par son comportement et son regard « absent ». Je me sentais impuissante face à elle. Quand je faisais une activité de bricolage, elle pleurait parce qu'elle n'était pas capable ou bien un jeu au gymnase, elle pleurait parce qu'elle ne savait pas jouer.

Je raconte deux incidents pour illustrer son comportement. Le premier s'est produit au gymnase lors d'une activité. J'expliquais le jeu du détective et de l'assassin. Ce jeu consiste à asseoir les enfants en cercle, à déterminer un détective qui va se cacher. Par la suite tous les enfants se ferment les yeux et l'éducatrice touche la tête d'un enfant, celui-ci devient l'assassin. Le détective revient et doit essayer de découvrir qui est l'assassin. Quant à lui, l'assassin, doit faire des clins d'oeil à ses victimes pour les éliminer. Le jeu se termine quand le détective découvre qui est l'assassin. Après les explications du jeu, j'ai demandé aux enfants s'ils avaient tous compris le jeu et nous avons commencé. J'ai touché Mélanie pour qu'elle soit l'assassin et le détective est revenu. Deux minutes passent, aucun clin d'oeil. J'ai fait ressortir le détective et j'ai demandé anonymement si l'assassin avait bien compris le jeu. Elle a éclaté en sanglots en disant qu'elle ne comprenait pas et qu'elle ne voulait pas jouer. J'ai donc changé l'assassin en lui expliquant que lorsqu'on ne comprenait pas, il fallait le dire et non pas pleurer comme elle le faisait. L'autre incident s'est passé lorsque nous étions dehors. Une demi-journée par semaine les enfants de maternelle n'ont pas de classe. Mélanie est présente à cette journée. Nous avons joué dehors tous ensemble. Mais comme à « son habitude » Mélanie reste seule dans son coin. Elle n'était pas très bien habillée pour jouer dehors (pas d'habit de neige) mais n'avait pas le choix de venir. Je lui offris de prendre une pelle, ce qu'elle fit et elle se mit à gratter dans un coin. Je lui demandai si elle avait froid, elle me fit signe que oui, je lui dis d'aller jouer au soleil que c'était plus chaud, c'est ce qu'elle fit. Elle semblait dans son univers, seule, mais bien.

Revenons à la période du dîner. Au mois de décembre, Mélanie ne mangeait toujours pas. J'ai pris la décision de téléphoner à sa mère parce que c'était pire chaque midi. J'étais « tannée » de priver Mélanie d'activités parce qu'elle n'avait pas terminé son dîner. Je n'avais jamais rencontré sa mère auparavant, étant donné que c'est le père qui vient toujours chercher Mélanie. J'appelle donc la maman de Mélanie. Je lui demande si sa fille mange bien le soir à la maison et elle me répond qu'elle dévore. Je lui dis que sa fille ne mange pas le midi, qu'elle pleure toujours en disant qu'elle n'aime pas ça ou qu'elle n'a plus faim. Je trouve qu'elle paye le service de traiteur pour rien (3,25$) et que peut-être sa fille préférerait manger avec son lunch. Je lui dis d'en discuter avec sa fille et qu'elle téléphone à la responsable pour annuler le service de traiteur si c'était la décision qu'elles prenaient. Elle me dit qu'elle est bien découragée parce que sa fille est bien difficile au niveau de la nourriture et qu'il a fallu qu'elle la change trois fois de garderie entre l'âge de trois et cinq ans pour cette raison. Nous avons donc convenu d'essayer pour un mois avec la boîte à lunch et nous verrions si Mélanie adopterait une attitude différente. Janvier passa avec ses dîners maisons et Mélanie ne trouvait rien à redire. Enfin, plus de larmes pour les repas mal-aimés, mais toujours pas de mots pour entrer en relation avec les autres enfants ou avec moi (incluant les autres éducatrices).

Maintenant que deux gros problèmes étaient réglés (l'horaire et les repas), il ne me restait plus qu'à essayer d'entrer en relation avec cette enfant si mystérieuse. Un soir où elle était présente, Mélanie a eu un choix à faire entre un film et des jeux calmes. Elle décida les jeux. Comme j'avais vu le film, je restais avec les enfants qui préféraient les jeux. Je demande donc aux enfants ce qu'ils veulent faire comme jeu et tous sauf Mélanie me répondirent des blocs LEGO. J'ai demandé à Mélanie ce qu'elle voulait faire et elle me désigna les jeux de table. Je me suis donc installée avec Mélanie pour faire ces jeux. Toujours sans paroles, elle alla choisir un jeu de mémoire (je n'aime pas les jeux de mémoire, je ne suis vraiment pas douée pour ces jeux). J'essayais tant bien que mal de la faire parler, lorsqu'elle tournait une carte je lui demandais: qu'est-ce que c'est? Elle me regardait et je pouvais presque lire dans ses yeux « pour qui me prends-tu? » ou « franchement, je le sais que c'est une maison! » Lorsque le jeu était terminé, elle alla en choisir un autre. Je n'ai pas suggéré de jeu, par contre j'ai refusé des jeux qu'elle avait choisis (scrabble et boggle) en lui disant que c'était des jeux pour les grands qui savent lire et écrire. Elle choisit donc des jeux d'associations (tels que des dominos imagés). Je ne peux pas dire que ça me tentait mais bon, si je pouvais enfin établir une relation avec elle, il fallait que je m'implique. Très rarement (une ou deux fois), Mélanie a parlé, mais j'ai senti qu'elle était satisfaite de son après-midi par une petite lueur dans son regard et son joli petit sourire.

Quelques trois semaines se sont écoulées, j'avais prévu avec les enfants d'inviter leurs parents à dîner avec nous. Mélanie ne faisait pas exception. Sa mère vint dîner avec nous. Quelle crise, mes amis! Mélanie ne voulait pas que sa mère soit là. Elle voulait qu'elle parte. Elle voulait elle-même apporter sa boîte à lunch. Elle ne voulait pas manger. Après de longs regards vers sa mère puis vers moi, qui toutes les deux avons essayé de lui expliquer la situation, elle se mit à manger et à accepter sa mère à ses côtés. Je n'ai pas compris pourquoi elle a réagi de cette façon, peut-être qu'elle ne s'attendait pas à voir sa mère là? Je ne sais vraiment pas. Le dîner se déroula sans autres anicroches avec Mélanie. Par contre, en discutant avec sa mère, j'ai appris quelque chose qui ne m'avait jamais été signalé (ni à moi, ni sur la fiche d'inscription de l'enfant), c'est que Mélanie a une intolérance au lait. Moi, qui depuis toujours exige que les enfants boivent leur verre de lait au complet le midi, j'apprenais qu'elle était allergique au lactose. Je comprends maintenant pourquoi c'était si long à terminer son repas. Pauvre Mélanie! J'ai dit à sa mère qu'il est très important de nous signaler ce « léger » problème (comme elle disait) étant donné les conséquences que cela entraîne. De plus, la plus belle chose qui pouvait arriver, arriva : la maman de Mélanie me dit que sa fille aimait venir au service de garde, qu'elle ne voulait pas s'absenter pour aucune raison, et ce depuis environ deux ou trois semaines. Pour moi c'était une victoire. J'ai pu enfin établir une petite relation avec cette enfant. Je vois enfin que cette petite fille peut avoir bien des choses à m'apporter.

Avec Mélanie, j'ai appris que je ne devais pas juger le comportement d'un enfant juste à première vue. C'était tout un défi d'accepter un enfant qui est très différent de moi. Pour moi un enfant s'est fait pour bouger, jouer, sauter, rire et s'amuser. Mélanie ne faisait rien de tout cela. C'était plutôt une enfant taciturne, inactive, intravertie, pleurnicheuse. C'était difficile pour moi d'accepter un tel comportement. J'ai toujours fait abstraction des comportements des enfants peut-être parce qu'ils étaient comme je l'espérais, mais Mélanie m'a fait réaliser qu'accepter n'est pas aussi facile à faire qu'à dire. J'ai appris qu'il faut apprendre à la connaître, par des gestes, des mots ou tout simplement par des regards sensibles. C'est difficile d'accepter l'inacceptable, mais avec du temps et de la patience tout rentre dans un ordre qui n'est pas nécessairement logique pour nous. J'ai donc appris à connaître Mélanie, à lui démontrer de l'amour et de la tendresse. Les conséquences ont été positives : Mélanie est plus joyeuse, souriante et de plus elle a maintenant des amis. Elle a cessé de pleurer sur son sort et joue même des tours aux autres enfants.