© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Un enseignant en sciences physiques de deuxième secondaire raconte un conflit illustrant sa vision de la discipline. C'est la première fois qu'il rencontre une telle situation.

TITRE: PLACE AU RECUL

C'est la première année que j'ai des élèves qui viennent de classes de niveau pré-secondaire intégrés en secondaire 2 régulier. Ils partent de petits groupes de 15 à peu près, 15-18, et ils se retrouvent l'année d'après, en groupes de 30-32. C'est un nouveau phénomène cette année. Dans le groupe décrit dans mon récit, je pense qu'il y a quatre élèves qui viennent du pré-secondaire. On est à peu près au mois de novembre, c'est-à-dire que l’élève était avec moi depuis à peu près deux mois, deux mois et demi ; donc elle connaît un peu ma façon de fonctionner. C'est sûr que j'ai une façon de travailler un peu différente des autres (1). Pour elle, c'était nouveau. Si cette élève avait été identifiée comme un trouble de comportement au départ, tu te méfies un petit peu et tu te prépares mieux. Mais elle, je ne m'y attendais pas du tout. Le cas m'est arrivé comme un cheveu sur la soupe, je me suis demandé pourquoi elle avait réagi comme cela (2).

C'était un après-midi, première période. J'avais l'impression d'être en forme, je me permettais de faire beaucoup d'humour comme je le fais dans mes classes et, à un moment donné, j'ai dû intervenir auprès d'une élève. C'est une élève qui provient des petits groupes du pré-secondaire. J'ai fait une intervention auprès d'elle, parce qu'elle nuisait au bon déroulement de mon groupe, c'est-à-dire qu'elle parlait en même temps que moi et dérangeait continuellement celui qui était à côté. Bon, je l'ai simplement regardée. Elle m'a regardé, mais elle a continué. Pour la deuxième fois, je l'ai avertie et là, j'ai utilisé son prénom : « Natacha, est-ce que tu peux me permettre ? », parce que j'interviens toujours comme ça : « Est-ce que tu peux me permettre de donner le cours et je te demanderais, si possible, de m’écouter ? » Je n'ai pas utilisé la négative c'est-à-dire : « Veux-tu te taire ? » Sa réponse a été très simple : « Oui, oui! » Mais elle a recommencé. Elle dérangeait tout le monde, ça avait de l'influence dans la classe.

J'expliquais un laboratoire, c'est-à-dire la démarche de l'expérience à faire. Je fais la démonstration, j'explique ce qu'ils doivent faire de telle façon qu'ils puissent visualiser un petit peu. Ça peut durer dix minutes et je demande qu'on m'écoute. Au départ, les élèves savent qu'au moment où je leur adresse la parole, ils se taisent. Mais elle, elle a décidé de continuer. Après l'explication, étant donné qu'ils travaillent à deux, ils peuvent continuer à parler entre eux. En général, on m'écoute mais cet après-midi-là, elle semblait ne pas vouloir m'écouter. Je perdais, petit à petit, l'attention de plusieurs élèves autour. La troisième fois, je trouvais que ça dérangeait mon cours, alors j'ai décidé de me déplacer et d'aller la voir de très près (3), tout en continuant à parler. Je me déplace tranquillement vers sa table : « Natacha, je pense que tu as quelque chose à dire à ton amie, je te demande de te retirer cinq minutes de mon cours et d'aller à l'extérieur en parler. »

À ce moment-là, Natacha me pique une petite crise :

« Tu es toujours sur mon dos. »

C'est sûr que c'était la troisième intervention que je faisais sur elle à ce moment-là.

« Je pense que j'ai été clair dans ma façon d'expliquer mes directives au début de l'année. Je vous demande d'aller à l'extérieur, d'y penser, de réfléchir, s'il y a un conflit entre deux personnes, il faut que ça se règle. Donc, je te demande de te retirer, c'est la seule chose que je te demande. Amène la personne qui est à côté de toi, ta copine, parle-lui-en et tu reviendras tantôt, j'irai te voir.

- Tu es toujours sur mon dos !
- Je ne suis pas sur ton dos, je te demande de te retirer.
- Je reste ici.
- Natacha, est-ce que tu peux te retirer ? » Le ton était très élevé.

Là, je me demandais comment intervenir. Je regardais le mur en arrière, je ne parlais pas du tout, les élèves me regardaient, presque toute la classe avait entendu ce que Natacha m'avait dit. C'était la première fois que ça se produisait, qu'un élève s'opposait à moi comme ça. Je ne voulais pas lui parler de façon forte, agressive ou bête parce que je ne voulais pas augmenter son agressivité. À la façon dont elle m'a répondu la troisième fois, je sentais qu'elle était sur le nerf, la soupape pouvait sauter, ça pouvait être dangereux. J'ai préféré me retirer, regarder le mur, marcher peut-être une dizaine de pas, me donner du temps pour réfléchir (4). Les élèves me regardaient et j'avais l'impression qu'ils disaient de laisser faire. Mais il y avait un malaise, ça ne me donnait rien de continuer mon cours. Si je ne réglais pas le problème d'une façon ou d'une autre, il allait y avoir un malaise chez l'élève et un malaise chez moi. Je ne serai pas capable de communiquer avec les élèves parce qu'ils vont être concentrés sur ce qui vient de se passer, peu importe ce que je vais leur dire, ils ne seront pas attentifs.

Je suis un tempérament assez bouillant. En prenant un temps de réflexion, un temps de recul, j'essayais de faire baisser la pression à l'intérieur de moi. Je suis revenu en avant, il fallait que je fasse face à la classe. Faire face à la classe après un tel événement, ce n'est pas facile. Ma seule réaction, ça a été de regarder tout le monde, émotionnellement j'étais un peu bouillant. Dans une situation comme ça, le fait que moi je perde la face, ce n'était pas grave. Ce qui était important, c'est que le climat de la classe revienne le plus rapidement possible. Ma préoccupation, c'était de regarder tous les élèves. J'ai décelé, de l'autre côté de la classe, une élève vraiment mal à l'aise qui baissait la tête quand je la regardais. D'habitude, les élèves me regardent assez directement. J'ai conclu que cette élève avait été affectée par le comportement de Natacha. Je suis allé la voir dans le fond de la classe. Je la sentais incommodée. Ce n'était pas une leader, c'était une élève moyenne qui ne dérange pas beaucoup. J'avais une bonne relation avec cette élève, donc si elle était mal à l'aise, c'est parce qu'il y avait une raison. J'avais besoin d'une autre intervention parce que je lui avais demandé de se retirer et elle a refusé de le faire. On était tous mal à l'aise de tout ça, autant les élèves que moi. Les élèves, d'un certain côté, trouvaient ça désolant que ça m'arrive. C'est ce que je percevais. Je n'avais plus de moyens, je n'étais pas capable de rien faire, je ne pouvais pas prendre l'élève par les épaules et la sortir dehors. À ce moment-là, j'ai vécu à l'intérieur beaucoup d'émotions. Disons qu'au niveau des tripes, je suis très fragile de ce côté-là. Je me suis dit : « Je viens de me faire planter. » Je vais voir cette élève dans le fond de la classe et je lui demande :

« Toi, qu'est-ce que tu ferais à ma place ?

- Il n'y a pas grand chose à faire.
- Pourquoi tu me dis ça ?
- Bien, il y a un gros problème (4) qu'elle vit actuellement.
- Ah, O.K. !
- Mais il y a une chose que je peux faire, je peux lui demander tout de même de se retirer. »

Je n'ai pas dit un mot. L'élève lui a dit :

« Écoute Natacha, c'est assez, viens dehors avec moi. »

J'ai laissé le reste de la classe, je suis sorti avec elles :

« Dans quelques minutes, je vais revenir vous revoir. S'il y a quelque chose, là, raconte-le, dis-le, et toi si tu es capable de l'aider, écoute-la. »

Je leur ai demandé de rester près de la porte. Je pense qu'elle était au courant de ce que vivait Natacha. Ce que Natacha vivait, c'était très fort, et naturellement elle, elle a réagi parce que je pense qu'elle le savait.

Après je suis entré dans la classe, en me demandant comment agir. Est-ce que je fais comme si rien ne s'était passé ? Je suis retourné en avant : « On oublie ce qui s'est passé. Il y a quelque chose qui va se vivre à l'extérieur, actuellement, on ne peut rien faire. On va oublier ça, il y a quelqu'un qui est avec elle à l'extérieur, il y a eu un problème avec moi, j'irai tantôt. On replonge tout de suite dans la matière. On va reprendre un petit peu mes explications et on va continuer le cours. » Après, pendant que les élèves travaillaient, je suis allé les voir :

« Qu'est-ce qui se passe ?

- Laisse faire, ce n'est pas toi qui es en cause. Ce que je vis, tu ne peux pas le comprendre, c'était tellement fort, il fallait que j'en parle et je pense qu'il y aurait eu n'importe qui devant moi, j'aurais eu la même réaction.
- Donc ça veut dire qu'il ne s'est rien passé entre nous deux, c'est ce que tu vivais. Est-ce que tu sens le besoin que j'intervienne ? - Non. J'en ai parlé un petit peu, ça a fait du bien. - Est-ce que tu te sens capable de réintégrer la classe ? - Oui, mais je ne travaillerai pas fort. Il va falloir que je vive ça. »

Donc, j'ai laissé tomber, je l'ai ramenée dans la classe.

Quand son amie lui a dit : « C'est assez ! », probablement qu'elle a réalisé qu'elle avait dépassé la limite face à moi. Son amie a peut-être essayé de lui dire : « Écoute, ce n'est pas lui qui est responsable. » Ça m'a quand même affecté un petit peu parce que je ne savais pas ce qui se passait dans sa tête à elle. Deux cours après, elle m'a écrit une petite lettre m'expliquant ce qui s'était passé et elle s'excusait. Elle m'a demandé si j'étais prêt à oublier. Je l'ai rencontrée à la suite de sa lettre et je lui ai dit :

« Écoute, il y a des situations difficiles, parfois on vit des choses à l'intérieur de soi. » Elle ne m'a pas raconté ce qu'elle vivait, je n'ai pas cherché à le savoir mais elle m'a dit :
« Je vivais des choses terribles à l'intérieur de moi, dans mon milieu familial, et à ce moment-là, ça a débordé et c'est toi qui a été la victime.

- Écoute Natacha, c'est réglé, on oublie ça. Si vraiment tu as besoin d'aide, tu viendras me voir, je suis disponible. Il y a des situations qu'on vit dans la vie des fois qui sont lourdes, moi j'en vis, toi tu en vis, ce midi-là, ça ne filait pas. Ce n'est pas plus grave que ça, on oublie tout ça. On l'a vécue chacun de notre bord, je pense que ça s'est bien terminé. Est-ce que ça va actuellement ? Est-ce que tu es capable de passer au travers de tout ça ?
- Oui. Mais tu comprends, ce que je t'ai dit dans la lettre ? Je voulais te le dire parce que ce n'était pas toi qui étais en cause. »

Donc, ça s'est réglé là puis maintenant, je la regarde aller, elle fonctionne très, très bien en classe. C'est drôle, j'ai senti encore plus de complicité après cet événement-là, entre moi et la classe. Je remarque que c'est une de mes très belles classes, avec, il faut le dire, six cas lourds au point de vue disciplinaire. Ce n'est pas une classe facile. J'ai leur collaboration, même lorsqu'il y a un suppléant ; Natacha fait très attention. Je pense qu'elle a apprécié ce que j'ai fait ; sa lettre me l'a confirmé. C'est bizarre, je crois que ça a eu un impact positif sur son rendement et son application en classe, sans rien faire d'autre que ça. Elle a réalisé qu'elle avait commis une erreur face à moi et elle est venue s'excuser. Maintenant, c'est une élève qui participe, disons, certainement trois fois plus qu'elle participait auparavant et ses notes ont monté. Je pourrais même dire que parfois elle intervient quand un élève dérange. Au niveau rendement scolaire, elle avait de la difficulté, mais elle ne posait jamais de questions. À la suite de cet événement, elle a complètement changé.


1- Cet enseignant nous explique sa vision de la discipline

J'essaie le plus possible de régler mes problèmes de discipline seul, sans l'intervention de la direction ou du système d'encadrement qu'il y a ici à l'école. Ici, tu peux retirer l'élève pour le reste de la période, l'envoyer dans un local pour élèves exclus des cours. Je ne l'utilise pas et si l'élève exagère au niveau comportemental, le système de retenues après les classes, je l'oublie. Moi, je calcule que s'il y a un problème, le problème vient de deux possibilités, il vient des élèves ou du professeur. Parfois, le professeur peut créer une situation de conflit sans le vouloir, simplement par son attitude ou son comportement, ce qu'il vit dans sa vie personnelle peut se transporter à l'école. S'il y a un problème avec l'élève, je le règle avec lui et après, on passe à autre chose. La plupart du temps, j'essaie de régler le problème au moment où il se produit. Le système disciplinaire de l'école peut déranger parce qu'il est répressif. Les élèves qui ont peur le perçoivent comme répressif et ceux qui ne sont pas nerveux, ils le ridiculisent. Il y a toujours deux côtés à une médaille. Il y en a qui sont fiers d'être expulsés parce que ça leur donne un congé, ils se moquent du système, je dirais que c'est la majorité. La minorité se corrige après une intervention, eux ont peur face à leurs parents, face à leurs amis, face aux autres professeurs, face à une retenue le soir. Il y a encore des personnes qui marchent un petit peu de ce côté-là. Donc, ces élèves sont fragiles, c'est peut-être le cas pour l'élève de mon récit.

Dès le début de l'année, disons après deux ou trois mois, les élèves savent comment je fonctionne. Je n'ai pas besoin de répéter des choses. J'interviens régulièrement sur tout. Prenons le cas d'un élève, par exemple, qui va dire à son compagnon : « Christ d'innocent ! » Chez un jeune c'est normal de sacrer parce qu'ils entendent ça dans la société et à la maison. Moi, je ne blâme pas le sacre, j'y vais par l'humour : « Écoute, je pense que tu t'es trompé de journée. Ce que tu viens d'utiliser, c'est le langage du dimanche, aujourd'hui c'est mardi. » J'essaie de ne pas pénaliser ou d'écraser parce que, pour eux, c'est instinctif de dire un sacre, c'est une habitude. Ce qui est important, c'est qu'au niveau de l'éducation, on essaie de leur faire penser. Ça peut arriver une fois par mois des situations bénignes où l'élève est vraiment agité, car il y en a quelques-uns qui prennent du Ritalin, je lui dis : « Va prendre l'air un peu. » Ça lui fait du bien, ça lui donne un temps de réflexion et quand il revient, il me semble qu'il est plus en forme. Ça peut créer une relation plus étroite que de dire : « Bien toi, je t'envoie au local ou je te donne une retenue. » J'aime mieux garder le contact. Je dis toujours aux élèves : « Si tu as quelque chose, tu peux venir en parler. Si ça ne file pas, dis-le moi, de telle façon que je m'ajuste. » Il y a des élèves qui viennent me le dire.

2- Sa complicité avec les élèves

Cette complicité que j'ai continuellement, j'ai essayé de l'utiliser dans un cas pareil qui se présentait pour la première fois. Si j'ai des élèves complices dans d'autres situations, quand ça va mal ils doivent être là aussi. J'ai décodé rapidement en dedans de moi, parce que des fois je me mets souvent en cause, je me dis : « J'ai peut-être mal agi. » Avec mon bagage d'expérience, j'essaie toujours de travailler avec les élèves et non contre eux. S'il y a une situation qui se produit, je préfère me retirer, par exemple si une discussion devient trop rough, dans ce cas-ci, c'était un problème comportemental qui se présentait pour la première fois. D'un certain côté, j'ai été chanceux d'avoir une expérience de trente années de situations où je demandais la collaboration des élèves parce qu'un cas comme ça au début de mon enseignement, je pense que j'aurais planté l'élève.

3- Sa façon d'intervenir

Quelques fois, j'interviens à distance. Et lorsque j'interviens à distance, je le fais en humour. Il y a alors 30 personnes qui sont témoins, qui analysent la personne, qui sont sensibles aux erreurs que la personne va commettre. Si je me compromets, c'est moi qui me cale, tout le monde me regarde. Au lieu de résoudre le problème, je m'en crée d'autres, face aux autres. Dans une situation comme ça, on est très près de ses émotions ; on peut se laisser emporter, puis on peut perdre de la crédibilité face à d'autres élèves et ça ne donne rien. Je ne me compromets pas, je ne dis rien, les élèves vont attendre parce que tant et aussi longtemps qu'on ne se compromet pas, les élèves ne font rien. Si j'avais pogné les nerfs, si j'avais engueulé la petite fille, si j'étais arrivé en avant, choqué, enragé, frustré en me défoulant sur eux autres, ça n'aurait pas été correct. Dans le récit, j'ai regardé le mur, ça m'a donné un temps de réflexion.

Quand tu t'en vas à courte distance, c'est-à-dire près de la personne, d'abord ça t'évite de parler, tu peux utiliser ton langage non verbal. Temporairement, tu peux ne pas dire un mot, tu la regardes seulement, tu crées de l'incertitude chez cette personne-là, puis les autres ne savent pas ce qui se passe. En plus, ça évite que cette personne soit ridiculisée devant la classe. À 15 ans, 13 à 15 ans, ils sont sensibles, personne n'aime faire rire de lui devant du monde. En intervenant, peu importe ce qu'on va dire, on va dire : « Veux-tu te taire ! » automatiquement tu identifies la personne quand tu fais ça à distance. Si tu t'en vas à côté de la personne, tu peux juste la regarder puis ça reste là, les autres ne savent pas ce qui s'est passé, ce qui s'est dit.

Dans le récit, mon intervention était peut-être trop à distance. J'étais peut-être trop centré sur ma matière, j'étais trop préoccupé, j'ai négligé des humains devant moi. Peut-être que ce midi-là, il y en avait deux ou trois qui ne filaient pas à cause d'elle. Parce qu'il faut quand même penser qu'entre eux, ils savent ce qui se passe. Je suis sûr que cette journée-là, il y en a plusieurs dans la classe qui savaient ce que cette fille avait vécu. Dans mon enseignement, j'ai toujours essayé d'intervenir à courte distance. J'essaie toujours de parler le moins possible quand j'interviens parce qu'aussitôt que tu dis quelque chose, ça donne la chance à l'élève de répliquer. Si je ne dis pas un mot, il ne sait pas ce que je pense, s'il ne sait pas ce que je pense, c'est lui qui va se compromettre et non le prof qui va se compromettre. J'essaie le plus possible de ne pas intervenir pour éviter de dire des bêtises, des conneries et me mettre les deux pieds dans les plats. Donc, je suis à courte distance, la plupart du temps, je regarde la personne seulement. Quand je veux faire un peu d'humour, que je ne veux pas que ce soit trop sévère, je vais à côté de la personne puis je cogne un petit peu sur la table pour attirer plus son attention : « C'est à toi que je parle. » Mais je ne dis pas un mot, je fais ça mais je la regarde. Donc, le geste de cogner c'est simplement pour dire : « C'est à toi que je m'adresse en te regardant, vraiment toi, juste à toi. » Voici une autre chose qui est importante quand on a un leader dans la classe : il ne faut pas le regarder. Tu peux intervenir sur le leader, mais tu essaies de voir qui réagit quand le leader réagit. J'ai toujours regardé ceux qui réagissaient. Quand quelqu'un réagit en classe, comme dans le récit, je regarde toujours qui peut réagir.

4- Son type de relation avec les élèves

On essaie toujours de se rapprocher, mais on ne cherche pas trop à savoir. J'aime garder une certaine distance. La familiarité ne donne pas place à tout. Je leur dis dès le départ : « On est tous des êtres humains, on a tous des rôles différents, toi tu es un élève et moi je suis un professeur. Donc, on va essayer de se respecter. On va essayer de respecter chacun notre territoire. Moi, j'ai un boulot à faire puis toi, tu as un boulot à faire. » Je suis toujours près d'eux, je suis poli, je jase avec eux, je les écoute, s'ils ont quelque chose à dire. Ça leur permet d'avoir une certaine camaraderie, mais il y a une chose par exemple qui est importante, ça ne donne pas place à tout. Ce n'est pas parce que tu es chum avec moi que tu peux te permettre n'importe quoi. Ça veut dire qu'il y a une limite et la limite, je sais la faire respecter, je leur dis : « Tu as le droit de parole, moi aussi quand je parle. » Au départ, pour intervenir, je leur dis : « Merci ! » Quand je veux parler, je dis : « Merci ! » et ils réagissent : « Il faut se taire. » C'est la façon de faire. Il y a des automatismes qu'on développe.

5- Son empathie pour les jeunes

À 13 ou 14 ans, ils vivent des situations terribles et nous, par notre attitude en tant que prof, parce qu'on parle à 30 élèves, on oublie qu'il y en a peut-être deux ou trois qui ont vraiment des problèmes. Ils sont en classe physiquement, mais leur tête est ailleurs. Ils ne veulent rien savoir de ce qu'on dit parce qu'ils sont pognés par leurs problèmes. On s'illusionne parce qu'on est prof, qu'ils ont tous oublié ce qui s'est passé le midi, durant la soirée à la maison puis qu'ils arrivent parfaits en classe. On a un peu cette illusion-là. En général, quand j'arrive dans ma classe, je prends quelques minutes pour poser des questions, je m'intéresse à leur vécu : « Est-ce que vous êtes de bonne humeur ? Étiez-vous contents de venir à l'école ? » Plusieurs vont dire : « Non ! » « Dis-moi pas que je vais travailler aujourd'hui avec des personnes qui n'aiment pas travailler ! » Ils me disent : « Ce n'est pas toi, quand on vient en sciences physiques, c'est le fun. Mais c'est l'école. » Là j'embarque dans leur jeu : « Ce n'est pas drôle l'école mais on a tous un travail à faire. Regarde ton père, ce matin, il est parti. Ça ne lui tentait peut-être pas, mais s'il n'était pas allé travailler, peut-être qu'il n'apporterait pas l'argent dont il a besoin à la maison. »

Je leur permets de s'exprimer, j'ai l'impression que ça les détend un petit peu. Il y a des élèves qui vivent des situations tellement difficiles, qu'ils ne peuvent pas s'en détacher. D'autres sont capables de vivre leurs problèmes, et de ne pas les transporter à l'école. Mais ce n'est pas tout le monde. Certains jeunes vivent des problèmes depuis leur tendre enfance, tandis que d'autres vivent des situations temporaires. Quand on franchit la porte de l'école, il faut oublier nos problèmes personnels, sinon ça ne marche pas. Dans le récit, je ne suis pas arrivé en humain en classe. Je suis arrivé comme un cerveau qui voulait dispenser des connaissances, c'était ma seule préoccupation cet après-midi-là. J'ai oublié la dimension humaine. J'étais préoccupé par ma matière. J'essaie d'être à l'écoute de mes élèves dans mes classes, mais je pense que je n'ai pas été à l'écoute de cette élève ce midi-là. Peut-être que j'aurais pu poser d'autres questions ou faire mon accueil de façon différente.