© Larouche, H. (2000).

Version imprimable:

Préambule : Un enfant demande beaucoup d'attention de la part des éducateurs. Ce récit raconte le cheminement d'une personne travaillant en service de garde qui ressent vraiment le besoin de comprendre pour ainsi améliorer la qualité de son travail. Son questionnement l'amène à réaliser qu'elle ne peut être présente pour les autres enfants qui ont aussi des besoins lorsqu'elle donne toute son attention à un seul enfant en crise. Elle privilégie maintenant les renforcements positifs plutôt la réprimande face à des agissements négatifs.

TITRE: LA ROUE QUI GRINCE

J'ai commencé à travailler pour le service de garde de cette école il y a quelques années. Wilfrid est le premier enfant que j'ai rencontré. Il était avec la responsable dans le bureau de cette dernière. J'ignore la raison de cet entretien. À mon arrivée, il s'est proposé en tant que guide. La responsable lui a donné son consentement. Il m'a fait visiter l'école et cette visite a été très agréable. Wilfrid m'est apparu comme un enfant gentil, serviable et social. Il a un physique agréable et il inspire la confiance, c'est un enfant charmant. À ce moment, il était en deuxième année.

Au cours de l'année scolaire, je n'ai pas eu beaucoup de contacts avec Wilfrid, il n'était pas dans mon groupe. Cependant, j'ai assisté et j'ai eu à intervenir lors de quelques événements qui m'ont démontré que Wilfrid pouvait donner du fil à retordre à un éducateur : il n'écoutait pas les consignes, il agaçait ses compagnons, il rouspètait, il répliquait, etc. Quand Wilfrid participait aux journées pédagogiques, il était dérangeant et très turbulent. Le cas de Wilfrid revenait lors de toutes les discussions de l'équipe de travail. On élaborait divers moyens d'intervenir auprès de lui (renforcement positif, valorisation, encouragement, parler à ses parents...). L'expérimentation de ces moyens échouait très souvent. Le comportement de Wilfrid ne correspondait pas à la première impression que j'avais eue de lui.

En juin, j'ai obtenu un congé sans solde et j'ai quitté le service de garde avant la fin de l'année scolaire. J'ai travaillé tout l'été pour la ville pour les Services de loisirs. La commission scolaire et la ville s'associent pour offrir le programme Vacances-été, au niveau municipal, ce programme était sous ma responsabilité. J'ai revu Wilfrid à plusieurs reprises au cours de l'été, il fréquentait le programme Vacances-été. Wilfrid était toujours content de me rencontrer. Je crois qu'il était surtout content de montrer aux autres enfants de son groupe qu'il me connaissait. Lors de ces rencontres, il s'est toujours montré gentil. J'étais méfiante devant ce débordement de joie, il en mettait trop. Malgré tout, j'étais heureuse de le voir.

J'ai recommencé à travailler au service de garde à la fin du mois d'août. J'arrivais d'un voyage en France, mon retour de voyage avait lieu la veille du début de mon travail. En arrivant au service de garde, le premier enfant que je vois en train de se tirailler, c'est ... Wilfrid. À cette occasion, je n'ai pas eu à intervenir auprès de Wilfrid puisqu'un autre éducateur avait déjà amorcé la démarche. Dur retour à la réalité! J'étais fatiguée (décalage horaire) et un peu découragée. Au cours de l'été, le service de garde a déménagé. Le nouveau local est beaucoup plus grand. Les enfants étaient heureux et très excités de prendre possession des lieux. Wilfrid semblait le plus heureux de tous. Au cours de la journée, il a été extrêmement turbulent. J'ai dû intervenir à plusieurs reprises auprès de lui : il courait, bousculait, criait, se battait, etc. J'ai trouvé ce retour au travail assez traumatisant.

Le nouveau local du service de garde était très beau, très spacieux... mais peu pratique tant que les cloisons qui devaient séparer le local n'étaient pas installées. Près de 115 enfants dînaient, à tour de rôle, au service de garde (en deux services). Deux éducateurs s'occupaient du groupe de première et deuxième années, en plus de quelques enfants de troisième année (dont Wilfrid), ce qui réunissait environ 45 personnes. Pendant ce temps, le groupe des enfants de maternelle jouait dans une partie du local et plusieurs élèves du deuxième cycle participaient à une activité dans une autre partie de ce local. Un dernier groupe formé d'élèves du deuxième cycle étaient au gymnase. Il y avaient près de 80 enfants rassemblés dans ce grand local, c'était très bruyant! Il était impossible de dîner dans un climat calme et détendu. À cause de cette situation, plusieurs enfants avaient tendance à s'exciter. Pendant le repas, Wilfrid se levait, courait, criait, agaçait les autres, tirait de la nourriture... Wilfrid n'avait pas un comportement agressif, mais il dérangeait tout le monde. Face à cette situation, je m'occupais de Wilfrid, je l`écoutais, j'essayais de le calmer, de le faire taire, de diminuer l'effet négatif de son comportement.

Wiltrid faisait partie du groupe de mon confrère. Étant donné que nos groupes étaient jumelés, j'ai eu à intervenir auprès de Wiltrid plus régulièrement qu'avant. Son comportement était fréquemment inacceptable (il tirait de la nourriture, il provoquait les autres, il se levait, il se tiraillait, il parlait continuellement, etc.), il demandait des faveurs et il pleurait lorsqu'il ne les obtenait pas (par exemple, Wilfrid croyait que la responsabilité de servir les desserts lui appartenait). Mais les responsabilités se méritent. Lorsque le comportement de Wilfrid ne le justifiait pas, on ne lui demandait pas de nous aider à ce niveau. Wilfrid se sentait frustré, il pleurait et répliquait. Mon confrère et moi intervenions fréquemment auprès de Wilfrid. Il se croyait alors victime d`une injustice. Il pleurait et il nous insultait (il disait : tu ne nous écoutes pas; tu travailles pour ta paye; tu devrais retourner aux Loisirs; mon père va te poursuivre... ). Tous les éducateurs ont eu droit au même traitement. Lorsque je lui ai fait part des conséquences de ses actes (signature au permis, rencontre avec la responsable du service de garde ou avec le directeur de l'école, période de réflexion, conversation avec les parents, excuses...), Wiltrid pleurait, suppliait, s'excusait. Il m'est arrivé de me laisser attendrir et de lui donner des chances (avertir à plusieurs occasions lorsqu'il courait, retarder la conséquence prévue parce qu'il pleurait). Je croyais le sauver. Je me suis rapidement aperçue que Wilfrid était un manipulateur et qu'il ne fallait pas fléchir ni lui donner l'impression qu'il avait gagné. Lorsque je donnais des chances à Wilfrid, j'ai remarqué que les interventions suivantes étaient beaucoup plus difficiles, il n'écoutait pas et il croyait obtenir continuellement des chances. Par ailleurs, les conséquences reçues ne lui faisaient pas réaliser réellement et très longtemps le comportement à modifier. Le lendemain ou le jour suivant, c'était à recommencer.

Face à cette situation, j'ai décidé d'adopter un comportement plus ferme. Dorénavant, je mets immédiatement en application les conséquences prévues et annoncées. Wilfrid aime agir lorsqu'il y a du public, devant des spectateurs âgés de cinq, six, sept et huit ans il performe . Il tente de les impressionner de deux façons: en les intimidant (menaces, cris, batailles...) ou en les aidant (il sert d'arbitre lorsqu'il y a des chicanes et il les soutient lorsqu'ils sont blessés ou malades). Il aime qu'on le remarque et il prend tous les moyens pour y arriver (dont les comportements inadéquats). Wilfrid n'a que peu de contacts avec les enfants plus âgés. Tranquillement, les enfants plus jeunes s'éloignent de lui, ils ne veulent plus être avec Wilfrid. J'étais influencée plus que je ne le croyais par le comportement de Wilfrid, j'en parlais fréquemment à la maison. J`essayais presque continuellement de trouver des stratégies pour intervenir auprès de lui et je demandais des conseils à plusieurs personnes (responsable, autres éducateurs, amis) et plus particulièrement à mon conjoint.

Mon conjoint (enseignant au secondaire) me disait que je m'occupais beaucoup trop de Wilfrid et que je ne pouvais pas le changer malgré lui. J'en suis presque venue à redouter les moments où je devais me trouver avec Wiltrid, je n'aimais pas autant mon travail qu'avant. Je devais faire beaucoup plus de discipline, j'étais centrée sur les problèmes que je vivais avec Wilfrid. Bref, Wilfrid gâchait tout. Je me suis aperçue que j'étais bien lorsqu'il ne fréquentait pas le service de garde. Je ne me suis jamais fâchée contre Wilfrid mais je l'étais envers son comportement, j'avais l'impression de perdre mon temps, de négliger tous les autres enfants, d'utiliser inutilement mes compétences...

Wilfrid a un frère, Napoléon, qui a deux ans de plus que lui. Napoléon est hyperactif, il prend du Ritalin et il recommence sa quatrième année. Le comportement de Napoléon ressemble à celui de Wilfrid. Étant donné que Napoléon est dans le groupe du deuxième cycle, je ne suis pas souvent témoin de ses écarts de conduite. Selon moi, Napoléon et son problème d'hyperactivité devaient prendre beaucoup de place à la maison. Je pense que Wilfrid essaie d'attirer l'attention en utilisant les mêmes moyens que ceux dont se sert son frère. Les parents de Wilfrid semblent dépassés par la situation. Le père de Wiltrid s'informe rarement du comportement de son fils et lorsqu'il le fait, les événements rapportés sont rarement positifs. Il réagit de façon agressive (Wiltrid m'a déjà dit qu'il passait souvent des soirées en punition) et il lui arrive également de ne pas donner l'impression de réagir. La mère de Wiltrid est découragée. Elle s'est informée quelquefois. Face aux réponses, elle soupire et hausse les épaules. J'ai discuté quelquefois avec les parents de Wilfrid. Cependant, c'est surtout la responsable qui discute avec eux, les liens entre eux sont très bons.

Je m'adressais à la responsable pour trouver des pistes d'intervention, des stratégies afin de parvenir à modifier les comportements négatifs de Wilfrid. J'étais centrée sur Wilfrid et sur ses problèmes. Les autres éducateurs essayaient également différentes façons d'intervenir auprès de lui. Lors des rencontres d'équipe, le cas de Wilfrid revenait à toutes les fois. Nous échangions et nous nous concertions afin d'unir nos efforts. Aucun style d'intervention ne fonctionnait très longtemps (écoute, renforcement positif, implication de Wilfrid, réflexion). La responsable, soutenue par la direction, a réalisé un carnet de bord pour le service de garde. Ce système de motivation, en fonction depuis la fin de janvier, a pour but de modifier les comportements inacceptables (batailles, cris, etc.). Mais jusqu'à maintenant, ce système n'a eu que peu d'effets sur Wilfrid.

Un événement m'a obligée à dédramatiser le cas de Wilfrid. Joséphine est en première année, elle ne dérange pas, elle respecte les consignes, elle est appréciée par ses pairs: elle passe presque inaperçue! Joséphine ne mange pas beaucoup et elle me demande souvent de lui indiquer ce qu'elle doit obligatoirement manger (faire un compromis). Pendant une période du midi de novembre, Wilfrid était particulièrement agité. Il courait partout en criant, il se roulait par terre en lançant de la nourriture. Pendant que je m'occupais de lui, Joséphine me demande de lui faire un compromis. Étant absorbée par Wilfrid, je lui demande de retoumer à sa place et de lever sa main. Joséphine est venue me revoir, je l'avais complètement oubliée. Je lui ai demandé de m'attendre parce que je devais calmer Wilfrid. Finalement, elle est partie s'habiller et je l'avais encore oubliée. Après le dîner, je me suis sentie extrêmement coupable envers Joséphine. J'ai réalisé que je négligeais tous les autres enfants pour m'occuper de Wilfrid. Le comportement de Wilfrid m'impatientait et me demandait beaucoup trop d'énergie pour les résultats espérés. J'ai décidé de modifier mon approche. Dorénavant, je m`occuperais de Wilfrid lorsque j'aurais le temps et l'énergie nécessaires. J`essayerais de ne pas le faire au détriment des autres enfants du groupe. J'ai fait part de ma réflexion et de mes intentions à la responsable qui m'a appuyée dans ma démarche.

Wilfrid me poussait à bout, je devais effectuer une réorientation de ma philosophie d'intervention et Joséphine a été l'élément déclencheur de ma prise de conscience. À partir de maintenant, je vais m'assurer que tous les enfants puissent compter, de façon équitable, sur ma disponibilité et sur ma capacité d'écoute. J'ai décidé de ne plus pénaliser un enfant qui va bien parce que je m'acharne sur un enfant qui a des problèmes de comportement. Afin de parvenir à modifier ma façon d'intervenir, j'ai mis sur pied différentes activités stimulantes: certificat de l'étoile de la semaine, bricolage, soupers au service de garde pour les enfants qui se sont démarqués. Les enfants semblent satisfaits de ces activités. J'ai avisé Wilfrid que je ne m'occuperais de ses crises que lorsque j'aurais du temps disponible. Maintenant, lorsqu'il a des comportements inadéquats, je lui dis que je n'ai pas de temps pour lui, je l'isole, je lui dis de réfléchir à ses actes et je lui fais part des conséquences (signature au permis, réflexion...). Je ne m'acharne pas sur lui. Je n'essaie pas de changer le monde. Ensuite, je retourne auprès des autres enfants tout en surveillant Wilfrid. Ce dernier réagit mal à ce changement parce qu'il agit de manière à attirer davantage mon attention et il veut que je me fâche. Il n'aime pas être isolé (il n'a plus ses spectateurs). Je trouve mon travail beaucoup plus intéressant et valorisant parce que j'ai le temps d'échanger et de connaitre les autres enfants de mon groupe. J'ai l'impression que les liens entre les enfants et moi sont meilleurs. Je crois qu'ils ont le droit à la présence d'une éducatrice plus calme, plus souriante et plus disponible.

Pour terminer, j'aimerais citer un proverbe que m'a mère disait souvent: on s'occupe toujours plus de la roue qui grince! Ce récit me ressemble. En effet, j'ai remarqué que je ne m'acharne plus devant une situation où je sens que je ne possède pas un réel pouvoir pour y apporter les changements souhaités. J'essaie de m'y adapter. Quelquefois, je trouve cela difficile et j'ai tendance à m'impliquer pour obtenir une position qui me permet d'apporter les modifications nécessaires. L'élément le plus important qui se dégage de mon récit est la prise de conscience réalisée. Face à l'obligation que je me suis donnée de calmer Wilfrid et de le sauver, j'oubliais tous les autres enfants de mon groupe. Maintenant, mon objectif est de tendre vers une intervention équitable pour tous les enfants. Je veux qu'ils puissent bénéficier de ma disponibilité, de ma capacité d'écoute. J'essaie de ne pas négliger un enfant au profit d'un autre et surtout, je privilégie mon action auprès d'un enfant qui va bien; je le félicite, je le valorise, je lui donne des responsabilités, je le récompense. Selon moi, il est beaucoup plus motivant et stimulant, autant pour les enfants que pour moi, de renforcer les comportements positifs au lieu de réprimander les agissements négatifs. Cette situation aura eu pour effet bénéfique de me permettre de reconstruire ma confiance et mon initiative face à mes collègues ainsi qu'à mon milieu de travail. Maintenant, j'ose échanger et consulter les autres concernant les problèmes reliés aux comportements des enfants.