© Audet, G. (2006).

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TITRE: TOI, TU ES QUOI?

Cette année, je commence ma dixième année d'enseignement, presque toujours à la même école. J'ai toujours enseigné en maternelle, sauf cette année. J'ai enseigné neuf ans en maternelle : huit ans en maternelle uni-âge, et l'année dernière en maternelle multi-âge, donc maternelle, première année et deuxième année. Cette année je n'ai plus de maternelle car je suis mon groupe de l'an dernier. Le quartier dans lequel est située mon école en est un relativement aisé, mais la clientèle que l'on reçoit ne l'est pas nécessairement. En effet, le tiers des enfants qui viennent à l'école vivent dans une famille sous le seuil de la pauvreté. Comme c'est une école publique, les parents peuvent faire le choix d'y envoyer leurs enfants. Souvent, ce sont des parents qui ne sont pas nécessairement aisés financièrement, mais culturellement, ils sont très riches. C'est des parents qui mettent vraiment la famille et l'enfant au centre de leur vie, au point de travailler deux ou trois jours par semaine pour consacrer le reste de leur temps à leur famille. Souvent, ce sont des artistes, des travailleurs autonomes... Aussi, ce sont des personnes qui ont beaucoup le sens de la communauté. À l'école, il y a beaucoup d'échanges, de partage... Il faut dire aussi que c'est une petite école. On est seulement trois cents. C'est une grande bâtisse, pour peu d'enfants. C'est pour ça qu'on a beaucoup de place, mais c'est aussi un choix qu'on a fait.

Dans mon école, la diversité culturelle, on y a beaucoup accès par l'adoption internationale. Par exemple, il m'est déjà arrivé dans ma classe qu'un enfant demande à une autre enfant, d'origine chinoise : « Toi, tu es quoi? » en faisant allusion à sa culture. « Moi mon papa il est Italien, mais toi c'est sûr, tu es Chinoise. » Mais, ces petites filles-là, pour elles, elles ne sont pas Chinoises. En fait, ça dépend beaucoup de la part que les parents laissent à la Chine à la maison. Moi je les recevais en maternelle, mais justement, si elles ont été adoptées bébés, elles ont grandi comme Québécoises; leurs parents c'est maman et papa, leurs grands-parents sont des Québécois. Elles ont grandi dans la culture québécoise aussi. Il y a des parents qui s'en tiennent à ça et il y en a d'autres qui gardent un lien culturel avec la Chine. Par exemple, ils vont aller fêter le Nouvel An Chinois, ils vont aller dans le quartier chinois, ils vont manger au restaurant chinois, des choses comme ça. Ils vont en parler à leurs enfants. Ils vont le souligner et ils en sont conscients. Mais pour eux leurs enfants sont toujours Québécoises. Certains vont ajouter d'origine chinoise, mais pas tout le temps. C'est dans ce sens qu'en tant qu'enseignante il faut aller regarder l'histoire de l'enfant, l'histoire de la famille un petit peu, comment ça s'est passé et où se situent les parents là-dedans pour pouvoir bien intervenir. Il y a des parents qui trouvent que c'est très bien qu'on valorise l'héritage chinois de leurs filles et qu'on leur en fasse apprendre, aller explorer, faire un thème sur la calligraphie chinoise, par exemple. Et il y en a d'autres qui vont se demander pourquoi ma fille serait plus intéressée par la calligraphie chinoise que la petite voisine d'à côté. Des fois ça les agace qu'on marque cette différence-là, comme si c'était une façon en fait d'accentuer le stéréotype, de démontrer un certain racisme. Toi, comme tu es Chinoise, tu connais les affaires de Chine et tu sais tout ça, alors que ce n'est pas nécessairement ce qui se passe dans la réalité. La manière de réagir de l'enseignante prend alors toute son importance...

Dans tous les cas, avec tous les enfants et dans toutes les familles, je pense que c'est important de savoir qui est la famille, quelles sont ses valeurs, de mieux connaître la famille pour mieux connaître l'enfant. C'est certain que je n'aurais pas les mêmes interactions avec une petite Chinoise qui est très très proche de sa culture d'origine et quelqu'un qui n'est absolument pas du tout au courant de la culture chinoise. Je ne peux pas interagir de la même façon. Je ne lui soulignerai pas de la même manière la différence, même pas culturelle parce qu'elle a une culture québécoise, mais la différence physiologique, qui note une appartenance a une autre culture aussi, si elle n'est pas consciente de cette autre culture-là.

Il y a des précautions à prendre. Et des fois, on ne sait pas... On ne sait pas si c'est un enfant adopté ou non. Tant qu'on n'a pas vu les parents, et même les deux parents, on ne pourra pas nécessairement savoir. C'est important de faire attention, de ne pas avoir de préjugés et de se renseigner le plus rapidement possible pour savoir qui sont ces enfants-là et dans quelle réalité ils ont grandi. J'ai déjà eu une petite fille dans ma classe qui était adoptée de la Roumanie, mais qui ne le savait pas. Tout le monde autour d'elle le savait sauf elle, donc je ne pouvais pas faire référence à sa culture roumaine. En même temps, ce n'était pas tellement nécessaire parce que ça ne se voyait pas physiquement. Ce n'est pas une origine ethnique qui est tellement différente de la nôtre physiquement. On ne le voyait pas, mais il y aurait quand même eu des choses qu'on aurait pu travailler. C'est des enfants qui, des fois, ont des souvenirs un peu inconscients qu'on ne peut pas travailler nécessairement, mais qui vont se répercuter dans le conscient sous toutes sortes d'autres façons. Ils ont des problèmes d'attachement, des problèmes de comportement... La petite Julie avait été adoptée à dix-huit mois. Ce n'est pas vrai qu'elle ne se souvient plus de rien. Ce n'est pas possible, mais autour d'elle tout le monde faisait comme si rien ne s'était passé. Moi, ça me faisait quelque chose. Je me disais : « On est en train de la laisser avec quelque chose qu'elle ne peut pas travailler, avec laquelle on ne peut la rassurer. » Ça me dérangeait. J'en avais parlé à la mère et elle, elle ne se sentait pas prête à lui dire.

Dans la classe, la petite avait des problèmes de comportement et des gros problèmes d'attachement. Elle n'arrivait pas à se faire des amis. Dès que quelqu'un s'approchait d'elle, elle le repoussait. Je me disais : « Si on fait juste crever cet abcès-là, on va être capable de travailler quelque chose. On va y arriver ». Mais on n'avait pas cet accès. Et c'était correct aussi. C'était une décision de la mère, des parents.

Toutefois, à partir du moment où cette dualité culturelle-là est sue par l'enfant, on peut la travailler et la célébrer. Je pense que c'est quelque chose à célébrer, si c'est bienvenu dans la famille. Je trouve que c'est important et que c'est très riche. Je pense que c'est comme ça qu'on apprend aux enfants à ne pas se fier à des stéréotypes culturels et à se rendre compte que tout n'est pas pareil comme chez nous, comme chez papa et maman, comme chez les petits voisins. Il y a du monde à côté, peut-être même dans la maison d'à côté, qui vont manger d'autres plats, qui vont cuisiner les mêmes viandes mais autrement, avec d'autres épices, qui vont parler d'autres langues, qui vont vivre d'autres choses, qui vont écouter d'autres sortes de musique. Je trouve que c'est cette diversité-là qui fait en sorte qu'on est riche et que les jeunes s'ouvrent à quelque chose d'autre.

Mais il faut aussi que ça soit bienvenu pour l'enfant. C'est là que joue la relation entre l'enseignant et l'enfant. Je pense par exemple à l'origami. Je devais avoir un atelier d'origami, donné par un parent et, cette année-là, j'avais une enfant qui était mi-Québécoise, mi-Japonaise. La maman de la petite fille, qui était Japonaise, faisait de l'origami, mais c'était un autre parent qui venait donner l'atelier. J'avais demandé à cette petite : « Est-ce que tu veux y aller? » en me disant intérieurement : « C'est évident que tu veux y aller, ça fait partie de ta culture ». Elle m'a regardée en voulant dire : « Pourquoi j'irais? Pourquoi moi plus qu'un autre? » Et elle m'a répondu : « Non, ça ne me tente pas ». J'avais présupposé, mais elle m'a fait comprendre que j'avais mal présupposé... Dans ces situations, il faut être capable de dire : « Ah, c'est vrai, ce n'est pas parce que tu es Japonaise que tu aimes tout ce qui est japonais ». Comme moi, ce n'est pas parce que je suis Québécoise que je m'associe à tout ce qui se fait de ce côté-là. À la limite, il faut être capable de rire de soi-même quand on fait des facilités, des présupposés qu'on n'aurait pas nécessairement dû faire.

La première fois que j'ai eu des petites Chinoises adoptées dans ma classe, elles étaient deux. On avait fait exprès quand on avait fait les groupes de maternelle. On s'était dit : « Est-ce qu'on les met ensemble ou est-ce qu'on les sépare? » On s'est dit : « Ah ça peut être drôle, elles vont peut-être se reconnaître ». On les a mises ensemble, dans la même classe, en se disant qu'elles avaient quelque chose de commun. Mais ça, c'est vraiment un stéréotype et un préjugé. Elles n'ont rien en commun, elles ne viennent pas de la même famille. C'est sûr qu'elles ont été toutes les deux adoptées, mais, en fait, c'est plus les parents qui ont quelque chose de commun que les enfants. Les parents sont passés par le même processus, mais les enfants n'ont pas plus quelque chose en commun que deux autres enfants. Par contre, ce qui a été drôle, c'est qu'elles se sont effectivement reconnues, dans le sens où elles ont bien vu qu'elles avaient quelque chose en commun.

Physiquement, elles ne se ressemblaient pas du tout. Elles n'avaient pas du tout la même forme de visage, le même « bridage » des yeux. Elles devaient venir des deux parties très différentes de la Chine. Mais dès qu'elles se voyaient, elles riaient. Elles avaient juste à se regarder et elles riaient, un peu comme s'il y avait un miroir devant elles. Tout au long de l'année, elles ont parlé un langage inventé en nous disant que c'était du chinois. C'était mignon. À chaque fois qu'on leur demandait ce qu'elles disaient, elles répondaient : « Vous ne pouvez pas comprendre, on parle chinois. » J'ai vérifié avec les parents pour savoir si effectivement elles savaient parler chinois. Ils ont dit non. Mais ça en avait toute la sonorité... Je pense aussi que ça avait tout le côté imaginaire de ce qu'elles entendent autour d'elles, dans des cassettes, dans des films, dans des disques, dépendant de leur exposition à leur culture d'origine. C'était vraiment mignon de les voir s'inventer ce langage-là. Ça ne posait pas vraiment problème parce qu'elles avaient d'autres amies. Ce n'était pas exclusif. Ça aurait pu devenir « nous les Chinoises et vous le reste », mais ce n'était pas ça. Ce n'était pas ce genre d'enfants-là. C'est quelque chose auquel on n'avait pas pensé au départ. En les mettant ensemble on s'était dit qu'elles allaient devenir amies, mais on n'avait pas du tout anticipé qu'elles pourraient aller vers un côté très exclusif. On s'était dit que ça allait être plus facile pour elles... Mais quand j'ai vu qu'elles commençaient à développer un langage, je me suis questionnée à savoir si je les laissais continuer là-dedans. Est-ce que je les laisse s'illusionner, s'imaginer? Est-ce que ça peut justement devenir quelque chose qui prend tellement de place qu'elles excluent tout le reste du monde autour d'elles? Avec la psychologue, on a vérifié avec elles. On les a aussi observé pendant leurs interactions et la psychologue en est venue à la conclusion qu'elles s'amusaient. C'était comme un petit jeu de rôle. Au coin maison, il y a une maman et l'autre fait le papa, elles, elles jouaient à deux petites Chinoises qui se parlent. C'était une complicité qu'elles s'étaient bâties, un côté « vous ne pouvez pas comprendre ». Moi, je trouvais cela correct. C'est une partie qu'elles avaient à partager. Je dirais vraiment qu'elles se sont reconnues : on a quelque chose en commun, on le partage et il y a seulement nous qui pouvons être conscients de ça. Dans les deux cas, c'est des familles qui étaient très très proches de la culture d'origine de leurs filles. Elles fêtaient le Noël Chinois, elles étaient très très proches de cette culture-là. C'est des parents qui faisaient l'effort de rester proches de la culture d'origine.

Je me rappelle aussi de la maman d'une petite Chinoise qui avait été très offusquée que je ne sois pas intervenue lorsqu'un enfant avait fait le commentaire : « Toi tu n'es pas comme nous, tu as les yeux bridés » à sa fille. Elle l'avait pris comme si on excluait sa fille, comme si cet enfant-là était en train de dénigrer, d'exclure sa fille parce qu'elle était différente. Sur le coup, je n'en avais pas vraiment fait de cas. Je n'avais pas vu où pouvait être le côté blessant de la chose. C'est elle, la mère, qui était revenue en me disant : « Ma fille a été blessée, elle n'a pas compris ». Parce qu'en fait, sa petite fille, elle ne se voyait pas les yeux bridés. Elle ne se voyait pas différente des autres. Elle vivait dans la même culture que tout le monde autour d'elle. Elle ressentait ça comme du rejet quand on n'arrêtait pas de lui souligner qu'elle ne faisait pas partie de cette culture-là parce que physiquement, ça ne paraissait pas. Elle avait des signes distinctifs qui la faisaient appartenir à une autre culture alors qu'en fait elle ne la maîtrisait pas cette autre culture-là. Ces enfants-là, tout le monde les associe à la Chine, mais la Chine ce n'est pas nécessairement quelque chose pour elles, surtout quand elles sont petites.

Il a fallu intervenir dans la classe pour aider les autres enfants à comprendre pourquoi elle était différente de sa mère physiquement, pourquoi elle n'avait pas les mêmes traits physiques. Il y a des enfants qui vont dire : « Mais ce n'est pas sa maman, ce n'est pas sa vraie maman, ça ne peut pas être sa vraie maman ». « Toi tu es une Chinoise et elle, ce n'est pas une Chinoise. » Souvent, les élèves de cinq ans sont naïfs et il n'y a pas de méchanceté du tout dans leurs propos. Mais pour des parents qui peuvent anticiper pour leur fille toutes sortes de problématiques à l'adolescence ou dans le monde adulte, du genre elle sera peut-être rejetée, elle aura peut-être du mal à s'intégrer, et qu'ils voient ça dès l'entrée à l'école, ils se disent : « Ça y est, ça commence ». En fait, les enfants, ils sont très candides, ils montrent très rapidement que pour eux, ce n'est pas possible. Alors il faut qu'on leur explique que oui ça peut être possible, que c'est dans telles circonstances, quand on adopte, et c'est quoi l'adoption... C'est important d'expliquer ça aux enfants parce que sinon ils restent avec des idées préconçues et ils ont du mal à confronter leur idée de la famille : le papa, la maman, deux enfants... Ils sont un peu plus conscients qu'il peut y avoir papa tout seul, ou maman toute seule avec les enfants, mais dès qu'il y a des contextes qui sortent un petit peu de l'ordinaire, que ce soit deux mamans, deux papas, des parents adoptifs, c'est quelque chose qui n'est pas nécessairement dans leur imaginaire collectif. À ce moment-là, on a besoin d'expliciter avec eux, de mettre des mots sur la situation, afin de rendre ça plus ordinaire que ça peut paraître sur le coup.

Dans ce cas-là en particulier, j'avais refait une causerie. J'ai ramené l'incident plus au neutre, en parlant des différences : les différences de cheveux, les différences de couleur des yeux, les couleurs de peau... On a mis nos mains une à côté de l'autre et on a essayé de voir si on avait tous la même couleur de peau, la même texture... Cela nous a permis de voir que finalement on a tous des traits uniques. Après ça, chaque enfant avait à dire ce qu'il avait de particulier. Au lieu que ce soit un enfant qui note ce qu'il y a de différent chez l'autre, il avait à dire ce que lui il avait de différent. « Moi j'ai des lunettes », « Moi mes cheveux ils frisent tous seuls », « J'ai les oreilles percées », « J'ai perdu mes deux dents de devant ». On misait sur ce qui les caractérisait à ce moment donné. La petite fille Chinoise pouvait donc très bien dire : « Moi j'ai les yeux bridés » ou « J'ai les cheveux noirs » ou « J'ai des tâches de rousseur »... Elle pouvait sortir autre chose.

Je me rappelle que j'avais cherché avec la maman ce qu'on pourrait faire... D'ailleurs cette maman-là, elle m'avait aidée. Elle était allée à la bibliothèque, elle avait fait des recherches pour trouver des livres où on parlait de l'adoption. C'était un conte, un album illustré. Ça racontait l'histoire d'une adoption. Des parents qui voulaient adopter, le voyage qu'ils font, l'accueil de ce bébé-là, quand il le ramène au Québec. C'est une histoire que je leur avais racontée. J'avais demandé à ce moment-là s'il y avait quelqu'un qui avait déjà vécu cela, qui savait de quoi on parlait. Cette petite fille-là a dit : « Moi, c'est ce qui m'est arrivé ». Ça aide aussi les autres à comprendre. À ce moment-là, il y a des enfants qui disaient : « Tu es chanceuse, ta maman est allée te chercher loin », « Elle doit t'aimer beaucoup ». Ils avaient été capables de voir le beau côté.

Par contre, il y en avait d'autres qui demandaient : « Pourquoi ta vraie maman elle t'a abandonnée? » Ce sont donc des sujets qui sont délicats à aborder. Il faut être consciente qu'il y a le positif, mais qu'il y a aussi tout le côté difficile qui peut ressortir de la bouche des enfants parce qu'ils sont sans malice. Ils veulent des réponses. « Pourquoi? Moi j'ai ma maman. Ce n'est pas possible que ma vraie maman puisse m'abandonner. » « Comment ça se fait que ta vraie maman t'a abandonnée? » Ça peut être très dur pour un enfant qui a été adopté et qui le sait de faire face à ces questions-là, surtout quand on a cinq ans et qu'on est sans défense. Ça reste quelque chose qui peut être très fragile à l'intérieur, quelque chose de très profond. Il faut que l'enseignante soit prête tout de suite à intervenir, à réagir. Il faut qu'elle ait anticipé toutes les questions possibles, les positives comme les négatives, parce qu'il faut être prête à réagir de la bonne manière.

Quand un enfant avait demandé à la petite : « Pourquoi ta vraie maman t'a abandonnée? », au lieu que ce soit elle qui réponde, j'avais répondu à sa place. « Je ne suis pas sûre que sa vraie maman l'a abandonnée. Je ne suis pas sûre qu'on puisse mettre le mot abandon. Tu sais, les mamans elles aiment leur enfant toute leur vie. » C'est difficile aussi de le mettre dans des mots pour rassurer l'enfant qui a été adopté et qui dit : « Ma vraie maman m'a abandonnée. » « C'est vraiment ça, ta maman ne t'a pas abandonnée. » Et de dire aux enfants : « Sa mère ne l'a pas abandonnée. Vous savez les mamans, elles aiment tellement fort leurs enfants que des fois elles sont obligées de faire la chose la plus terrible pour une maman, c'est de se dire pour que mon enfant soit en santé, pour qu'il soit bien, qu'il soit heureux, je vais être obligée de la donner à une autre maman qui va l'aimer autant que moi parce que moi, je ne peux pas m'occuper de mon bébé. Mon bébé, c'est la chose la plus importante au monde et je veux vraiment qu'il soit en santé et qu'il vive une belle vie heureuse. Alors à ce moment-là, on va le confier à une autre maman, le donner à une autre maman. » Ça, ce n'est pas facile. Si je n'avais pas été préparée à ça, j'aurais pu dire : « Euh... » et, pendant ce temps-là, il y aurait eu toutes sortes d'émotions qui se seraient brassées chez les enfants, chez l'enfant adopté et chez les autres. Ça peut escalader de toutes sortes de façons et ça sera plus dur à récupérer après. Mais il y a toujours moyen de le reprendre. C'est ça aussi qui est beau avec les enfants, surtout les plus jeunes. Il y a toujours moyen de revenir le lendemain et de rectifier quelque chose. « Hier quand on a dit... finalement on aurait peut-être pu dire... à la place. » On peut discuter avec les enfants aussi. De toute façon, on apprend au fur et à mesure... Face à une situation on se dit : « Ça aurait pu être mieux » et on se prépare pour la prochaine fois où une situation du même genre se représentera.

J'ai aussi une autre histoire qui est arrivée il y a deux ans. C'était une petite fille haïtienne, adoptée à trois ans. C'est une petite fille qui n'a pas eu le choix, je dirais. Elle a eu une histoire de vie très difficile, car pour survivre dans un orphelinat pendant trois ans, il faut plaire. Il faut séduire tous les éducateurs qui sont là parce que c'est comme ça qu'on va manger, et surtout qu'on va mieux manger que le voisin. Il faut être fort. À son arrivée, les parents n'ont pas été capables de la mettre en garderie tout de suite. Elle était trop sauvage. Donc, on pourrait dire qu'elle a eu un gros douze mois de garderie et qu'après, elle est arrivée en maternelle, dans ma classe. Elle est donc tombée à un ratio un peu plus élevé, et tous ses réflexes de survie ont refait surface. Il fallait qu'elle séduise à tout prix, tout le monde, moi autant que les autres enfants.

Elle était très possessive, très dominatrice, leader, mais pas positive du tout. Il fallait que ça se passe comme elle voulait. Elle était très « brimante » vis-à-vis des autres. Par exemple, quelqu'un lui disait : « On pourrait faire ça », elle répondait : « Non, ce n'est pas toi qui décides, c'est moi qui décide. » Même en rassemblement elle avait beaucoup de mal. Quand on était en causerie, elle avait beaucoup de mal à laisser la parole à un autre, à ne pas faire son commentaire. Elle se prenait un peu pour une enseignante dans un sens, c'est-à-dire qu'il y a quelqu'un qui disait quelque chose et elle disait : « Ce n'est vraiment pas intéressant ce que tu dis ». C'était difficile... J'en avais parlé à la psychologue. Je lui avais dit que je trouvais qu'elle n'était pas facile cette petite. Au début de l'année, on veut apprendre à connaître tout le monde et elle prenait vraiment toute la place. J'en avais parlé à la psychologue pour savoir comment, de manière positive, je pouvais lui faire comprendre... On avait pris quelques stratégies, qui n'étaient pas mauvaises. Par exemple, la faire parler en premier et si ça ne l'intéressait pas d'écouter les autres, c'était correct, mais elle devait sortir du rassemblement. Ce qu'on essayait de lui montrer en agissant ainsi, c'était qu'en n'écoutant pas les autres, elle perdait aussi quelque chose. Elle n'était pas avec nous, elle ne faisait pas partie du groupe. Comme cela, quand elle parlait, on l'écoutait. Mais quand les autres parlaient, si je voyais qu'elle n'écoutait plus ou qu'elle était dérangeante pour les autres, je lui disais d'aller prendre un livre. Ça ne me dérangeait pas du tout. Je lui disais : « Je veux entendre les autres comme je t'ai entendue toi. C'est important pour moi. Toi, ça se peut que tu ne sois pas rendue là et c'est correct. » Ça m'a été très très aidant. Mais, à un moment donné, elle s'est rendue compte qu'elle se faisait exclure et elle n'aimait pas ça du tout. Elle voulait rester. Alors pour moi ça voulait dire gérer le fait qu'elle voulait rester avec le fait qu'elle prenait toute la place.

Un autre exemple : un enfant arrivait, il avait des nouvelles petites sandales et il me disait : « Regarde mes nouvelles sandales, je suis allé les acheter en fin de semaine. » « Ah oui, elles sont belles. » Alors elle arrivait et elle mettait ses souliers entre les souliers de l'enfant et moi et elle disait : « Moi aussi j'en ai des belles sandales. N'est-ce pas? Tu n'es pas d'accord que mes sandales sont belles? » Il fallait vraiment qu'elle se sente au-dessus des autres et pas laissée pour contre. Cet épisode des sandales, ça avait été vraiment parlant. En plus, elle en avait eu la semaine d'avant, et je pense qu'à ce moment j'avais dû lui dire aussi qu'elles étaient belles ses sandales. Je ne pouvais pas complimenter un autre enfant sans la complimenter. Si je ne le faisais pas spontanément, elle venait l'exiger. Elle le quémandait jusqu'au point où je lui ai dit que les autres aussi avaient le droit d'avoir des affaires neuves. « Toi, quand tu as quelque chose, tu viens et tu veux que je m'occupe de toi, que je le vois. Les autres c'est la même chose. » Elle avait beaucoup de mal à voir que les autres c'était la même chose. Elle comprenait que si je donnais de l'attention aux autres, je lui en enlevais à elle. C'est là où elle avait ce que j'appelle un « instinct de survie » : il faut que je sois au centre de l'attention tout le temps pour survivre, pour être la vedette. Probablement que c'est ce qu'elle avait connu dans son histoire personnelle. Ceux qui n'étaient pas la vedette en avaient moins que les autres. Ils avaient faim, ils étaient moins aimés et tout ça. Donc, pour elle, ce n'était pas pensable qu'elle puisse partager l'attention, qu'elle puisse partager les jeux, qu'elle ne puisse pas décider. Il fallait qu'elle soit en contrôle de tout. C'est comme ça qu'elle avait survécu.

Ça commençait dès le matin. Elle s'agrippait beaucoup à son père. En maternelle, au début de l'année, il faut que les enfants apprennent à se détacher. On les aide à le faire, mais, à un moment donné, ça faisait longtemps. Ça faisait plusieurs semaines que ça durait. Un matin, je me suis dit : « Ça suffit le « niaisage » », et je l'ai comme pris et j'ai dit au père : « Ce n'est pas grave si elle pleure, je vais m'en occuper. » Lui, il était resté surpris et j'avais fermé la porte. C'est certain que pour cette petite fille-là, étant donné son histoire, c'est comme si elle se faisait encore « arracher ». Elle avait besoin de plus de temps que les autres, de par son histoire personnelle. Mais comme je n'étais pas au courant, je l'ai peut-être « brassée » un peu vite pour les parents.

J'avais le même comportement avec elle que j'aurais eu avec n'importe quel autre enfant dans les mêmes circonstances. Mais à partir du moment où j'ai su que sa journée était totalement influencée par le premier contact émotif qu'on avait, ça été très important pour moi. Pour elle, la relation à l'adulte c'était primordial, c'était le centre de sa journée. Elle pouvait se chicaner avec tout le monde, ce n'était pas bien grave, du moment qu'avec moi ça avait été bien du début à la fin. Donc, c'était très important pour moi le matin d'installer ce rapport-là et d'être sur un rapport totalement affectueux. Ça passait souvent sur l'apparence extérieure. C'était très important pour elle. Ses parents m'avaient dit qu'elle n'avait jamais été coiffée, qu'elle n'avait jamais eu de vêtements. Elle avait l'impression d'être habillée comme une princesse; c'était un symbole de sa réussite, le symbole d'un statut qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir atteindre. Donc c'était ça : souligner que je trouvais ça beau la petite barrette dans les cheveux, que c'était « le fun »... Juste de souligner à quel point je reconnaissais sa personne. La complimenter et puis l'inclure. À chaque fois qu'elle faisait quelque chose où j'avais à intervenir sur des comportements qui n'étaient pas adéquats, parce que, quoi qu'il en soit, il fallait lui donner un autre modèle, il fallait que je lui explique que son comportement avait été très pertinent en situation de survie, mais que là, elle n'était plus en situation de survie et que les attentes et les comportements devaient être modifiés.

Cela a pris du temps avant que les parents développent le lien de confiance qu'il fallait avec moi pour être capables de s'ouvrir à l'histoire personnelle de leur petite fille et à leur histoire à eux aussi. Ce n'est pas toujours facile l'histoire d'adoption et c'est toujours très intime. Donc cela a pris du temps. Au début du mois de novembre, il y a eu la première rencontre d'évaluation. À ce moment, j'ai eu une petite porte entrouverte, mais c'est seulement avant Noël que j'avais une meilleure idée du portrait global de la petite. Mais ces informations-là, c'est pendant les premières semaines que j'en aurais eu besoin pour adapter mes interventions et pour bien réagir. Quand je repense à tout le temps que j'ai perdu entre le moment où elle est entrée dans la classe et le mois de novembre, tout ce temps où j'ai eu à gérer la problématique qu'elle m'a posée, ces deux mois où j'ai tâtonné, ou j'ai essayé toutes sortes d'affaires... jusqu'au moment où j'ai connu l'origine de cette problématique. Et même, j'ai fait des grosses gaffes parce que j'ai été sévère, j'ai fait toutes sortes de choses que je n'aurais pas dû faire comme ça. Avoir su, je n'aurais pas fait ça comme ça. Car une fois que j'ai su, je pouvais interagir de manière plus efficace, plus judicieuse, ou plus intelligente... Mais ces deux mois-là, c'est du temps précieux que j'ai perdu à essayer de modeler quelque chose avec elle...

Je savais qu'elle était adoptée parce que ses deux parents étaient d'origine québécoise. Pour moi des enfants adoptés à l'étranger, ils sont adoptés bébés. Comme les petites Chinoises, elles arrivent généralement entre six mois et un an, il peut y avoir un marquage mais il n'y en a pas un grand. Alors je me disais que ça faisait longtemps qu'elle était ici... Mais il y a une grande différence entre trois ans et quelques mois... Mais, je ne le savais pas. Je me disais que c'était une enfant gâtée. C'est là aussi qu'on y va avec tous nos préjugés : c'est une enfant gâtée, ils l'ont adoptée, ils l'ont voulue, ils sont prêts à tout lui donner, c'est elle qui mène à la maison... Donc moi, je me disais : « Il n'est pas question que je me laisse mener... » Finalement, tu te montes une intervention : « Ce n'est pas elle qui va mener, il faut qu'elle apprenne qu'elle n'est pas toute seule. Ce n'est pas des comportements acceptables, elle va se mettre à réfléchir... » Il y a des fois où elle n'était vraiment pas fine avec les autres et je n'arrivais pas à trouver comment intervenir. Les autres enfants disaient : « Elle n'est pas fine avec nous. Elle nous frappe, elle nous fait ci, elle nous fait ça... » Moi, je faisais des interventions comme je ferais avec n'importe quel autre enfant : lever le ton, lui dire que ça n'avait pas de bon sens... Finalement, ça faisait juste empirer... On était en affrontement tout le temps, absolument pas en train de construire quelque chose d'intéressant. On était juste en train de s'affronter à savoir laquelle des deux allait avoir le pouvoir. Elle, elle n'avait pas d'autre choix que d'avoir le pouvoir pour sa survie, alors que moi, j'essayais d'avoir le pouvoir pour lui montrer que c'était moi le boss. Plus ça allait, plus j'accentuais son instinct de dominer la situation pour vivre, pour survivre... Ça n'allait pas du tout et les parents ont fini par me dire que ça n'allait pas non plus à la maison. Elle ne vivait pas des situations agréables à l'école et ça se répercutait à la maison. Elle n'arrivait pas du tout à se faire des amis et, comme elle est noire, les parents ont tout de suite songé au racisme. C'était des parents qui avaient une forte sensibilité au fait qu'on puisse donner un traitement différent à leur enfant. Ils étaient sur la fibre émotive et je le comprenais très bien. On se parlait et ça montait très vite d'un ton... Ça a pris du temps, mais on a fini par se parler vraiment.

Lors de la rencontre d'évaluation, au début novembre, j'ai posé des questions aux parents et tranquillement, ils m'ont donné des petites réponses. C'est quoi l'histoire? Comment j'interagis, moi, avec votre petite fille? Ils se sentaient prêts à répondre. Ils ont commencé à me raconter son histoire de vie et on a pris un autre rendez-vous pour continuer. Je pense qu'au départ leur idée était de ne pas en parler. C'est là où je leur ai dit : « Vous ne pouvez pas ne pas en parler, c'est un trop gros morceau. » Ils voulaient qu'on la considère comme tout le monde et ils trouvaient que s'ils commençaient à tout raconter, on n'allait plus la considérer comme tout le monde. « On pourra la considérer comme tout le monde quand elle sera grande, qu'elle sera une adulte et qu'elle se sera reconstruite intérieurement. Mais là, elle est toute désorganisée. Ça ne fait pas si longtemps qu'elle est là, elle a besoin de nous pour modeler un comportement social très différent de celui qu'elle a connu. » Elle a vécu surtout en situation de survie, c'est la seule chose qu'elle a construite. Je crois qu'il faut avoir une estime de soi très forte, ce qu'on n'a pas généralement quand on est une enfant qui a connu la misère, et il faut surtout être dans un environnement extrêmement sécurisant pour être capable de dire : « Je laisse tomber tout ce que j'ai connu, qui m'a permis de survivre et d'être en vie. Je n'utilise plus du tout ça et j'en prends une autre. » Si on n'est pas tous là ensemble pour aller dans le même sens, la pauvre petite, elle ne peut pas le faire. Elle a besoin de savoir que son enseignante et que ses parents l'accompagnent là-dedans et de manière très très sécurisante. Pour l'instant, ce n'est pas un enfant comme les autres. Elle va le devenir. Mais là, elle n'est pas comme tout le monde, elle n'a pas la même vie que tout le monde. Les mots que j'utilise avec elle n'ont pas la même portée étant donné son histoire de vie. Je ne peux donc pas avoir les mêmes interventions avec elle que j'aurais avec un autre enfant. Par exemple, je peux dire à un enfant qui est très bien dans sa peau, qui a des parents qui l'ont toujours adoré, qui l'ont toujours aimé et qui est très sécurisé à la maison, « Tu exagères, va t'asseoir sur la chaise et quand ton comportement sera plus adéquat, tu reviendras ». Il va y aller, il va bougonner et il va revenir. Mais si je dis la même chose, sur le même ton, à une enfant qui a connu une histoire de vie terrible, très très difficile, elle, elle est en train de se dire : « Elle me rejette, elle ne m'aime pas. » Elle est en train de se faire tout un scénario, qui n'est pas nécessaire, mais qui est la seule possibilité qu'elle a de par ce qu'elle connaît et la façon dont elle interprète les mots, les émotions, la place des uns dans les rapports de pouvoir et les rapports sociaux. C'est la même chose avec d'autres enfants qui ont connu toutes sortes d'autres problématiques dans leur petite enfance. Ils n'ont pas besoin d'être adoptés ou d'être de culture différente. L'endroit où on naît et notre parcours jusqu'à l'école nous définissent d'une certaine façon. On peut toujours le travailler, mais c'est ce que je suis. C'est mon histoire de vie qui détermine la façon dont j'interprète les choses autour de moi.

Elle devait s'adapter, s'ajuster. Elle savait le faire très bien avant et là, il fallait qu'elle prenne une autre façon pour le faire. Ça a pris du temps et de la discussion... À chaque fois que j'en parlais avec elle, je m'assurais de réinstaller « Je t'aime, tu es une personne extraordinaire, je t'aime beaucoup et j'ai beaucoup d'estime pour toi et c'est pour ça que j'aimerais t'aider à avoir des relations plus agréables avec les autres. J'aimerais ça t'expliquer comment tu pourrais faire les choses différemment... » Je prenais beaucoup plus de temps. Il fallait que je fasse attention à la manière, aux mots choisis et aux émotions que je savais que j'allais brasser. Il fallait que je les reconnaisse et que je les anticipe.

Pendant cette année-là, je n'ai pas parlé d'Haïti du tout. Elle ne voulait rien savoir d'Haïti de toute façon. Elle n'était même pas prête à en parler. Elle était partie à trois ans... La seule ouverture qu'elle a eue dans l'année c'était vers le mois de mars. Je crois qu'on parlait des peurs. Il y en avait qui avaient peur de s'endormir le soir... On parlait aussi des moments difficiles, des choses qu'ils trouvaient difficile à faire et pour lesquelles il fallait qu'ils fassent un effort. Par exemple, les enfants qui font des efforts pour ne pas parler, pour ne pas interrompre. Elle, elle nous a dit : « Quand je suis allée dans l'avion pour la première fois avec mon papa et ma maman, je ne savais pas où j'allais et c'était très très difficile d'accepter de les suivre ».

Je n'étais pas trop préparée à ça. Sur le coup, je n'en ai pas fait de cas. Moi, j'en savais beaucoup sur elle mais, elle, elle ne savait pas ce que je savais. Dans ces cas-là, c'est toujours un équilibre délicat : est-ce que j'en fais tout un cas, je trouve ça « le fun » que tu nous en parles, ou je laisse ça comme ça? Je me suis dit : « Elle m'a ouvert la porte un petit peu, on va la laisser ouverte un petit peu pendant un petit bout ». Après ça, je suis revenue avec elle sur ça, mais en privé. Je lui ai dit : « Je suis contente que tu te sentes assez bien avec nous pour partager des choses que tu trouves difficile, que tu as trouvé difficiles dans ta vie. » En fait, j'aurais pu faire ça avec n'importe quel enfant qui s'est exprimé sur ses difficultés, mais je l'ai particulièrement souligné avec elle parce que je savais que c'était très signifiant pour elle qu'elle accepte de nous parler, de souligner cela devant tout le monde. C'était la première fois qu'elle reconnaissait qu'elle avait été adoptée.

Elle ne m'en avait jamais parlé. Je pense que c'était trop récent et qu'on n'avait pas développé la relation qu'il fallait non plus. Les autres enfants savaient tous qu'elle était adoptée. C'était ressorti au début et elle avait dit : « C'est mon papa et ma maman. » « Oui, mais vous n'avez pas la même couleur de peau. » « Ce n'est pas grave, c'est mon papa et ma maman quand même. » Elle n'avait pas envie d'en parler et je pense qu'il fallait le respecter. Je pense que c'est la même chose avec les différences culturelles. Il y a des enfants qui veulent le souligner parce que c'est une façon de se démarquer. Mais ça dépend aussi beaucoup de la personnalité de l'enfant, de qui il est comme individu, comme enfant. Est-ce qu'on a un enfant qui a une tendance à exprimer facilement ses affaires, à se faire voir, à se faire reconnaître? Il y a des enfants qui veulent passer inaperçus, qui veulent se fondre dans la masse, d'autres, non. On peut voir ça dès le début de l'année. Soit, les enfants laissent voir qui ils sont, soit, on l'apprend en dialoguant avec eux. En maternelle, on a la possibilité de faire des activités en petits groupes, ou seule avec un enfant et je pense que c'est là qu'on peut voir si l'enfant est ouvert. On peut par exemple lui suggérer : « Aimerais-tu ça toi quand viendra le Nouvel An Chinois qu'on en parle, que ce soit toi qui animes la causerie et que tu nous expliques ce que c'est? » Si on voit qu'il réagit en disant : « Es-tu vraiment certaine que tu veux que je fasse ça? », on peut lui répondre : « Ce n'est pas grave, tu n'es pas obligé ». En fait, c'est de montrer l'ouverture. Par exemple, cette année j'ai un petit garçon qui parle hongrois dans ma classe et en plus il est juif pratiquant. Il y a des fois où il est absent pendant trois jours pour une fête juive. Je lui demande : « Est-ce que tu veux nous en parler? » et il répond : « Non ». Je ne vais pas arriver en disant : « Élie va nous parler de... ». Il n'a pas le goût qu'on le sache. Il n'a pas le goût de s'exhiber et ça je le respecte.

Cette petite fille-là, elle a beaucoup évolué au cours de l'année. Je pense qu'à partir du moment où les parents ont accepté de me dire, de partager avec moi son histoire de vie, mes interventions étaient plus adaptées et ça l'a aidée à grandir. Sans vraiment lui dire : « Je suis au courant, tu n'as pas eu une vie facile, je vais t'aider », je le mentionnais, mais de manière très floue. « Probablement qu'avant tu avais à avoir un comportement où tu prenais beaucoup de place, mais maintenant, ce n'est plus nécessaire. » Je parlais d'avant et de maintenant pour souligner que le comportement attendu était différent. Là, elle est rendue plus vieille et ça va mieux. Elle est une de ces enfants leaders, c'est-à-dire qui a intrinsèquement cette capacité de prendre beaucoup de pouvoir. Ils ont une relation avec le pouvoir. Le leadership, c'est du pouvoir, mais si on ne leur donne pas de manière positive, ils vont le prendre de manière négative. Ces enfants-là, il faut qu'ils aient la reconnaissance des autres, qu'ils soient reconnus pour quelque chose. Il ne fallait pas qu'elle soit reconnue comme la pas fine, la turbulente, celle qui s'en allait toujours du rassemblement. Il fallait lui donner des responsabilités, lui donner des tâches particulières dont elle pouvait être fière et de souligner auprès des autres que c'est une personne fiable pour telle chose, telle chose, telle chose. Par exemple, elle s'occupait du lapin. Son père avait acheté un lapin qu'on partageait entre la maison et la classe. C'était quelque chose qu'elle voulait. La fin de semaine, elle le ramenait chez elle et la semaine c'était elle qui était responsable du lapin en classe. C'est elle qui en prenait soin. Les enfants pouvaient choisir d'aller voir le lapin, elle supervisait. C'est la façon qu'on avait trouvée pour la valoriser. Les enfants leaders, si le professeur ne leur délègue pas un petit pouvoir, c'est des enfants qui vont aller le chercher auprès des autres. Ils vont devenir des chefs d'équipe, mais souvent par la manipulation, par l'intimidation pour être sûrs qu'ils ont le pouvoir. Il faut qu'ils l'aient à tout prix. Alors si l'adulte ne leur donne pas une partie, ils vont aller le chercher eux-mêmes...