© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Un enseignant de français relate les événements qui l'ont amené à développer un certain style d'enseignement et les difficultés professionnelles qu'il a rencontrées au cours de sa carrière relativement à ce style personnel qu'il a adopté.

TITRE: LE FRUIT DE L'ARBRE QUI EST CROCHE EST AUSSI BON QUE CELUI DE L'ARBRE QUI EST DROIT

En 1969-70, en terminant mon baccalauréat en enseignement du français et de la géographie, j'avais appliqué dans toutes les commissions scolaires. Réponses négatives partout. Il y avait beaucoup de travail, mais en sciences et en mathématiques. Le professeur d'information scolaire, à l'endroit où j'avais fait mon stage, m'avait parlé d'une nouvelle matière, l'information scolaire et professionnelle, et il m'a dit qu'un certificat se donnait à l'Université Laval, le samedi, pour des gens qui étaient dans le milieu. Après les Fêtes, je me suis inscrit au certificat en information scolaire. Au mois de mai, toutes les commissions scolaires où j'ai appliqué, à l'exception de la C.E.C.Q. (Commission des écoles catholiques de Québec), avaient de l'emploi pour moi dans cette matière nouvelle. J'ai finalement été engagé à cette commission scolaire-ci. Je commençais le premier septembre. Je m'attendais à avoir un programme, de la documentation, mais il n'y avait rien. Tu es dans la jungle ! Je me suis débrouillé. J'ai appelé le professeur à l'autre école où j'avais fait mon stage et qui m'avait parlé de ce nouveau programme. Je suis allé le rencontrer et il m'a donné un livre sur le système scolaire. Puis, j'avais eu un cours sur l'information scolaire et professionnelle. Et il y avait un autre professeur à l'école qui faisait troisième, quatrième et cinquième secondaires. C'était sa première année. Il ne pouvait pas vraiment m'aider. Je faisais les première et deuxième secondaires et après, ils m'ont donné les groupes de troisième secondaire au mois de novembre. J'avais l'avantage que les élèves n'en avaient jamais fait. Je pouvais répéter aux trois niveaux. Le désavantage, c'est que tu répètes beaucoup, parce que je rencontrais beaucoup de groupes, quatorze en fait. Par contre, c'était une nouvelle école et ils n'étaient pas tout à fait installés. J'étais payé à plein temps, mais pour deux mois, je n'avais que la moitié de ma tâche. Je voyais chaque groupe une fois par 15 jours. Ça me donnait le temps de me préparer.

J'inventais, je me cherchais des films, j'étais amené à parler beaucoup et à garder l'attention des jeunes, car ils n'avaient pas de manuels. On était appelé vraiment à se débrouiller. Le premier mois, on a vu le système scolaire. Je faisais un beau graphique et on le prenait en note : le cégep trois ans, l'université, etc. On faisait du temps en attendant que j'aie d'autres documents. Pendant ce temps-là, je fouillais un peu plus loin. Un moment donné, je me suis procuré des guides de cégep. À ce moment-là, ils donnaient des syllabus de cours. Je les prenais surtout pour les élèves de troisième secondaire où il fallait parler des cours du secondaire général et des métiers. J'expliquais les métiers au professionnel, les cours universitaires mais ce n'est pas tellement long. Ça m'amenait à poser des questions aux élèves pour développer : « Toi, qu'est-ce que tu en penses du menuisier ? Quels talents, quelles habiletés ça pourrait prendre ? » Des fois, je me disais : « Je devrais être bon pour 45 minutes. Au moins deux cours là-dessus. » Ça prenait une demi-heure. Si tu dis aux jeunes : « On arrête ! » et si tu arrêtes un quart d'heure avant, ça placote pour rien. Au lieu de placoter pour rien, je me suis mis à jaser de choses avec eux. Il faut qu'il y ait un climat et que tu développes une personnalité qui vont faire en sorte que les élèves vont venir et trouver ça intéressant. Donc, j'ai développé cette facette et j'étais bien là-dedans. Après, ça a beaucoup évolué. Ça s'est appelé « information scolaire » puis « éducation au choix de carrière ». On avait commencé à bâtir des programmes à la commission scolaire, à partir de nos expériences qu'on partageait. Malgré que ce soit plus structuré, j'ai toujours gardé le côté improvisation. Si le jeune arrive avec une suggestion qui a de l'allure, je l'écoute. J'ai toujours su, par exemple, ramener les choses. On ne parlait pas pendant 50 minutes. C'est peut-être arrivé un moment donné, mais ça veut dire que, dans mon programme, j'étais correct.

J'ai enseigné l'information scolaire pendant 14 ou 15 ans. Un moment donné, le gouvernement a diminué le temps pour mettre le français en priorité sur les autres matières. Ça faisait 10 ans qu'ils en parlaient. Au lieu d'avoir deux périodes en troisième secondaire, il n'y en avait qu'une. Donc, sur trois professeurs, ils en ont gardé un seul. Je tombais en disponibilité. C'est dur de vivre ça. S'ils enlevaient du temps en information scolaire, ils en remettaient en français. Ils remplaçaient aussi la période d'éducation au choix de carrière pour mettre de la formation personnelle et sociale parce que c'était nouveau. La dernière année, j'avais commencé à suivre des cours en F.P.S. [formation personnelle et sociale] à l'Université du Québec à Montréal. Je mettais une corde de plus à mon arc. C'est important en enseignement, surtout quand tu es au secondaire, parce que tu ne sais jamais ce qui peut arriver. Ils me mettent en disponibilité mais il y avait deux postes en français à la commission scolaire et j'en ai obtenu un. Mais en français, c'est sûr que tu es plus stressé. Il y a le programme. Ils partent de A et il faut qu'ils arrivent à Z. Ça, c'est sûr. Il y a toutes sortes de petites étapes. C'est plus compartimenté, mais le jeune, à un moment donné, il faut qu'il soit bien aussi. En information scolaire les dernières années, on avait des beaux programmes aussi, mais ils étaient faits de telle sorte que le jeune s'auto-évaluait en terme d'intérêts, d'aptitudes, ainsi de suite. Le programme était bien fait.

La période estivale a été difficile pour moi. Par chance, avec le style que j'ai, les gens m'aiment bien alors ils m'aidaient. Un professeur m'a prêté ses deux corrigés, les cahiers d'exercices. Je les ai tous copiés. En même temps, j'allais voir le programme pendant que je surveillais mes enfants sur le bord de la piscine. En réalité, cet été-là, je n'ai pas pris beaucoup de vacances. Quand je suis arrivé, même si j'avais un bagage d'expériences, j'étais anxieux. J'ai été bien guidé, entre autres par une personne qui me donnait un bon coup de main. On a eu une bonne chimie. Mais l'année suivante, je suis tout de suite tombé en deuxième secondaire. Alors, ça a été encore un autre apprentissage pour le programme de deuxième secondaire. J'avais trouvé ça difficile parce que c'est une matière nouvelle, je n'étais pas habitué à rencontrer les élèves à tous les jours. C'est exigeant. Il y en a qui disent que c'est plus exigeant en éducation au choix de carrière parce que tu répètes ton cours 12, 10 fois. Mais ça ne me dérangeait pas. Tu le répètes et tu l'améliores tout le temps. Je n'avais pas de programme et ça a développé ma capacité à parler, à inventer, à improviser, à améliorer mon spectacle comme on dit. La première année où j'ai été en français, j'étais en première secondaire (régulier) et j'avais des voies 3 ans, c'est-à-dire que les jeunes prennent trois ans pour faire la première et la deuxième années de secondaire en français. Donc, j'ai appris aussi peut-être à l'intérieur des cours réguliers à développer l'importance de l'atmosphère en classe, parce qu'ils ne sont pas motivés. J'avais ce style-là et j'étais un genre taquin, même avec mes collègues, mes amis, ma femme, mes enfants. Il n'y a absolument rien de méchant. Je suis toujours de bonne humeur.

En début d'année, je vais beaucoup insister sur le respect entre les élèves et envers moi. Je les respecte, mais il peut y avoir une certaine forme d'humour qui a ses limites. On ne doit pas aller vers les grivoiseries. Ils peuvent me taquiner mais pas nécessairement entre eux, parce qu'ils peuvent être méchants. C'est entre eux et moi. Bien souvent, je suis très spontané pour donner des travaux. On est dans les récits d'aventure, je peux être l'ennemi, eux, les héros. Ils aiment bien ça parce qu'ils voient que je suis terre à terre avec eux, que je suis un peu comme eux. Ou encore, on partait d'une mise en situation et on faisait un partage ensemble, on essayait de trouver différentes péripéties. Je prenais quelqu'un qui ne parlait pas et je l'envoyais au tableau. Alors, les gens savaient que ça allait bien et que je pouvais donner un retour et les mettre sur la scène du spectacle avec moi.

En éducation au choix de carrière, avant que j'aille en français, c'était juste de l'actualité. On parlait des métiers de l'avenir. Il fallait que j'improvise, je n'avais pas de cahier. Tu rencontrais les élèves une fois par semaine tandis qu'en français, c'est une fois par jour. J'ai toujours cru, personnellement, que l'enseignement est un spectacle. C'est un spectacle en même temps que le jeune va venir y chercher quelque chose. J'aime rire avec eux, mais il y a certaines limites. C'est sûr qu'on travaille, mais parfois, la matière est perdue alors je vais me lever, je circule, je saute, je pointe les élèves. J'aime bien connaître leur prénom et leur nom de famille. Je les pointe pour qu'ils se tiennent réveillés. Ils ne savent pas que je vais aller les voir. Parfois, je m'en vais en face d'un élève et je lui pose la question. Les autres regardent. Ils ne rient pas tout le temps, mais ils ne se choquent pas de ça non plus. C'est une atmosphère aimée par un groupe régulier mais pas nécessairement par un groupe performant.

Une année justement, il y a huit ou neuf ans, j'ai essayé cette formule-là avec un groupe performant en français avec des moyennes de 89%, 90%. L'élève le plus faible a 85%. Pour eux, ce qui est important est de performer. Quand tu as le groupe 01 en deuxième secondaire, c'est le groupe performant. Ce n'était pas ma première année d'enseignement en français, mais c'était la première fois que j'avais le groupe 01. En fait, je les avais eus, ces élèves, mais j'étais en éducation au choix de carrière, matière pour laquelle ils ne voyaient pas le besoin d'avoir une belle note. De toute façon, tout le monde avait une belle note en éducation au choix de carrière. Dans ce temps-là, il n'y avait pas d'examen. On commençait à bâtir le programme. Maintenant, c'est plus structuré.

Alors, j'arrive dans ce groupe performant et je commence un peu de la même manière. Je suis toujours à la porte de la classe quand ils entrent, je les salue, je les accueille avec une petite tape sur les épaules. Je trouve que ça crée un bon climat. Ça ne veut pas dire qu'ils vont travailler plus mais tu leur donnes le goût de venir. Je passe la matière pareil, mais il faut qu'ils aient le goût. Pour ça, il faut que pendant 75 minutes, ça soit assez intéressant malgré tout. Dans ce groupe, il y en a qui aiment ça mais ils ne rient pas longtemps. Ils veulent réussir, ils veulent la matière, ils veulent que tout le programme soit vu. C'est pour ça qu'un moment donné, tu ne peux pas déraper avec un groupe performant, c'est-à-dire, par exemple, prendre quelques minutes pour parler d'un thème d'actualité, pour les faire parler. Je crois beaucoup au français oral, s'exprimer en groupe. Eux n'aimeront pas ça. Il y en a qui vont t'écouter et il y en a d'autres qui vont être arrogants un peu. Quand tu es dans un groupe régulier, ils aimeraient te faire déraper tout le temps. Ils aiment bien ça. Le groupe performant aura peur de ne pas arriver, de ne pas voir la matière. Quand je voulais déborder, par exemple, sur un sujet de l'actualité, ils disaient : « On était rendus à la question #3 à corriger ! » Je me suis rendu compte que certains élèves ont peur de décevoir les parents. Ils n'étaient pas bien dans une classe où l'aspect social est important. Mais moi aussi, je n'étais pas bien par rapport à leur style. J'ai essayé de changer, mais j'avais un peu de difficulté.

Changer, ça veut dire tu prends ton sérieux. Tu n'as pas besoin d'aller les chercher, ils vont t'écouter d'emblée et ils ne dérangent pas. Ce n'est pas un groupe dérangeant mais j'avais de la difficulté. Si tu fais une petite affaire, tu écris vite et tu te trompes, tu oublies un S, ils te le disent. Ils ne sont pas méchants, mais ils peuvent te prendre en défaut. Au point de vue disciplinaire, tu n'as pas de problème mais au point de vue rendement, il faut que tu les alimentes beaucoup. Des exercices, ils en veulent. Ils n'aiment pas être oisifs. Il y a quelques années le professeur qui a eu le groupe performant n'avait pas le même genre que moi. Je respecte ça. C'est un excellent professeur, je suis certain. Pour ma part, la matière je la passe par le côté affectif. Par exemple, la correction d'une production est un peu arbitraire. On n'avait pas de grilles comme aujourd'hui avec sept, huit, neuf points évalués. Avant, tu avais peut-être trois points : les fautes, la forme et le contenu. Dans ce groupe, ils venaient me revoir pour un demi-point. Personnellement, je trouve ça agaçant. Il faut quasiment que les travaux soient corrigés pour le lendemain. Autrement dit, le travail est fait, ils veulent avoir leur paie. Ils viennent te voir, ils regardent les copies, ils se comparent. Ils sont très compétitifs et j'ai de la difficulté avec ça.

À un moment donné, je me suis fait apostropher par une élève de deuxième secondaire pour deux points dans une correction. Elle m'avait dit que je ne connaissais pas mon affaire parce que je lui avais mis une faute, alors qu'en réalité, c'était bon. Ça m'avait blessé. Une fille qui comprenait mon genre a dit à l'autre : « Écoute, ça peut arriver. Il fait son possible. Ce ne sont que deux points. Tu peux toujours t'arranger avec lui. Tu vas le voir en privé. On peut lui parler à ce professeur-là ! » Quand tu as une remarque pareille, tu te remets en question. Peut-être que je ne leur donnais pas assez de commentaires sur les productions, ainsi de suite. Après, tu ne veux pas te tromper. Ça ne m'empêchait pas de dormir, naturellement, mais j'avais trouvé ça bon de la part de l'autre élève qu'elle lui fasse la remarque. Même si j'avais étudié en français, ça faisait longtemps. Ma majeure était en géographie et ma mineure en français. Mon brevet était pour les deux. C'est sûr que je vais oublier certaines choses en classe. J'en apprends encore. On apprend tout le temps. On ne possède pas tout. Je trouvais ça difficile. Alors, un moment donné, j'ai accepté de ne me concentrer que sur les exercices. Je leur en donnais plus, ils en voulaient plus. J'avais mis ce groupe-là un peu à l'écart dans mon esprit. Je n'allais pas les chercher pour certaines affaires. S'ils levaient la main pour poser une question, naturellement je leur répondais. Mais le spectacle était peut-être plus terne. J'ai appris à vivre avec ça. Ça a été difficile parce que ça allait à l'encontre de ma personnalité, mais on s'adapte à ces choses-là.

Personnellement, je veux que mes jeunes soient bien en classe. Je ne dis pas que les groupes performants ne sont pas bien. Il y en a qui aiment ça courir. Ils sont à l'heure. À la cloche, ils sont assis. Ils travaillent. Mais tu n'as pas le droit à une marge d'erreurs due peut-être à ta fatigue ou aux problèmes de famille. Ils me guettent. Ils sont là et ils m'écoutent. Il y en a qui sont plus rapides que d'autres et il faut toujours les alimenter en activités. Je les comprends. Ils sont performants. Moi, quand j'allais à l'école, je n'étais pas parmi les performants. J'étais un gars qui se tenait dans la moyenne, qui aimait avoir du plaisir à l'école sans être dérangeant. Certains élèves, dans ce groupe, connaissaient ma personnalité à savoir que j'étais foncièrement un bon gars, que je n'étais pas méchant. Ils venaient me voir. Même s'ils sont performants, ils aimaient le style que je pouvais avoir à l'occasion. Il y avait des gens excessivement gentils.

Finalement, ça s'est bien terminé. À l'examen commun à la fin du deuxième secondaire, les moyennes ont été bonnes. Ils avaient eu toute leur théorie. Mais après, je n'ai pas couru pour prendre un autre groupe performant. C'est un groupe qui demande beaucoup. Il y a des avantages aussi parce que ce sont des groupes reposants. Tu n'as pas à faire de discipline dans la journée pour un groupe comme celui-là qui représente le quart de ta tâche. D'un autre côté, c'est un groupe qui m'empêche d'être moi-même, il ne correspond pas à mon style. Quand j'avais des stagiaires, je leur disais : « Tu vas me voir aller, mais tu ne peux pas copier ça. Il faut que tu sois toi-même. » J'ai mon style que j'ai développé parce que je n'avais rien quand j'ai commencé à enseigner. J'accepte que je ne peux pas plaire à tout le monde. Je ne suis pas toujours comme ça parce que je ne suis pas tout le temps en forme pour le faire. Pour moi, l'enseignement, c'est sûr que c'est important que le jeune apprenne et que ce soit performant, mais il faut qu'il y ait un bon climat. Il y a des professeurs qui ne sont pas capables de fonctionner comme ça. C'est normal qu'il y ait toutes sortes de monde parce que, dans la vie, on va rencontrer toutes sortes de monde aussi.

À la fin de ça, c'est sûr qu'on en ressort grandi. J'ai vu que c'étaient des gens performants et perfectionnistes. Mais est-ce que j'aimerais ça vivre quatre périodes de même avec eux ? Je n'aimerais pas ça. Quand tu es parti dans un style dans lequel tu as été depuis plusieurs années, c'est dur de changer de moule. En français, par rapport à l'information scolaire, c'est une matière obligatoire. C'est une des matières les plus importantes. Mais je la couvre pareil. C'est une autre façon. Ça ne veut pas dire que mes jeunes ne le retiennent pas. Je regarde les moyennes par rapport aux autres professeurs, les moyennes s'équivalent. On a les mêmes examens obligatoires. Mais ça dépend de la vision qu'on peut avoir de l'enseignant idéal. L'enseignant idéal, est-ce celui qui est heureux ou qui a une face de bois ? Mais au bout de la ligne, le fruit est dans l'arbre. Le fruit de l'arbre qui est croche est aussi bon que celui de l'arbre qui est droit. Je ne pense pas que l'arbre qui est croche va tomber avant l'arbre qui est droit. Il me reste sept ans et je pense bien être là jusqu'à la fin.