© Audet, G. (2006).

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TITRE: LE REJET DE LA DIFFÉRENCE

Mon récit porte sur un enfant qui arrivait d'Afrique, d'Éthiopie. Quand ils sont arrivés, le père et la mère ne savaient pas parler français, l'enfant non plus. Ali est arrivé en septembre, en même temps que les autres enfants en classe. Quand il est entré pour la première fois dans la classe, les enfants ont tout de suite remarqué la différence: sa peau était très noire. « Pourquoi ta peau est toute noire? » demandaient les enfants. À ce moment, il y a eu comme un rejet naturel, spontané de la part des enfants. Moi, en voyant son comportement, je me suis dit : « Mon Dieu, il est pas mal comme un petit sauvage dans la brousse ». Ensuite, j'ai pensé : « Qu'est-ce que je vais faire avec lui? » Au début de l'année scolaire, il faut que tu habitues les enfants à tout. Lui, en plus, il fallait que je l'habitue par signes, car il ne comprenait pas ce qui se disait et prenait une attitude distante. Il fallait que je lui montre quand je n'étais pas d'accord et quand j'étais d'accord avec des signes, des sourires exagérés ou des gros yeux. J'avais l'impression de dompter un enfant, un bébé.

Le problème principal c'était le rejet. Les enfants ne le mettaient pas dans leurs jeux, ils le rejetaient spontanément. Je fais beaucoup de danse avec les enfants et c'est des danses deux par deux. Ali, il dansait avec moi, les enfants ne le prenaient pas pour danser. Ils ne voulaient pas lui toucher. Ça c'était en début d'année, mais ça n'a pas été avant les mois de mars-avril avant qu'il soit intégré. En plus, Ali avait une nature de chef, donc il s'imposait partout. Le fait qu'il soit mis de côté par les enfants le faisait devenir agressif. Je me souviens entre autres d'une fois où il avait essayé d'aller jouer avec des amis et ils avaient dit: « Non, on ne veut pas que tu viennes jouer ». Il s'était choqué et il avait donné un coup de pied sur le jeu. Les enfants avaient pleuré, et cela avait fini en bataille. Pour les enfants, un incident comme celui-là contribuait à le rejeter. Mais lui, il n'avait pas les mots pour expliquer qu'il voulait jouer avec eux.

Quand je voyais cela, j'étais dans un dilemme. D'un côté, je pouvais dire : « Embarquez-le dans votre jeu », de l'autre, il fallait qu'il comprenne que même s'il voulait, lui, embarquer dans le jeu, eux, ça ne leur tentait pas. Il fallait qu'il aille essayer d'autres choses. Autant c'est vrai que le rejet était là, autant il y avait la liberté à laisser aux autres, pour ne pas qu'ils soient tout le temps esclaves d'Ali, tout le temps prisonniers de l'amener dans leur jeu et de le mélanger.

Il a fallu qu'on travaille beaucoup beaucoup. Moi, mon rôle d'enseignante c'était de parler avec les enfants, de voir ce qu'on pouvait faire pour l'intégrer. Il y a donc des fois où je profitais de l'absence d'Ali pour parler avec les enfants. On en parlait, on disait qu'il n'était pas comme nous mais qu'il avait cinq ans comme eux, qu'il n'était pas comme nous autres parce qu'il arrivait d'un autre pays, qu'il était différent, qu'il avait besoin de notre aide, qu'il fallait l'aider. Je disais aussi aux enfants: « Tu peux jouer avec lui cinq minutes. Tu n'es pas obligé de passer ton avant-midi avec lui, mais tu peux découvrir des choses... »

Au mois d'octobre, on s'est rendu compte que ça n'avait pas de bon sens, qu'il n'apprendrait jamais le français. Comme il ne comprenait pas, il devenait agressif. Je me suis organisée avec la directrice de l'école pour qu'il ait la garderie scolaire gratuite. Parce que, dans ce temps-là, c'était la maternelle cinq ans à demi-temps. L'enfant était à la maternelle le matin et l'après-midi il pouvait profiter de la garderie. Au début, il était rejeté là aussi. Mais, quand il y avait un problème, la garderie m'en informait et quand moi j'avais eu un problème j'informais la garderie pour qu'on ait la même intervention. C'est certain qu'on a fait quelque chose de spécial parce qu'on ne fait pas ça avec tous les enfants. Dans ce temps-là, ce n'était pas la garderie à 5$. Mais, même s'il allait à la garderie et qu'il y côtoyait plusieurs enfants, il n'a pas été accepté. C'était à refaire tout le temps, tout le temps. Il fallait toujours expliquer pourquoi il agissait différemment. On a parlé beaucoup des différences cette année-là, qu'on n'était pas tous pareils et que dans les différences parfois il y avait des qualités, il y avait des choses à regarder...

J'avais aussi demandé de l'aide de la travailleuse sociale et la psychologue venait raconter des histoires d'enfants d'un autre pays. Vers le mois de janvier, on parlait de tous les pays. On a parlé du pays d'Ali. Je l'avais fait au mois de septembre, mais, à ce moment-là, je n'ai pas insisté. Je sentais qu'il n'était pas prêt. Il arrivait. Il n'était pas prêt à ce qu'on parle de lui, de sa langue, de sa famille. Mais, à un moment donné, j'y suis allée avec mon « pif ». J'ai senti qu'il était prêt à parler de lui, de son pays, d'où il vient... J'avais fait venir sa mère pour présenter des vêtements et de la nourriture de son pays. Cela avait énormément aidé. À partir de ce moment-là, les enfants l'ont trouvé chanceux. Son père aussi s'était impliqué et il a appris très vite le français.

Quand, comme à chaque année, j'ai fait le bottin téléphonique et que c'était rendu à lui, naturellement personne ne l'appelait. Je vérifiais. Alors là j'ai profité du fait qu'il n'était pas là, pour dire : « Les amis, j'ai remarqué qu'il n'y a pas souvent d'amis qui vont chez Ali... » Les enfants avaient peur d'aller chez des noirs. Alors, j'ai demandé à Ali d'amener des photos de sa maison et de son appartement. D'abord de sa maison dans son autre pays et après de son appartement ici. Lui, il était content. Après ça, les enfants étaient curieux. On a travaillé ensemble sur tous les pays et on s'est arrêté plus à l'Afrique parce que c'était lui. Cette année-là, on a parlé de l'Afrique plus que jamais. Cela a été notre projet.

Aussi, je rencontrais le père très fréquemment, aux trois semaines. Il y avait un interprète avec nous. Ça aussi, c'était un peu spécial pour lui. Habituellement, je rencontre les parents régulièrement quand j'ai des problèmes avec les enfants mais, normalement, je rencontre les parents deux ou trois fois par année. C'était une intervention vraiment très très pointue pour l'aider à avancer autant à cause de sa personnalité qu'à cause du fait qu'il soit d'une ethnie différente. Après lui, avec les autres enfants d'ethnie différente, j'ai toujours fait attention. J'ai peut-être moins rencontré les parents, mais là, j'avais affaire à un père impliqué aussi.

Ensuite, ça allait mieux. Par exemple, quand on sortait dehors, les enfants allaient le chercher pour jouer parce qu'il était très bon au ballon. Au début je le savais que c'était pour me faire plaisir. Il y a des fois où je me sentais un peu croche là-dedans parce que je me disais: « Mon Dieu, je les manipule un peu. Je ne veux pas les obliger ». Parce que, même entre nous, quand il arrive quelqu'un de nouveau, on n'a pas toujours envie de l'embarquer dans notre « gang ». Je me disais: « Qu'est-ce que je fais? Je leur impose ou bien si... »

Avant, il était comme un petit sauvage, il avait peur de se mêler aux autres, il était méfiant envers les autres. Petit à petit il fallait que je l'apprivoise et, en même temps, apprivoiser les autres à sa présence, à toute sa présence. Ce n'est pas juste la présence d'un être différent, il avait un caractère aussi. Moi je voulais lui aider au maximum, j'y pensais le soir. Je me disais: « Ce n'est pas possible un enfant rejeté, on peut faire quelque chose pour ça. » Je voyais qu'il souffrait que la communication ne s'installe pas. C'est ça qui m'a poussée à faire beaucoup de démarches pour l'aider le plus possible. J'ai utilisé les moyens que je pouvais mais tout le monde a participé, autant la directrice que la travailleuse sociale et la psychologue. Ça m'aidait à moins penser à lui. Il y avait aussi les « Est-ce que je fais bien? » parce que les autres enfants me voyaient faire et des fois j'étais comme avec un petit bébé de deux ans quand tu lui dis non. Les autres, je n'avais pas besoin de leur dire ça, ils le savaient, alors je me disais : « Comment vont-ils me voir eux autres? Vont-ils me voir trop dure pour lui? »

Cette expérience avec Ali m'a permis de réaliser que quand je crois à quelque chose, il faut que je défende mon point de vue. Ça n'a pas été facile d'aller chercher les ressources de garderie, ni de convaincre pourquoi lui devait en bénéficier gratuitement plus qu'un autre. J'ai aussi appris à travailler en concertation. Et c'est un conseil que je donnerais à une stagiaire: ne pas prendre ce problème-là juste sur ses épaules. Parce que, quand on est en maternelle, on dirait qu'on est comme des mères, on veut pour tous ces enfants-là mais, toute seule, on s'épuise. Ça m'a aussi ouvert au monde. Ça m'a fait comprendre comment l'enseignement pouvait être différent. J'ai appris à me faire confiance parce que ce n'était pas facile, c'est un défi de réussir. Ce n'est pas évident de travailler le rejet parce que ça te force à te demander : « Moi, en tant qu'adulte, est-ce que je ne rejette pas des gens différents de moi? »