© Larouche, H. (2006).

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Préambule : L'enseignante raconte le cas d'un petit garçon, Antoine, qui provient d'une famille qu'elle qualifie de «dysfonctionnelle». L'enfant a subi des sévices sexuels et vit beaucoup de tensions dans son milieu familial. Antoine a construit une carapace pour se protéger. La narratrice retrace le chemin parcouru pour entrer en relation avec le jeune garçon.

TITRE: L'APPRIVOISEMENT D'UN ENFANT DIFFICILE

À chaque année, vers le mois d'octobre, j'appelle tous les parents. Je leur donne un compte-rendu de l'adaptation de leur enfant à l'école, comment a été le premier mois, je m'informe s'il y a des changements à la maison. Cette année-là un père m'a raconté une partie de l'histoire de son fils, Antoine. Il provenait d'une famille de trois enfants, une sœur plus vieille et une sœur plus jeune qui ne venait pas encore à l'école. Les parents étaient séparés, le père s'occupait des trois enfants. Ils ont subi au cours de leur enfance un enlèvement par la mère et ils ont aussi subi des sévices sexuels. Il me disait qu'Antoine pouvait porter des gestes sur les autres enfants au niveau sexuel et il pouvait aussi être violent envers l'adulte et surtout envers la femme. Le père mettait beaucoup la faute sur la mère. Selon lui, la mère était responsable de tout. Par contre Antoine allait voir sa mère de façon régulière sous surveillance, avec ses deux sœurs.

Un début d'année difficile, et il n'était pas le seul, j'avais des enfants actifs mais lui, c'était très lourd comme cas. Puis je ne peux pas dire que j'avais beaucoup de soutien. Au début de l'année, j'observais attentivement Antoine. C'est un type d'enfant très taciturne, renfermé, mais très sournois et violent physiquement. J'étais méfiante, dans le sens où il ne faut pas que je m'approche trop, que je le colle trop. Alors j'observais comment je devais m'avancer, un peu comme le petit prince avec le renard... En causerie il ne voulait pas participer, je lui disais : «C'est correct Antoine, tu ne dis rien, on va passer à l'autre ami.» Antoine causait des problèmes, parce que des fois c'était la contestation: « Non je ne le ferai pas !» Je répondais: «Bon, O.K., tu ne le fais pas, on te retire». Mais le temps de le retirer, moi, je perdais du temps avec mon groupe. Qu'il saute ça ne me dérangeait pas, mais j'étais inquiète par rapport aux autres enfants. Antoine était taciturne, il était indifférent, il ne répondait pas tellement, il ne voulait pas écouter les consignes, alors je l'envoyais s'asseoir sur une chaise. C'est un enfant très grand, très costaud, il est né au mois d'octobre. Alors quand je voulais le prendre pour aller l'asseoir, il se faisait comme mou, je ne pouvais pas l'immobiliser.

C'était un enfant extrêmement têtu. Il ne m'a jamais frappée, il ne m'a jamais touchée, mais une fois j'ai eu peur. Il avait blessé un enfant, je voulais le retirer en lui disant : «Tu vas aller t'excuser.» Il m'a dit : « Non je ne le ferai pas.» J'ai ajouté : «Tu dois t'excuser pour ce que tu as fait, tu vas avoir un geste réparateur à faire pour ton ami.» Il a dit: «Non je ne le ferai pas». J'ai dit : «Antoine ton père va être avisé parce que c'est un geste qu'on ne tolère pas en classe. Ce n'est pas terminé, je vais voir ce qu'on va faire avec ça.» C'est ça qui l'a fâché, qui l'a mis en colère, que j'appelle son père. Je sentais comme une tension entre nous deux, je me suis éloignée, j'ai respiré, j'ai dit : «O.k., Antoine assieds-toi cinq minutes, moi je me retire, on va se reparler dans cinq minutes.» Avec le regard qu'il avait, j'ai pris une distance d'un bras parce que j'ai eu peur qu'il me frappe. Mais il n'a pas rien fait. Il s'est assis et je suis allée voir l'autre enfant; il l'avait vraiment blessé. J'ai eu besoin de me retirer quelques instants. Quand je suis revenue j'ai dit à Antoine : « J'ai dû me retirer Antoine parce que j'ai trouvé ça difficile. J'avais besoin de prendre du temps pour être calme avec toi. Est-ce que toi maintenant tu es prêt à me parler?» Je lui ai demandé ce qu'il devait faire. Il a dit : «M'excuser, j'ai un geste à faire mais je le sais que tu vas appeler chez moi.» J'ai dit : «Oui je vais appeler chez toi, tu connais notre politique de classe, quand on est conscient d'un geste, qu'on s'excuse, puis qu'il y a un geste réparateur, c'est quelque chose qu'on règle dans la classe. Par contre ton père doit le savoir.» Je dis toujours aux parents que je ne veux pas qu'il ait une double conséquence parce que l'enfant l'a vécue en classe, sa conséquence. Alors il s'est excusé, il a fait une peinture, il déteste la peinture. J'ai un petit tableau pour les gestes réparateurs, l'autre enfant lui avait demandé de faire une peinture. Il a fait une peinture puis il a eu aussi la conséquence que le lendemain il ne pouvait pas aller à l'ordinateur et il adorait l'ordinateur. Je leur fais décider la conséquence mais je les avertis si c'est une conséquence qui m'apparaît pas trop difficile, je peux intervenir.

Alors en octobre quand j'ai eu le portrait par le père, c'est sûr que j'ai informé la direction, j'ai fait un P.I.A., [un plan d'intervention], mais ce n'était pas l'enfant qui répondait bien au plan d'intervention tellement il était comme «boqué». L'entente qu'on avait eu c'était le retrait, l'isolement, l'arrêt d'agir; parce qu'il pouvait lancer des objets aux autres et les blesser. Je crois qu'on était, pas en confrontation, mais qu'il me testait comme je pouvais le tester.

Le père s'informait et venait souvent à l'école. Les enfants étaient suivis par toute une équipe de la DPJ [Direction de la protection de la jeunesse], de psychologue, de thérapie familiale et des services de l'école... Il fallait que nous soyons [les enseignants] dans le décor aussi, il y avait beaucoup de monde dans le dossier, c'était assez complexe. À chaque fois qu'il se passait quelque chose, j'appelais chez eux. Le père filtrait ses téléphones mais je l'avais prévenu : «Je vous donne mon numéro de téléphone, vous pouvez m'appeler quand vous voulez, par contre quand je vous appelle je veux que vous me retourniez mon appel parce que c'est important.» Il me retournait toujours l'appel, la communication était bonne. Le père n'était pas un mauvais bougre mais il savait tirer profit de tout de ce qui passait, par exemple : aller à l'église et dire qu'il était tout seul pour élever ses enfants, -je ne travaille pas pourriez-vous m'aider-, demander à l'école les repas chauds, ils ont eu une piscine en cadeau, etc. Je pense qu'il y avait un petit peu d'abus. Ma préoccupation c'était les enfants, je me disais s'ils ont des repas chauds, tant mieux, ils mangent au moins. À un moment, le père a essayé de me dire que la mère était comme ci, qu'elle avait fait ça, en tout cas, il avait dressé tout un tableau. Je suis une personne assez directe, je lui ai dit : «Écoutez, moi je ne fonctionne pas avec la mère, je fonctionne avec l'enfant. Je veux savoir ce que l'enfant a vécu mais la mère ce n'est pas à moi de l'aider, c'est l'enfant que je veux aider!» Il a pris alors un peu de recul... Le père allait en cour pour un oui ou pour un non. Mon directeur m'avait dit : «Fais bien attention parce que tu risques d'aller en cour si tu fais quelque chose de travers.» L'année passée, j'avais vécu une mauvaise expérience, une mère est venue chercher le bulletin de son enfant alors qu'elle était séparée du père. Après quand le père est venu, la mère a voulu me faire dire des choses que je n'avais pas dites et j'ai été obligée d'être assermentée. Le directeur m'a offert son aide : «Si tu veux qu'il y ait quelqu'un avec toi, pour ne pas être toute seule au bulletin, dis-le moi.» Je me suis dit tant qu'il [le père] va être correct avec moi, je vais être correct avec lui. En fait, le directeur savait que j'étais capable de me débrouiller, c'est pour ça que l'enfant a été placé dans ma classe, il voyait que je pouvais être capable de fonctionner avec un enfant de ce type-là. Mais disons que je n'aurais pas pris un tel cas à chaque année! Je dois dire malgré toutes ces difficultés que Antoine est un garçon très intelligent, très brillant, il a marqué ma vie, je l'ai trouvé très attachant. Je voyais dans son regard qu'il était curieux mais il ne voulait pas le montrer. Je voyais son potentiel, il regardait les mots quand j'écrivais des messages au tableau, je voyais qu'il découvrait les mots mais il ne le disait pas. Il n'était pas stimulé à la maison, mais tout ce qu'on demandait de faire en classe, il le faisait bien, il était bon en création, en arts, sauf qu'il ne voulait pas danser, chanter. Je l'ai laissé faire.

Puis un jour, vers le mois de janvier, j'ai eu une surprise... J'avais un enfant très brillant dans cette classe, Maxime. Comme Antoine allait au service de garde avec Maxime, ils ont commencé à jouer aux échecs ensemble. Maxime, mon surdoué, aimait jouer aux échecs avec Antoine parce qu'il savait jouer. Ils se donnaient des trucs ensemble. Ça a été pour moi comme un déclic, j'ai demandé à Antoine de me montrer à jouer. On a commencé à avoir un lien comme ça. Ce moment a été décisif je crois dans le changement qui s'est opéré entre Antoine et moi. J'ai demandé au commissaire d'acheter des jeux. J'ai organisé une période de jeux d'échec et de dames aux récréations. Les plus faibles jouaient aux dames, ceux qui avaient plus de difficulté d'apprentissage. Je donnais à Antoine des responsabilités : «Peux-tu montrer ça à trois ou quatre amis pendant que je vais aller m'occuper de telle chose?» Des fois, il y avait des petits conflits, des petites chicanes, parce que lui, il suivait la règle, il savait le jeu parfaitement, mais les autres l'avaient modifiée. Je lui disais : «Laisse-leur une petite chance, ils commencent».

Bien sûr, Antoine n'a pas changé du tout au tout, des fois quand il dérapait, qu'il recommençait à se refermer, à se retirer, à dire non je ne le fais pas, ça ne me tente pas, je lui disais: « Écoute, tu as le choix, Antoine, c'est le temps d'arrêt et la poursuite de tes activités ou ça prend plus de temps parce que tu perds du temps de jeux.» C'était un enfant très up and down au niveau des humeurs. Je l'avais toujours à l'œil, je regardais toujours comment il fonctionnait, dans la classe je voyais où il était, j'observais tout le temps. Je disais: « Tu as le choix, tu sais qu'il y a des choses intéressantes, il y a des choses qui t'intéressent moins, mais il faut les faire quand même, alors tu as le choix de les faire ou de pas les faire sauf que si tu ne fais pas tes défis, tu es pénalisé.» Je négociais avec lui pour les périodes d'ordinateur, car il aimait beaucoup l'ordi, il n'en avait pas chez lui. Alors il a commencé à apprendre à rentrer dans la routine de la classe. On a développé comme une espèce de connivence ensemble, des fois il me disait non mais il me regardait avec son petit sourire puis il disait : « Je vais y aller ». Je pourrais dire que dans toute ma carrière, c'est un enfant avec qui il y a eu une connexion, un petit déclic, juste à le regarder, juste dans les yeux. Il me faisait énormément confiance, parce que je ne lui ai jamais menti, je lui ai toujours dit la vérité, j'étais conséquente. C'est un enfant qu'on devait aller chercher par la parole, le regard puis la patience.

Ce que j'ai appris avec Antoine, c'est un lien de tendresse et d'affection malgré un contexte de vie difficile. Je l'ai vu s'épanouir et être heureux. L'objectif que je me donne à chaque début d'année c'est que l'enfant puisse sortir de sa maternelle avec une chose qu'il a aimée, qu'il se rappelle de bons souvenirs de sa maternelle. Pour Antoine, avec les échecs et les dames, j'ai réussi à lui faire aimer l'école. Les derniers mois ont été extraordinaires, j'ai eu bien du plaisir. À la fin de l'année je leur dis toujours que je veux ma caresse avant de partir, il est venu dans mes bras, il m'a serré et il m'a demandé : «Vas-tu avoir ma petite sœur l'année prochaine?» Parce que sa petite sœur arrivait en maternelle. J'ai dit : «Trouves-tu qu'elle serait bien dans ma classe?» Il m'a répondu : «Oui j'aimerais ça.» L'année suivante, ils sont déménagés incognito dans un autre village. On n'a pas su où ils étaient partis. J'ai juste été un tremplin pour Antoine, dans le fond c'est comme si je lui avais permis de traverser le pont. C'est très important pour moi la relation, c'est la première chose que je dis à mes parents, lors de la première rencontre. Ce n'est pas l'académique qui est important pour moi, c'est le contact, la confiance, que votre enfant développe un sentiment d'appartenance, une confiance entre lui et moi, après on commencera à parler d'apprentissage. C'est un des élèves qui m'a marquée beaucoup et qui a laissé de quoi dans mon enseignement.

Il faut dire que j'ai vécu dans un milieu «dysfonctionnel», mon père était alcoolique, violent. On était cinq enfants, j'étais la plus jeune. Ma mère a dû se séparer quand j'avais 11 ans, à l'époque, ce n'était pas très reconnu. Alors j'ai dû me prendre en main très jeune. Les enfants comme Antoine, je pense qu'ils m'attirent. Je n'ai pas peur d'enfants en difficulté parce que j'ai été moi-même un enfant qu'on aurait pu étiqueter T.C [trouble de comportement]. Je me suis toujours perçue comme un enfant difficile à l'école primaire.