© Audet, G. (2006).

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TITRE: UNE RELATION DIFFICILE

J'enseigne en maternelle quatre ans. Au Québec, il existe des maternelles à demi-temps pour les enfants de 4 ans dans les milieux identifiés comme étant socio-économiquement défavorisés. C'est dans ce contexte que j'ai rencontré Fatou. Fatou est une petite fille originaire du Rwanda qui est arrivée dans ma classe au mois de mars cette année. À son arrivée, elle parlait le swahili. Les deux dernières années, sa famille les a passées à marcher pour fuir la guerre qui faisait rage là-bas. Le père parle un peu le français et le comprend assez bien, mais la mère pas du tout. Même si ça ne fait pas longtemps qu'elle est arrivée, Fatou commence à comprendre assez bien les consignes en classe.

Quand ses parents sont venus l'inscrire, comme ma classe est tout près du secrétariat et que ma porte est presque toujours ouverte, les enfants ont vu cette famille de noirs, avec une enfant d'à peu près leur âge. Moi, à ce moment, je suis allée voir si c'était une élève que j'aurais ultérieurement. La secrétaire m'a dit que oui. Les parents ont fini de remplir les papiers et, entre-temps, mes enfants sont partis. Fatou est venue dans la classe, elle est venue jouer un petit peu. Elle est venue s'approprier la classe pendant à peu près 15-20 minutes. Après ça elle est repartie.

Dès son arrivée dans la classe le jour suivant, j'ai tout de suite remarqué qu'une petite fille en particulier était sur ses talons. Elle lui expliquait où étaient les choses. En fait, tous les enfants s'en sont très bien occupés. Ils la trouvaient et la trouvent encore très belle parce qu'elle a les cheveux très très frisés. Au tout début, Fatou passait son temps au coin de poupées. Elle s'assoyait dans le petit berceau, elle prenait le bébé et elle le berçait. Elle a fait ça assez longtemps. Moi je disais aux enfants : « Laissez-la faire ».

C'était la première fois que j'avais une petite noire dans ma classe. Je n'ai pas pensé que ça pourrait être difficile. Pourquoi ça serait plus difficile? C'est certain qu'elle ne comprenait pas grand-chose, mais les autres enfants étaient beaucoup plus autonomes à ce moment-là. On était rendu en mars. Alors je m'assoyais avec elle et on faisait des choses ensemble.

À un moment donné, les enfants ont remarqué quelque chose à propos de Fatou. Moi je l'avais déjà remarqué, mais là, les enfants aussi s'en rendaient compte. C'est que, des fois, quand elle arrive le matin, elle sent l'urine. Moi je l'avais remarqué depuis quelques jours, mais je n'en avais pas parlé. L'autre matin, elle jouait avec un petit garçon et il a dit : « Ça sent le pipi à côté de Fatou ». Plus tard, il y en a un autre qui est allé jouer avec elle et il a remarqué la même chose. J'ai l'impression que ses parents ne doivent pas la changer le matin quand elle se lève. Je ne sais pas ce qui se passe trop trop. Je n'en ai pas parlé au père parce que c'est délicat. Je me dis que l'année achève et que ce n'est pas tous les jours qu'elle sent non plus. Mais il y a des matins, ça sent fort. Peut-être qu'avec un enfant québécois j'en aurais parlé. J'avais envie d'en parler au père, éventuellement. Je ne sais pas si je vais lui parler de l'odeur, mais je vais lui dire que Fatou va très fréquemment aux toilettes, peut-être que ça va m'amener à aborder le problème de la senteur. Je vais surtout lui parler qu'elle va très fréquemment aux toilettes, et peut-être que ça va en venir à ça. Mais pour le moment, c'est difficile. C'est délicat parce qu'ils ont l'air très propres. Je ne vois pas les parents souvent non plus. Très souvent c'est la mère qui vient chercher l'enfant et elle ne parle pas français. J'ai de la difficulté à communiquer avec elle. Lorsque c'est le père qui vient, je ramasse mes différents petits sujets sur lesquels je veux discuter et puis je lui en parle à ce moment. Mais c'est très rare que c'est lui qui vient. Peut-être qu'il va au COFI (Centre d'orientation et de formation des immigrants) parce qu'il n'est pas souvent à la maison. Je ne sais pas trop comment ça se passe dans leur famille.

Quelquefois, j'ai aussi l'impression que la mère se fout de certaines choses. Par exemple, l'autre matin, Fatou est arrivée à l'école avec des petites sandales de plastique à talons hauts. Cette journée-là, on allait au gymnase, on allait à la bibliothèque, il fallait monter un étage. Pauvre petite chouette, il a fallu que je lui enlève ses sandales. Ça claquait, elle les perdait tout le temps. Je me disais : « Pauvre enfant ». Alors quand l'école a été finie, j'ai expliqué à la mère qu'il ne fallait pas qu'elle vienne à l'école avec des sandales comme ça. Il fallait qu'elle vienne avec des espadrilles. Je sais qu'elle en a parce que je ramasse souvent des vêtements et quand elle est arrivée je lui ai donné un foulard, une tuque, des espadrilles et un sac à dos. J'ai dit à la mère : « Il faut qu'elle mette ses espadrilles ». Elle me regardait et elle n'avait pas l'air de trouver ça très important. C'est spécial. Peut-être qu'elle ne comprend pas toujours ce que je lui dis, mais elle a l'air de s'en foutre pas mal...

Aussi, au début, les premiers jours de leur arrivée, la mère était toujours en retard pour venir chercher Fatou quand l'école finissait. Il a fallu que je lui explique sur une montre à quelle heure elle devait venir chercher l'enfant. Ça a duré deux semaines. Maintenant, elle est à l'heure. Ça s'est réglé. Quand on est témoin de situations comme celles-là, en tant qu'enseignante, on est portée à se demander s'ils trouvent ça aussi important que nous.

Il y a aussi les collations qui ont posé problème. À l'école, on est considéré en milieu défavorisé, alors on a des collations fournies à l'école trois jours par semaine. Les parents doivent prévoir une collation pour leur enfant le lundi et le vendredi. Pour ces parents-là c'était difficile. J'ai fini par l'expliquer au père, mais ses premières collations... Un matin, elle est arrivée avec une salade de pâtes avec des gros morceaux de jambon. Elle n'a pas tout mangé. J'ai dit à la mère : « Il ne faudrait pas donner des collations trop grosses », c'était comme un repas pratiquement. Je lui ai dit : « Un fruit, un légume... » Une autre journée, elle arrive avec une chopine de crème 35%. Là, je me suis dit: « Pauvres gens, comment font-ils pour se débrouiller, ça doit être difficile ». Ils devaient penser que c'était du lait eux autres. Mais maintenant, quand elle apporte des collations, c'est des collations ordinaires.

Souvent, quand j'en parle avec les enseignantes de maternelle cinq ans de l'école, je leur dis que je suis moins « à cheval sur les principes » avec elle. Comme, par exemple, quand les enfants sont assis pour une causerie. Des fois, ils ont tellement de choses à dire ça peut durer 15-20 minutes. Mais pour elle, ce n'est pas tellement intéressant quand elle ne comprend pas ce qui se dit... Au bout de dix minutes je m'aperçois qu'elle se lève, qu'elle va aux toilettes, qu'elle va boire. Les autres enfants disent : « Regarde Fatou Michèle », moi je dis : « Regardez les amis. Elle ne comprend pas ce qu'on dit. Ce n'est pas intéressant pour elle. » C'est comme un petit privilège qu'elle a. Je trouve que malgré tout elle s'est habituée vite aux structures. Quand on arrive en classe, les enfants se prennent un livre en attendant que tout le monde ait terminé. Elle fait comme les autres. Elle se prend un livre, elle s'assoit. Quand on fait la causerie, elle fait comme les autres. Normalement, pendant la causerie ou la collation, on ne se lève pas inutilement pour aller boire ou pour aller aux toilettes. Mais quand ça arrive à Fatou, je la laisse faire... Avec les parents, ça va mieux, surtout avec le père parce que maintenant il comprend mieux le français. Avec les enfants, il n'y a pas vraiment de problèmes.

Si j'avais un conseil à donner à une stagiaire qui vit une situation comme ça je pense que ce qui est important, c'est de laisser l'enfant jouir un peu de la classe, surtout à cet âge-là. Quand ils arrivent ces enfants-là, la plupart du temps ils ont eu des problèmes où ils étaient. L'important c'est qu'ils soient d'abord heureux dans leur milieu scolaire. Les enfants, ça apprend tellement vite. C'est presque incroyable.