© Larouche, H. (2000).

Version imprimable:

Préambule : Une éducatrice tente par différentes stratégies de faire cesser les comportements non appropriés d'un jeune garçon de première année nouvellement inscrit à l'école. Celui-ci vit des choses difficiles dans son milieu familial; il est par ailleurs séparé de son père, qui vit en Alberta. L'éducatrice a l'appui de l'enseignante et de la direction, mais ne peut compter sur l'aide de la mère, qui semble, pour différentes raisons, ne pouvoir être présente pour son enfant .

TITRE: BRISER LA GLACE

Mon récit relate l'arrivée d'un petit garçon appelé Alfred à notre école. Alfred est arrivé au mois d'octobre, après le début des classes. Auparavant, Alfred vivait avec ses parents en Alberta. Là-bas, les âges de fréquentation scolaire sont différents. On commence la maternelle à 4 ans, ce qui veut dire qu'à 5 ans l'enfant entre en première année. Alfred avait 5 ans à son arrivée ici (il avait donc déjà fait la maternelle). Malgré son jeune, il fallait l'inscrire en première année, ce qui voulait aussi dire de l'intégrer dans une classe formée depuis déjà un mois. En plus de vivre cette intégration dans un nouveau milieu, Alfred a aussi vécu un bouleversement familial: ses parents ont divorcé. Il était séparé de son père (qui demeurait encore en Alberta). De plus, sa mère a entamé une relation amoureuse avec un homme d'ici, de qui elle a d'ailleurs eu un autre enfant (une fille). La mère occupait un emploi de serveuse.

Aux alentours de 11 heures, alors qu'Alfred et sa mère faisaient l'inscription de celui-ci au secrétariat, j'étais au bureau en train de remplir des rapports. J'ai vu, au premier coup d'œil, un enfant insécure. Alfred m'a semblé un enfant fragile au visage pâle et surtout craintif à l'idée de venir s'installer dans une nouvelle école. J'ai ressenti une émotion de tristesse. Tout de suite, il devait casser la glace, car sa mère, une fois l'inscription complétée, le laissait pour le dîner à l'école. C'est là que mon rôle a vraiment commencé auprès de ce petit garçon, puisque je suis surveillante à l'heure du dîner. J'étais alors chargée de présenter Alfred à un enfant de sa future classe, parce que dans l'école, c'est moi qui dois jumeler les élèves à la table afin de sécuriser l'enfant pendant cette période du dîner. Lorsque je l'ai présenté à ses pairs, Alfred était plutôt timide. J'ai mentionné tout de suite d'où il arrivait et que par le fait même, Alfred pourrait échanger avec eux sur les différences entre les écoles. Les amis avec beaucoup de compréhension l'ont très bien accueilli. Durant la première semaine, Alfred n'a pas bougé un doigt pendant la période du dîner. Il écoutait les consignes parfaitement. Cependant, en aucun temps la mère n'a contacté l'école durant les premières semaines pour s'informer de l'intégration de son fils. C'est même son enseignante qui eut le rôle de le diriger vers son autobus scolaire pour qu'il puisse rentrer chez lui, à la campagne.

Au bout d'une semaine, j'ai observé un changement de comportement. Il bougeait constamment, ne restait pas à sa place, se levait tout le temps. J'ai alors parlé de ce comportement à son enseignante qui elle aussi avait remarqué les mêmes difficultés. Elle m'a dit: «je crois que la mère n'ouvre même pas le sac d'école, car les messages envoyés à la maison pour une signature ne sont jamais signés.» À l'heure du midi, il s'est mis à envier les lunchs de ses copains de table et il lui arrivait souvent de quêter des friandises. Il semblait n'avoir que des tranches de pain au beurre d'arachide et ce, jour après jour. Vu que le premier contact à l'heure du midi était avec moi, je sentais qu'Alfred avait une grande confiance en moi. J'aimais beaucoup m'asseoir avec lui car il savait tenir une conversation avec l'adulte. Souvent, il lui arrivait de fabuler en inventant des choses impossibles, mais, pour continuer à le faire jaser puisque je voulais vraiment essayer de comprendre son milieu, j'entrais dans son jeu. Plus tard, il a commencé à me dire que sa mère avait oublié de lui faire un lunch. Alfred descendait pour dîner avec boîte à lunch vide, ou bien pas de boîte du tout . La politique de l'école est de nourrir l'enfant lorsque cette situation se présente, grâce à la garderie scolaire. Connaissant sa capacité à fabuler, j'ai voulu en avoir le coeur net. Durant la récréation, je suis allée à son crochet pour vérifier s'il me disait la vérité. C'est alors que j'ai découvert le jeu d'Alfred, il cachait son lunch dans son sac à bottes. Afin de voir ce qu'il advenait de son lunch après l'école, je suis retournée en fin de journée pour espionner mon copain, étant donné que je ne demeure pas loin. C'est alors que j'ai constaté qu'il se faufilait dans les toilettes pour jeter son sandwich. Comme sentiment, j'ai ressenti une grande peine de voir un enfant de 5 ans et demi avoir des comportements comme celui-là. J'ai commencé à avoir de la pitié pour cet enfant. J'ai discuté avec lui de son problème et il m'a dit: «Il faut que je le jette, car maman va me donner le même lunch demain matin.» J'ai fait un compromis avec Alfred dans le but qu'il mange son dîner: «si tu arrêtes de jeter ta nourriture et que tu me promets que tu vas bien te nourrir, je t'apporterai à l'occasion un dessert de chez moi». Malgré les promesses, Alfred a toujours envié ses copains, a continué de jeter un coup d'oeil sur le contenu de leur lunch, pour finalement commencer à les voler: rouleaux aux fruits, barres tendres, etc. C'est à ce moment que j'en ai discuté avec la direction et tout de suite, la responsable a convoqué la mère à une rencontre. Elle s'est alors montrée plus ou moins indifférente, ne manifestant aucune surprise ou réprobation en la présence de la direction, du professeur et de moi-même. Par contre, j'ai observé que cette indifférence provenait possiblement de l'agression entre les quatre murs de la maison familiale en écoutant les dires de Alfred: «Non, ne le dis pas à ma mère, car elle va encore me tirer sur mon lit et je vais passer toute la soirée dans mon lit».

Je connaissais intimement son enseignante et je savais qu'elle éprouvait les mêmes émotions que moi dans cette relation, Alfred avait aussi une grande confiance en Marie, son enseignante. C'est en demandant sa collaboration que l'on a pu mettre fin aux vols de lunch de ses pairs. Elle avait seulement à dire à Alfred: «Alfred je vois dans tes yeux que tu mens» et tout de suite il admettait son méfait. Enfin, Alfred a finalement compris que ce n'était pas la bonne solution de voler de la nourriture. Il a aussi compris qu'il serait plus profitable de demander à ses amis s'ils veulent partager avec lui étant donné que dans cette école, tout finit par se savoir. Naturellement, il a eu des hauts et des bas; mais, c'était quand même contrôlable.

Après les vols de boîtes à lunch, toutes sortes de petits larcins ont eu lieu: vols d'épinglettes, de beaux crayons, etc. Malheureusement, les vols n'étaient pas ses seuls méfaits. Il lui arrivait de s'isoler dans les toilettes à l'heure du midi pour faire des mauvais coups: boucher les toilettes ou les lavabos, faire des graffitis, etc. À moi, Alfred n'a jamais fait de mauvais coup. Pourquoi? Je crois qu'il avait une affection envers moi, même s'il ne le démontrait pas toujours. Souvent, j'étais découragée d'entendre toujours parler de lui en mal soit par les enseignants ou bien par ses pairs. En même temps, j'éprouvais beaucoup de peine, car je l'aimais. Il n'avait qu'à me faire un sourire et j'oubliais ce qu'il faisait. J'accordais beaucoup de temps à cet enfant et j'avais parfois l'impression d'échouer dans mes interventions lorsque nous avions pris le temps de discuter de ses mauvais coups et que je croyais qu'il avait « compris ». Mais je n'avais pas le dos tourné qu'Alfred recommençait. Je ne savais jamais ce qui lui trottait dans la tête et aussi, quelle sorte de soirée il avait passée avec sa mère. Dans ma relation avec lui, je lui faisais prendre conscience de tous les méfaits qu'il reconnaissait avoir commis et je lui posais souvent la question: « pourquoi agis-tu comme ça? » Il me répondait: « bien je n'en ai pas moi, de belles choses comme ça à la maison ».

À l'heure des récréations, sur la cour d'école, il se tenait toujours avec des plus vieux que lui et la plupart du temps, des têtes fortes: batailles, disputes et chicanes faisaient partie de son quotidien. Encore là, il me prenait par les sentiments, il arrivait à venir me chercher intérieurement : colère, dispute, conséquence négative. Quand j'étais calmée, je retournais le voir et je discutais avec lui. Il y avait peut-être un peu de manipulation de sa part envers moi. Il n'était pas capable d'accepter un non de ses copains. Il frappait instantanément. Je suis donc allée voir la direction et celle-ci a appliqué la politique de l'école. Après trois avertissements sévères, l'école a le droit de demander à sa mère de le retirer pendant l'heure du dîner pour une période d'une semaine. Sa mère s'est fortement opposée, supposément pour des raisons de travail. Étant donné les avertissements très sérieux, la mère était prête à vouloir rencontrer la direction. Comme premier plan d'intervention, aux alentours du mois de janvier, la direction, son enseignante, moi-même et la mère étions décidées à trouver une solution à tous ces comportements inacceptables. C'est alors que nous avons opté pour un placement à la garderie scolaire puisque le nombre d'enfants est peu élevé (entre 20 et 30 élèves) et que nous, dans la salle du midi, nous sommes au moins 100 élèves. L'encadrement serait donc plus facile. Je sentais la mère un peu réticente à ce changement, juste en observant ces yeux. Elle ne démontrait aucune réaction, mais elle n'avait pas d'autre choix. Malheureusement, cette solution très temporaire n'a pas modifié le comportement d'Alfred et il a même nuit au climat du groupe. Il a recommencé à faire des vols (crayons, jouets, etc.) et à être un leader négatif au sein du groupe. Il n'écoutait jamais les consignes. À entendre parler l'éducatrice de la garderie, j'ai l'impression qu'elle le voyait comme un «diable» en liberté. Elle ne témoignait aucun amour pour cet enfant. De plus, la mère s'est opposée à ce qu'Alfred continue de fréquenter la garderie scolaire pour des raisons financières. Le coût de la garderie est de 2$ par midi, donc 360$ pour l'année et le service régulier du dîner coûte 50$ pour l'année.

Au mois de février, Alfred était donc identifié par la direction, par le corps enseignant et par ses pairs comme un «cas», un enfant problème. Comme deuxième plan d'intervention, la direction a décidé que j'interviendrais de façon particulière auprès de lui puisque je suis également éducatrice spécialisée. Le plan consistait à suivre les activités et les jeux de la garderie scolaire étant donné qu'il avait quand même aimé aller à la garderie, mais dans un rapport 1/1 c'est-à-dire moi et lui. J'ai donc établi une feuille de route basée sur quatre consignes relativement simples.

1. Rester assis à l'heure du repas.
2. Ne prendre aucune chose qui ne m'appartient pas.
3. Aller aux toilettes sans faire des dégâts.
4. Jouer sans me chicaner.

Au bout de la semaine, si les consignes avaient été respectées, Alfred pouvait s'intégrer au groupe de la garderie scolaire pour la période bien spéciale du vendredi.

Malgré des hauts et des bas, je suis quand même parvenue à canaliser son énergie pour le reste de l'année scolaire en utilisant un système de récompense (méthode Behevioriste) et ce, en dépit du manque d'intérêt et de coopération de la mère. Ce qui a sauvé Alfred cette année-là, c'est son charme et son beau sourire, car malgré l'étiquette qu'il portait, cet enfant a réussi à obtenir l'amour de la direction, de son professeur et particulièrement de moi puisque je ressentais une très grande tendresse pour lui. Pendant toutes ses vacances d'été, Alfred est retourné vivre en Alberta avec son père et est venu se réinstaller ici en septembre, soit pour sa duexième année scolaire. Au retour, Alfred se disait content de revenir et moi j'avais le même sentiment. J'avais très envie de le voir et surtout de pouvoir discuter avec lui de son été. Naturellement, il revenait encore avec son comportement négatif. Nous avons donc établi les mêmes règles que l'année précédente. Mais cette fois-ci, au mois d'octobre, Alfred ne fonctionnait plus en classe. Il éprouvait de très grandes difficultés de concentration. La mère a dû amener Alfred rencontrer un pédiatre, qui lui a prescrit du Ritalin. On pouvait donc le compter parmi le club des "R". Lorsque j'ai appris la nouvelle, cela m'a bouleversée, car je ne le considère pas comme un enfant hyperactif.

C'est moi qui lui donnais son médicament, puisqu'il devait prendre une pilule à chaque midi. Un des effets secondaires de ce médicament est le manque d'appétit. Alfred ne mangeait donc presque pas à l'heure du midi. Il était une tornade puisqu'au moment où je le côtoyais, son Ritalin du matin ne faisait plus effet. Par contre, j'observais qu'à 13 heures, Alfred entrait en classe d'un calme inhabituel. J'éprouvais de la rage contre la mère, car je considérais Alfred comme un socio-affectif et que le médicament agirait seulement pour le calmer en classe, tout en étouffant le vrai problème. En même temps, j'éprouvais de la peine pour l'enfant.

Encore là, pendant cette année, il y a eu des hauts et de bas, mais cette fois-ci je connaissais beaucoup mieux mon petit bonhomme. À la fin de sa deuxième année, la mère étant à bout de force de son garçon, elle a décidé de renvoyer Alfred chez son père, en Alberta. J'avais beaucoup de chagrin à savoir que je ne reverrais plus cet enfant et surtout de ne pas savoir comment il allait être traité avec son père étant donné que je ne l'avais jamais rencontré. Serait-il capable de répondre à ses besoins d'enfant? À la dernière journée de l'année, j'ai demandé à Alfred ce qu'il aimerait faire avec moi et il m'a répondu: « aller chez toi ». Je l'ai donc amené se baigner en présence de mon fils. Je le sentais heureux d'être là et cela me faisait un grand plaisir. Ce petit bonhomme-là m'a fait comprendre que souvent, lorsqu'on rencontre des enfants avec des troubles de comportements et qu'on regarde le milieu dans lequel ils vivent, on se sent bouleversé. On s'attache à ces jeunes et on comprend qu'ils ne sont que victimes de leur milieu. Je termine en disant que beaucoup d'enfants sont fragiles comme de la glace et souvent il faut se sentir comme un brise-glace pour arriver à la casser.

Alfred, mon petit bonhomme, a su toucher mes cordes sensibles avec son premier regard aux yeux bleus inquiets. De le voir, si petit, assis tout seul en attendant sa mère faire son inscription j'en avais déjà le coeur gros. C'est à ce moment-là que j'ai ressenti de l'empathie pour Alfred, peut-être même de la pitié. Étant une personne très émotive, les enfants que je côtoie me touchent intérieurement. Je n'ai pas besoin de savoir comment est le milieu, je le sens, je le vois. Chez moi, c'est naturel. Tout de suite, je devine si l'enfant aura besoin d'aide. Si je fais un retour sur moi-même, derrière se cache une petite fille qui elle aussi a souffert d'avoir un père alcoolique. C'est pourquoi l'amour de ces enfants au coeur brisé me touche si profondément. Au fil des jours où j'ai côtoyé Alfred, j'ai appris à aimer cet enfant malgré ses comportements inacceptables, l'étiquette négative de ses pairs, ou de certains enseignants. Je ne voulais en aucun cas avoir un effet Pygmalion pour cet enfant. Je savais qu'il avait du potentiel et je voulais essayer de le mettre sur le bon chemin, c'est-à-dire qu'il soit capable de gérer ses émotions et surtout qu'il ait une bonne estime de lui. C'est en bavardant avec lui que j'ai appris à connaître Alfred. Lui et moi, on discutait de différentes choses et même si je savais que quelque part il fabulait, j'aimais son imagination rêveuse. Il m'arrivait souvent de le comparer à certains jeunes qui font du cinéma. En lui offrant des desserts de chez nous, mon intention était de mettre fin à ces vols. Je voulais éviter qu'il soit un futur délinquant dans la société. Avec un système de récompenses pour ses bons comportements de la semaine, je savais que je lui faisais un grand plaisir en l'amenant à l'O.T.J. (centre de loisirs) étant donné qu'il vivait à la campagne et qu'il n'avait jamais eu la chance d'aller à cet endroit. Par contre, j'ai analysé que même avec beaucoup d'émotions, il faut toujours savoir se protéger si on ne veut pas avoir le sentiment d'échouer. Ces enfants que nous rencontrons, on aura beau faire tout plein de beaux efforts, inventer des tas de nouveaux moyens, ce n'est malheureusement pas nous qui décidons comment les éduquer.