© Larouche, H. (2000).

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Préambule : Ce récit raconte une situation qui est arrivée à une éducatrice, alors qu'elle travaillait depuis à peine un an en service de garde. Un cas assez banal d'un enfant qui lance sa nourriture sur l'heure du dîner mais dont la suite lui a apporté bien des surprises. Elle ne pouvait pas croire que son intervention irait jusqu'aux oreilles du père de l'enfant, qui lui, n'acceptait pas du tout ce qui s'était passé.

TITRE: UNE HEURE DU DÎNER MOUVEMENTÉE

Voici une description du déroulement du dîner à notre service de garde. On a un gros groupe et les enfants étaient tous dans le même local au début. On a chacune un groupe attitré, mais pour le midi c'est tout le monde ensemble, sauf pour les maternelles qui mangent dans un petit local. On peut aller jusqu'à 100 dîneurs au total. Dans la grande salle, on en a une bonne cinquantaine et on est deux éducatrices. Il y a une salle pour les maternelles et une autre pour les plus vieux. Les enfants arrivent vers 11 h 25 min à peu près et ils s'en vont dans leur salle. Quand le traiteur arrive, on distribue les repas, on place les plats sur un cabaret et on le donne à l'enfant. On place les ustensiles, on verse le jus de tomate, on met le plat principal et le dessert, on passe le lait pour ceux qui en veulent. Après, on se promène pour donner des ustensiles à ceux qui les ont oubliés, on aide ceux qui ont besoin, on voit à ce que les enfants ne manquent de rien, on circule. Il y en a qui aime ça se faire gâter, ils nous demandent «voudrais-tu couper ma nourriture, je ne suis pas capable». Je trouve ça le fun de les gâter un peu, j'en profite, ça me permet de m'arrêter à chacun un peu, de jaser.

Il y avait un petit garçon de quatrième année qui lançait de la nourriture. Je pense que c'était des pois verts qu'il avait dans son assiette, quelque chose comme ça. C'était son fun, il en lance au plafond ou à un autre plus loin. Quand je le vois, au début je ne le voyais pas toujours faire, mais un moment donné j'ai su que c'était lui, j'ai reçu un bout de carotte et je voulais savoir d'où ça venait. Pour quelle raison un enfant agit-il ainsi? Peut-être que ça avait mal été à l'école et on ne le savait pas, peut-être une façon de nous essayer ou peut-être que ce midi-là il aimait moins cela. Des fois, les enfants ont des repas du traiteur parce que les parents ne veulent pas faire de lunch. En tous les cas, il était assez vieux pour savoir qu'on ne lance pas de la nourriture et qu'on ne joue pas avec. En plus à l'heure du dîner on est très occupé. Ça faisait deux ou trois fois que je l'avertissais «c'est assez, la nourriture tu ne la gaspilles pas. Si tu ne veux pas manger, laisse-la là, on va t'enlever ton assiette, on va la jeter et c'est tout». La responsable aussi l'a averti. Il arrêtait, mais quand ils sont en groupe des fois ils bravent un peu plus. Tu viens impatiente un peu. Les autres te regardent aussi. Il ne faut pas trop se fâcher non plus, on leur parle un petit peu fort, sans trop se fâcher. Des fois ils vont juste t'écouter et ils arrêtent. Un moment donné, quand ils sont en groupe, c'est à qui braverait le plus. Moi, j'ai horreur qu'on jette de la nourriture. Je me dis que les parents paient pour le repas. On a été élevé comme ça. Dans nos familles, l'argent était rare, on avait le principal, on n'a jamais manqué de rien, mais il fallait respecter ce qu'on avait. Lui, il s'en foutait. Ils s'en foutent les enfants, que les parents travaillent pour payer leur repas.

Un moment donné je suis passée à côté de lui et j'ai enlevé son assiette. Je ne dis rien, je passe à côté et je lui enlève son assiette et je vais la déposer sur une table plus loin. J'y ai pensé à deux ou trois fois avant de le faire, c'était la première fois que je posais un tel geste. Il faut penser avant avec quel enfant on est, il y en a qui peuvent exagérer. Mais quand ça fait deux ou trois fois que tu avertis, tu dois agir. Le petit gars est parti en vitesse. Je lui ai enlevé l'assiette et je n'ai pas eu le temps de lui dire «tu l'auras plus tard». Il a pris la porte, il ne m'a rien dit. Il est parti, qu'est-ce que je fais? Je ne peux pas courir après, il y en a d'autres qui ont besoin de nous. Je savais qu'il ne pouvait pas aller bien loin, car il restait tout près. J'aurais pu enlever l'assiette et le faire dîner après, ce que j'avais l'intention de faire, mais il est parti trop vite. Je lui aurais redonné son repas, je ne lui enlevais pas pour tout le temps. Mon idée c'était de lui enlever et lui dire : tu l'auras plus tard. Mais là il est parti! Je me disais : il ne mangera pas ce midi, ou il est parti manger chez lui ou encore il va téléphoner à son père. Je ne savais pas à ce moment-là que son père était chez lui. Donc, le petit gars est parti et il ne revenait pas. Je suis allée trouver la responsable et je lui ai dit «il est parti». Car si le père appelle, elle doit savoir. J'avais peur du téléphone. Elle me dit «attends». Ce n'est pas le temps qu'on se parle toutes les deux. Je suis dans le tort, mais ce n'est pas le temps qu'elle me le dise. On a les autres enfants à s'occuper. Quand ils seront partis pour l'école, là on aura le temps de se parler. Elle me dit donc «On va attendre comment ça va aller, il va sûrement revenir pour l'école». Il fallait attendre qu'il revienne. Dans le fond s'il y en a un qui se sauve pourquoi laisserais-tu les autres pour aller le chercher? Plus tu cours après, plus il se sauve. J'avais le service de dîner à faire et après il fallait que j'aille surveiller dehors. Après le dîner il y avait un groupe qui sortait. Il faut être au moins deux dehors pour surveiller, au début une et l'autre sort après. Moi je sortais la première. L'hiver, il y a les balles de neige, il faut toujours surveiller. Il y a aussi une petite glissade. Il faut voir à ce que les grands fassent attention, c'est à qui ne ferait pas tomber l'autre sur la glace, il faut les avertir de ne pas faire tomber les petits. C'est une période passablement occupée. J'étais bien contente d'avoir cette surveillance, car je pouvais essayer de voir dehors. À partir de la cour d'école, voir où il a pu s'en aller.

Je me sentais mal, car je me disais peut-être que je n'aurais pas dû le faire. Mais après ça, je me disais si je ne le fais pas, il va recommencer, si on le laisse tout faire, les autres font faire comme lui. Si je ne l'arrête pas tout de suite, les autres vont se mettre de la partie. Ce qui m'énervait c'était plus de savoir où il était passé. S'il était vraiment chez lui, puis comment ça va se terminer. Est-ce qu'il va revenir pour l'école, est-ce qu'il a mangé? J'ai dû penser qu'il était aller chercher quelque chose chez lui pour manger, quelque chose de même, ou aller téléphoner à son père ou à sa mère pour lui dire ce que j'avais fait. Je ne sais pas s'il a mangé, car le père est arrivé pas longtemps après. J'ai vu arriver le papa, je ne savais pas qu'il était chez lui ce midi-là. Probablement que l'enfant savait que son père était à la maison, qu'il allait chez lui à l'heure du dîner des fois. Il rentre et ressort presque tout de suite en demandant c'est qui Sylvie?! Je savais qu'il avait parlé à la responsable avant, car je l'avais vu entrer. Je connaissais un peu les parents, car ils habitent pas loin de chez moi. Je les voyais assez régulièrement. Quand ils venaient chercher les enfants, la dame était très gentille, mais le monsieur ne parlait pas. C'est un monsieur que je ne pouvais pas vraiment savoir comment il était, mais là je l'ai su, comment il était! Il n'était pas content... Quand il est arrivé en demandant c'est qui Sylvie? Je lui ai dit c'est moi. Il m'a dit «c'est quoi l'idée d'avoir enlevé le repas à mon enfant?» Je lui ai dit qu'il jouait avec. Il m'a répondu «ce n'est pas une raison pour lui enlever son assiette». Je lui ai dit que je lui aurais remis, mais qu'il était parti trop vite. Je l'ai mise sur la table, je l'ai dit au père que je lui aurais redonné, mais j'aurais attendu qu'il réfléchisse avant.

J'étais très gênée. Le monsieur parle, parle, parle, il ne me laisse pas le temps de m'expliquer. J'étais tellement mal, il est assez imposant, comme je ne suis déjà pas très grande, j'avais l'impression de caler dans la neige. Tout est arrivé vite, je me demandais ce qu'il allait me sortir. J'étais un peu figée aussi. À la fin, il me dit qu'il allait se souvenir de moi. Par la suite, bien des fois il est venu chercher son gars et ne m'a pas parlé. Moi, je faisais comme si de rien n'était et je lui parlais, il fallait bien en revenir un moment donné. La mère était fine, elle ne m'en a jamais parlé. Quand j'en ai reparlé avec la responsable, elle ne m'a pas donné tort, mais elle ne m'a pas donné raison non plus. Elle m'a écoutée et elle m'a dit de ne pas m'en faire avec ça. Tu viens que tu t'en fais hein! Tu te sens mal, tu te demandes comment ça va aller les autres jours. Ça ne faisait même pas un an que je travaillais. Quand tu commences, tu es un peu craintive. Aussi, comment ça va fonctionner après, le lendemain, le petit gars va-t-il être correct ou va-t-il braver encore?

Après, Simon a été correct, car il savait que je lui avais déjà enlevé son repas. J'étais peut-être capable de le refaire encore, qui sait? Les jours suivants tu surveilles pareil pour ne pas qu'il en relance. Il n'en a pas relancé. Si c'était à refaire, je lui dirais en même temps «je te l'enlève et tu vas dîner après les autres!». J'aurais peut-être eu le temps de lui dire s'il n'était pas parti si vite. Il n'aurait pas fallu que je lui apprenne de cette manière-là qu'il ne fallait pas gaspiller la nourriture. Peut-être qu'il aurait fallu que je m'assoie à côté et que je jase avec lui. Mais sur l'heure du midi, ça aurait été impossible sur le moment. Moi, quand c'est fini, c'est fini. Je suis capable d'aller parler à l'enfant même de m'excuser et de lui dire : «j'ai peut-être été trop loin, mais toi aussi tu as tes torts.» Que ce soit avec n'importe quel enfant, je suis capable d'aller m'excuser. Tu ne restes pas là-dessus. Ça ne te donne rien. Sinon tu ne penserais rien qu'à cela, puis il y en a d'autres alentour.

Maintenant, ce que je fais, c'est de changer les enfants de place. On les avertit, mais si ça continue, on change les enfants de place ou on le met dans le bureau. Au début, on plaçait une table de première année, de deuxième année. On s'est rendu compte que ça ne fonctionnait pas, ils s'assoyaient toujours les mêmes ensemble, ils se chicanaient parfois. Ils se voient déjà beaucoup, la plupart sont dans la même classe. Maintenant, ils choisissent avec qui ils veulent s'asseoir, on les laisse libre. On leur dit : si ce midi ça ne fonctionne pas à cette table là, tu prends une autre table. Des fois on les voit arriver et on leur dit : tu le sais hier, tu n'as pas bien fonctionné, alors change de table. On a vu une grosse amélioration!