© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Un enseignant d'une vingtaine d'années d'expérience relate diverses interventions auprès de deux élèves difficiles qu'il a eus, il y a trois ans, dans une classe d'adaptation de quatrième, cinquième et sixième années du primaire. Il expose à travers ce récit sa façon de concevoir son rôle, le besoin de ces jeunes et sa façon de gérer la dynamique de classe, conceptions qu'il appuie en partie sur sa propre expérience d'élève.

TITRE: IL SE NUIT À LUI; À MOI, IL NE M’ENLÈVE RIEN

J'enseignais les quatrième, cinquième et sixième années en adaptation scolaire. J'avais deux cas vraiment difficiles, deux enfants à crise, qui faisaient leur cinquième année mais qui étaient en âge d'être en sixième année. Ils sont arrivés à l'école à la fin d'août. Je n’avais pas beaucoup d’informations sur eux (1). J'en ai obtenu quelques-unes de l’école où ils allaient. Les jeunes n’avaient pas fini l’année parce qu'ils (les personnes de l'équipe-école) n’étaient plus capables de les sentir au mois de mai. À la première journée d'école (2), un des deux, Édouard, était tout souriant, de bonne humeur, bien content de changer d’école. Il disait que ça allait bien aller ici, que l'école où il était auparavant était une école de fous. Lors du premier jour de classe, j’avais identifié tous les élèves à l’arrivée des autobus sauf un, Stéphane. Personne ne l’avait vu. Deux élèves le connaissaient déjà. Ils me disent qu'il n’est pas là, qu'il ne vient pas à l’école la moitié du temps et qu'il avait dit qu’il ne viendrait pas aujourd’hui. C’est un bon départ, manquer la première journée !

Le lendemain matin, j’étais dehors pour les accueillir. Dans les premières semaines de l’année, même si je ne suis pas là pour surveiller officiellement, je vais les accueillir dans la cour. Stéphane est là. Il descend de l’autobus le visage très fermé, regardant du coin de l’oeil, de façon très agressive et méfiante. Il s’est dirigé vers les deux autres élèves qu’il connaissait. Je vais le voir et lui présente la main. Il a un petit haussement d’épaules en voulant dire qu'il ne veut rien savoir. Les professeurs, ça l’écoeure ! Le premier contact n’était pas extraordinaire. On est entrés en classe pour faire des petites activités. La première semaine, on fait quand même un peu de français et de mathématiques, mais je prends beaucoup de temps pour ce que j’appelle la « cuisine », c’est-à-dire établir des règles de vie (3). Stéphane a assez bien participé, bien qu'il n’aimait jamais rien. Habituellement, je commence le premier travail avec des choses faciles pour leur faire connaître des premières réussites et les valoriser. Je fais le tour et j'arrive à Édouard. « C’est bien tel numéro. Tu jetteras un coup d’oeil par contre à celui-là parce que... ». Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu'il prend le cahier, le déchire en deux et le lance dans les airs. « C’est ennuyeux ce travail-là ! De toute façon, je ne le fais pas ! »

Ma première réaction, si je m'étais écouté, aurait été de lui dire de ramasser son cahier, qu'il a ça à faire et qu'il va le faire. Mais j’ai pris une grande respiration et j’ai dit : « Écoute Édouard, tu ne veux pas faire ce travail. Tu n’as pas besoin de déchirer ton cahier pour ça. Tu as seulement besoin de dire que tu ne le fais pas, que tu ne comprends rien, que tu n'es pas capable. Ça va finir là. » « Je suis capable ! » En lui disant qu’il n’était pas capable, je me doutais bien que je le piquerais un peu ; j’étais content qu’il réagisse aussi parce que s'il ne l’avait pas fait, j’aurais manqué mon coup. « Si tu es capable, pourquoi tu paniques comme ça ? » Alors, il s’est croisé les bras, il s’est renfrogné. « Quand tu changeras d’idée tu me le diras, je ne suis pas pressé. De toute façon, c’est pour toi ça ! » Je suis parti et je suis allé ailleurs. Ça l’a dérangé que je ne réagisse pas plus que ça (4). Je pense qu’il s’attendait à une confrontation. Il est resté assis à sa place, les bras croisés au moins 30 minutes. Il regardait à gauche, à droite et il a commencé à bouger un peu plus, à reculer sa chaise, à jeter des petits coups d’oeil à son cahier qui traînait par terre. À un certain moment, il s’est levé, il a pris son cahier et il est allé le mettre dans la poubelle. « C'est bien ! Au moins tu ne le laisses pas par terre ! » Il pensait peut-être que j'allais lui dire de le ramasser. Plus tard, de lui-même, il a ressorti un cahier et a recommencé un peu à travailler. Je me suis dit que c'était assez pour aujourd'hui, que je n'irais pas plus loin. Je n'irais pas voir son travail parce que je ne voulais pas remettre trop de pression. Je voulais le laisser décompresser et qu’il ne se sente pas piégé.

Avec Stéphane tout va bien. Il travaille très proprement, très minutieusement, de façon quasiment maladive. Il recopie dans son cahier Canada tout ce qui est écrit dans son manuel. Je lui dis qu'il n’a pas besoin de copier tout le manuel, que la question est déjà là. Tout ce qu’on demande, c’est une réponse. En lui disant ça, je lui mets la main sur l’épaule. Il se retire l’épaule tout de suite et se l’essuie : « Beurk ! Je ne veux pas que tu me touches ! » Ça m’a un peu interrogé : ou c'était un enfant qui a été abusé, qui a été battu ou qui n’a jamais eu de contacts. Je suis chaleureux de nature et j’ai de la difficulté à comprendre que des enfants puissent être heureux sans être capables d’entrer en contact avec des personnes. Il faut que tu sois bien dans ta peau. Stéphane n’aimait pas le contact physique et c'était par là que j'allais l’apprivoiser. C’est le défi qu’il me donnait. Dans le cas d'Édouard, c’était le fait d’accepter ses échecs, d'être capable de gérer sa frustration. Durant les semaines qui ont suivi, il ne s’est pas passé de changements importants, mais de petites évolutions. Par exemple, je m’organisais toujours pour souligner à Édouard les exercices qu'il réussissait.

Quand un problème était mal, je ne lui en parlais pas. Ça a pris du temps mais, à un moment donné, il s’est levé, il est venu me voir et m’a demandé des explications : « Je ne comprends pas ça ». Il ne m’a pas demandé de lui expliquer, mais c’était le geste qui était important. C’était un grand pas pour lui. Il commence à admettre qu’il ne comprend pas certaines choses, qu'il a besoin d’enseignement. Je voulais que le fait de demander de l’aide reste tout à fait normal. Je ne voulais pas qu’il se dise que j'avais gagné parce qu'il est venu me voir. Alors je lui ai dit : « Ce ne sera pas long Édouard, je finis quelque chose et je vais t’expliquer ça ». Vers la fin du mois d’octobre, avant les premiers bulletins, la fin de l’étape et les examens, je me suis réessayé : « Bon, tu as bien fait telle chose. Ah ! Ici, ça ne marche pas... » Il a pris son cahier, l’a tiré dans les airs mais ne l’a pas déchiré. J’ai dit : « Si tu ne veux pas, tu sais... Quand tu seras prêt, tu me le diras ». Et je suis allé vers d’autres. Au lieu d’une demi-heure, il a pris cinq minutes peut-être pour ramasser son cahier, le défroisser et l’ouvrir. « Je ne comprends pas ! » « Ça ne sera pas long, je vais y aller. »

Cette fois-ci, je ne l’ai pas félicité d’avoir ramassé son cahier, parce que je ne voulais pas qu’il sente que le professeur était content parce qu'il avait fait ce que le professeur voulait qu'il fasse. C'est sûr qu'en ne réagissant pas, il a pu penser que ça ne me dérangeait pas plus que ça qu'il jette son cahier par terre. Mais, au contraire, il sait que je trouve ça dommage qu’il le fasse parce que c’est son cahier. Je ne suis pas content parce qu'il se nuit à lui-même, il ne me nuit pas à moi. Je lui remets le problème à lui. Pour moi, c’est encore une grande victoire parce qu’il n’avait pas déchiré son cahier cette fois-là et je pense que c’était important aussi pour lui. Ce cahier représente du travail qu'il a fait et s'il ne le déchire pas, c’est parce qu'il a un certain respect envers ce qu'il fait. Plus tard, quand il travaillait, je lui ai dit qu'il avait changé pas mal depuis le début de l’année. Avant, il déchirait le cahier et le jetait à terre. Maintenant, il bougonne mais il continue de travailler. Il s’est mis à rire. Je sentais que cette journée-là, Édouard était capable de prendre la remarque de façon positive. Le changement s'était fait graduellement au fil des semaines, de la première fois où il a déchiré son cahier à la dernière fois où il l’a pris et l’a déplié comme il le faut. S'il prenait la peine de reprendre son cahier et de le défroisser, il donnait de l’importance à son travail et il respectait ce qu’il faisait. Il se respectait. Il se rendait compte qu’il faisait des progrès, qu’il y avait des belles choses dans son travail. Une fois que tu as connu l’estime de soi, tu commences à t’aimer et tu n’as pas le goût de retourner où tu étais avant, de ne pas t’aimer, de ne pas être fier de ton travail, le traiter comme un simple chiffon. Il avait découvert que son travail était digne de respect. Je sentais qu'il en était maintenant convaincu. Je pouvais alors me permettre de lui dire que j’en étais conscient et que j’en étais fier aussi. Il était capable d’accepter le compliment parce que lui aussi, il avait cheminé. Il ne me voit pas de la même façon qu’au début de l’année. Il sait maintenant que son professeur n’est pas rancunier grâce à tous les moments de plaisir que j’ai, par exemple, en jouant au soccer à la récréation. Même si ça avait accroché dans le travail en classe, rendus dehors, on joue, je suis de bonne humeur, je les taquine et je ris avec eux. Fréquemment, Édouard me sautait au coup et je ne l’ai jamais tassé parce qu'il avait fait telle chose et que je n'étais pas content. Ce contact est toujours très important pour moi et il faut qu’il soit positif parce que je ne veux pas qu’ils perçoivent l’adulte uniquement comme la personne qui punit (5). La relation est plus profonde et mieux établie avec Édouard. Il sait maintenant que le professeur, c’est quelqu’un qui est capable de l’aimer, de l’apprécier et de l’accepter comme il est, même s'il fait des petites crises. Une fois que le professeur n’est plus vu comme une menace, tu peux aller beaucoup plus loin. Dans le cas d’Édouard, à partir du mois de janvier, c’est devenu un élève en or. Il avait ses petites sautes d’humeur, il est resté toujours spécial, mais en ce qui concerne son travail, je pouvais lui faire des remarques. Tout le monde trouvait qu’Édouard avait changé ; il était beaucoup moins confrontant, toujours souriant. J’ai aussi été entouré d’une bonne équipe. Par exemple, j’allais voir le professeur d’anglais et celui de musique : « J’ai remarqué telle chose avec Édouard, vous ferez attention ! Ne le prenez pas de face ». Les gens collaboraient très bien (6). J'allais passer une nouvelle image de cet élève-là même dans l’autobus et avec la famille (7). Il faut que cet enfant s’aperçoive que son image devient positive un peu partout, pas seulement dans la classe. Une fois qu’il le réalise, il est encore plus fier et encore plus intéressé à continuer dans cette veine. C’est un genre de béhaviorisme avec des renforcements sociaux. Il va recevoir un sourire de plus. Ce qui a été dommage, c'est qu'il est déménagé au mois d’avril ou mai. Les parents se sont acheté une maison et ils changeaient complètement de ville. J’ai trouvé ça dommage parce qu’il avait vraiment fait un fichu de bout de chemin. J’ai rencontré Édouard avant qu’il parte et j’ai fait un retour sur son année : « Te rappelles-tu quand tu es arrivé au début de l’année ? Comment ça va maintenant ? Es-tu fier de toi ? Penses-tu que tu vas être capable de continuer de la même façon ? Est-ce que c’est important pour toi de le faire ? Ne fais pas ça pour ta tante, pour ton professeur, fais-le pour Édouard. Édouard est important ». J'étais craintif un peu mais il m’a rappelé à la fin de juin pour me dire que ça avait bien été à l’école. L’année suivante, il s’en allait au secondaire. Et je n’ai pas eu de nouvelles. Il a rappelé une fois, je n’étais pas chez moi et je n’avais pas son numéro alors je n’ai pas pu le rappeler.

Mon autre cas, Stéphane, avait peur qu’on lui touche. J’ai été très surpris parce que généralement les élèves qui sont dans ces classes-là, au contraire, se montrent très affectueux, même envahissants. Pour lui, l’adulte peut être menaçant. Je voulais changer cette image-là. J’ai réussi avec des petits pas. Quand je lui expliquais quelque chose, je me tenais plus proche, pour l’habituer à ma présence physique. Car, au début, si tu étais trop proche, il se déplaçait un peu. Quand ça a été correct, j'ai essayé des contacts plus directs. Par exemple, un jour, en finissant de lui expliquer quelque chose, je l'ai félicité en lui donnant une petite tape sur la main, mais sans le regarder. Je suis reparti tout de suite vers un autre élève pour ne pas lui laisser le temps de réagir. Si jamais il fait quelque chose pour me provoquer, je ne le verrai pas. S’il le fait parce que vraiment il trouve ça écoeurant, il va voir que moi, je n’attache pas d’importance à ça. Je ne sais pas quelle réaction il a eue mais je n’ai pas entendu de bruit. Donc, il n’a pas tiré de chaise, il n’a rien fait.

Une fois, il a fait une crise dans un cours d’anglais qui se déroulait dans la classe. Quand je suis arrivé, il était en crise. Il se promenait de long en large dans la classe. Il a donné un coup de pied à une chaise et a crié : « Crisse de gang de fous ! » Il était complètement fermé. Je ne pouvais pas entrer en contact avec lui. Le professeur d'anglais est toujours là, mais il est complètement déboussolé. L’éducatrice était là aussi. Un maintien physique était inévitable parce que Stéphane devenait dangereux. D'abord, il avait menacé de sauter par la fenêtre. Ensuite, il a pris une paire de ciseaux et il a menacé un autre élève. Là, j’ai essayé de m’approcher pour lui parler. « Approche pas, mon crisse ! » « Stéphane, tu ne me laisses pas le choix, si tu n’arrêtes pas, il va falloir que je t’arrête. Il faut que ça s’arrête. » « Touche-moi pas mon tabarnac, mon écoeurant ! » À ce moment, je me suis approché très vite, je lui ai pris la main, lui ai envoyé le bras dans le dos et je l’ai étendu par terre pour l’empêcher de frapper et de tirer des choses. J’ai demandé à l’éducatrice d'éloigner ce qui était proche. Elle s’est aussi occupée des autres élèves installés dans un coin.

Je le touchais et il réagissait toujours aussi fortement : « Lâche-moi mon écoeurant ! Ça te fait plaisir, tu te fais du fun, tu te fais plaisir ? » Il voulait absolument me provoquer pour que je me fâche contre lui, mais je continuais à lui parler doucement. « Fais attention Stéphane pour ne pas te faire mal. Calme-toi un peu. Tu te fatigues pour rien. Détends-toi. » À un moment donné, il s’est levé la tête et il a donné un bon coup de tête sur le plancher. Il s’est fait mal à l’oeil. « Je vais dire que c’est toi qui m’as fait ça ! » Là, j’ai demandé à Liane, l’éducatrice, de m’apporter un coussin que j’ai mis en-dessous de sa tête. J’ai décidé d’utiliser l’humour : « Écoute Stéphane, si tu veux m’accuser de te brutaliser, il faudrait que tu fasses attention pour ne pas le faire devant tant de témoins. Liane, les autres élèves, tout le monde sait que... » Je voulais en même temps qu’il soit conscient qu'il s'est fait mal pour rien. Je lui ai mis la main dans les cheveux, tranquillement pour les lui enlever du visage, et je lui disais : « Relaxe un peu ! Détends-toi ! » Je l’ai senti se détendre un peu. De toute façon, je ne le lâcherais pas tant que je le sentirais en crise.

Pendant tout ce temps-là, l’éducatrice s’occupait des autres enfants, qui devenaient pour moi secondaires. Je savais que les autres enfants observaient beaucoup. C’était important qu'ils voient eux aussi ce que je faisais. Ils se demandaient si je lui faisais mal quand, par exemple, Stéphane criait. Ils pouvaient aussi entendre quand je disais « Stéphane, si tu ne bouges pas, tu n’auras pas mal, je fais juste te tenir pour ne pas que tu te fasses mal ou mal à d’autres ! » Ça a été long avant qu’il se calme et ça a été dur. Il a pleuré beaucoup à la fin. Je crois qu’il a eu des pleurs de rage et de découragement aussi. Quand je l’ai senti assez détendu, je me suis tassé tranquillement en lui tenant quand même la main, mais à peine. Je lui ai dit que je ne voulais pas qu'il prenne l'autobus parce que j’avais trop peur de ses réactions, qu'il se choque à nouveau. Mais il ne voulait pas. Je le trouvais trop dangereux pour aller en autobus. En même temps, l’amener seul en auto, j’aurais trouvé ça risqué. Il aurait pu décider d’ouvrir la porte et se jeter en bas ou quelque chose du genre.

Heureusement, j’étais avec l’éducatrice. Il a finalement accepté que je le reconduise. Il ne voulait pas que j'appelle sa mère. Mais je l’ai fait quand même pour lui dire que Stéphane avait eu une crise, qu'il avait été long à se calmer, mais que c’était réglé. J’allais le reconduire chez lui et il n’avait pas besoin d’avoir de conséquences là-dessus à la maison, ce dont Stéphane avait peur. Ça va déjà assez mal à la maison, si les parents se mettent à punir pour ce qui ne va pas à l’école, les enfants ne s’en sortent pas. Mais je n'aimais pas l’idée de ne pas du tout appeler les parents parce que je deviendrais comme complice de l’enfant. « J’ai fait telle chose et mes parents n’ont pas été prévenus, je peux me permettre de... » Je trouve important que les enfants sachent qu’il y a une collaboration, une complicité entre l’école et la maison. Avec sa mère, c’était très difficile parce qu’elle disait toujours qu'elle n'avait pas de problème à la maison. Mais je tenais à ce qu’elle soit au courant et à lui dire que Stéphane n’avait pas besoin de punition, il l'avait déjà sa punition. Je ne lui ai pas parlé de sa blessure à l’oeil, par oubli. Le lendemain, il était de bonne humeur.

Deux jours plus tard, Stéphane a fait une autre crise, mais cette fois-là, c'était au service de garde, le midi. Je dînais sur place, alors ils sont venus me chercher et il a fallu que je fasse un autre maintien physique. Il s’est calmé beaucoup plus vite. Mais il ne voulait toujours pas qu’on appelle sa mère. Je trouvais qu'il ne pouvait pas rester à l’école l'après-midi. La directrice a donc rencontré la mère avant qu’elle vienne le chercher. J'ai lâché Stéphane seulement quand la mère a été là parce qu’il se serait sauvé. Quand Stéphane s’est relevé, j’ai parlé avec lui pour le relaxer un peu. Aussi j’ai dit à la mère : « C’est dommage son ecchymose, ça sera marqué longtemps ! Est-ce qu'il vous a dit comment c’est arrivé ? » « Il m’a dit que vous l’aviez frappé en le retenant ». J’ai dit : « Stéphane ! Est-ce que c’est moi qui t’ai frappé ? Stéphane ! Qu’est-ce qui est arrivé ? » Stéphane a dit à sa mère : « C’est moi qui me suis cogné la tête. J’ai fait exprès parce que j’étais fâché ». J’étais content qu’il le dise aussi facilement. Il reconnaissait d'une certaine façon qu'il l'avait fait pour me punir parce qu'il était fâché contre moi, mais là, il n'était plus fâché même si je venais de le retenir encore une fois. Quelques semaines plus tard, il a recommencé une autre crise dans ma classe pour une question de travail. Il s’est levé et a commencé à se promener de long en large, il a donné un coup de pied sur une chaise, qui est tombée. Il a commencé encore à menacer de se jeter par la fenêtre. Il s’est dirigé vers la fenêtre, où il y a beaucoup de plantes. Il en a prise une et l’a regardée. Il a voulu la poser par terre avant d’ouvrir la fenêtre, mais il l’a échappée et le pot a cassé. Il est resté paralysé. « Ce n’est pas grave. C’est un accident. On va ramasser ça. Viens chercher le porte-poussière. » Il est allé chercher le porte-poussière et il a ramassé la terre, je me suis installé à quatre pattes à côté de lui pour l'aider. « Je n’ai pas fait exprès ! » « Je le sais. » Quand on a eu fini de ramasser la plante, il était penaud. Je lui ai tapé sur l’épaule et je lui ai dit : « Écoute Stéphane, c’est un accident de parcours. On oublie ça. On continue et ça va bien aller. Si jamais ça accroche, on s’en reparlera et on réglera ça au fur et à mesure ». Après ça, quand il arrivait le matin, je le saluais en lui mettant la main sur le bras. Quand je lui parlais, je lui tapais sur l’épaule. Il n’avait plus de réaction négative.

Ça a été sa dernière crise. Il a compris que j'étais capable de comprendre qu'il était en crise, qu'il ne l'avait pas fait volontairement et que je ne lui en voulais pas. Dans le fond, ça lui donnait quoi de faire ses crises ? Pas grand-chose sauf de se dévaloriser à ses propres yeux, parce qu’aux yeux du groupe, ça ne le dépréciait pas, les autres n’arrêtaient pas de lui parler pour autant. Ils ne lui en tenaient pas rigueur non plus. Quand il faisait une crise, il devait se sentir vraiment au pied du mur et il ne savait plus quoi faire. Il a peut-être finalement compris que ça ne réglait pas ses problèmes, que ça en amenait d’autres. J’ai l’impression que c’est le chemin qu’il a fait, et sa relation avec moi a changé. Il venait de faire quelque chose de grave à ses yeux et je ne lui en voulais pas alors que j’aurais très bien pu en profiter pour lui faire la morale. Si je l'avais fait, je pense qu’il aurait adopté l’attitude contraire, il aurait probablement mis sa carapace : « Qu’est-ce que tu veux que ça me sacre tes plantes ? » Il sentait aussi à travers ça que je l’aimais bien. Il donnait la fausse image que ça ne le dérange pas que le monde l’aime ou pas. L’an passé, il était tout le temps absent. Avec moi, il n'a presque jamais manqué. Alors je me dis qu'il se sentait quand même assez bien à l’école, malgré les difficultés et les problèmes qu’il pouvait vivre. Je pense que l’école était devenue un milieu sécurisant pour lui.

En février, il est venu à mon bureau pour se faire corriger quelque chose. Il a mis le cahier sur le bureau, m'a pris le bras, l'a poussé, il s'est assis sur mon genou et il a mis mon bras sur son épaule. Ça a été le signe que, dans sa tête, c’était réglé. Pour lui, Léon est un bon gars. Pourquoi il l’a fait cette journée-là, je ne le sais pas. Mais, par la suite, les contacts physiques étaient abondants. L’année suivante, il revenait dans ma classe. C’était important pour moi. Il n’a pas eu de crise. Des fois, il se renfrognait un peu, les bras croisés. Je le laissais faire et généralement après quelques minutes c’était revenu. En décembre, il a déménagé et il a été placé au secondaire. Ça a complètement foiré. Je sais qu’il n’a pas fini l’année parce qu’ils l’ont mis à la porte. Mais c’est dommage, parce qu’il avait fait un très bon bout de chemin. Mais le bout de chemin qu’il a fait va lui rester. Il ne pourra pas l’oublier. Je me dis qu’il aura au moins connu une année scolaire où il aura été heureux. Mon intervention passe beaucoup par l'individu. Quand un individu fait quelque chose, je vais mettre mon attention sur lui. C'est la même chose au régulier (8). Il y a toujours le risque de se tromper. Tu peux détruire beaucoup du travail que tu as fait, juste parce que tu commets une erreur. Il faut toujours être en alerte, décoder des réactions pour ajuster son enseignement et son intervention. Mais j’ai une bonne capacité pour percevoir les gens, j'appelle ça un don. Je ne l’ai pas toujours connu et je me fie aussi beaucoup à ce que j’ai vécu quand j’étais jeune (9). Je n’ai pas seulement ma pratique d’enseignant, j’ai aussi ma pratique d’étudiant pour me guider. Ça m’est très bénéfique. Je suis très heureux dans ce que je fais et les élèves le sont aussi. Je les vois partir le soir, ils me disent bonjour et me font un beau sourire. Le matin, ils arrivent souriants aussi. Pour moi, ce sont des choses extrêmement importantes. Mes interventions n'ont pas toujours fonctionné, entre autres avec deux élèves qui m’étaient antipathiques, et c’était réciproque (10). Je ne sais pas pourquoi. Je pense que c’est plus une question d'affinité que de croire plus ou moins au potentiel de l'enfant. Ça prend certaines conditions de base pour que mes stratégies fonctionnent. Il faut que j’y crois, que j'aie l'intérêt pour investir, qu'il y ait une étincelle, le goût d’aller plus loin. Chaque enfant est un défi pour lequel je me fixe des objectifs. J’y vais par étapes et une fois qu'il est rendu là où je voulais l'amener, je suis bien content mais il faut que j’aille plus loin.


1- L'enseignant présente son avis au sujet des informations à prendre avant de recevoir les élèves, particulièrement les élèves en adaptation scolaire

En adaptation scolaire, ce sont toujours des cas particuliers qui arrivent. Qu’on le veuille ou non, on se fait toujours des idées. Moins j’en sais en début d’année, mieux c’est, pour ne pas biaiser ma réaction. Je vais chercher mes informations à la fin septembre, début octobre. Je vais aller chercher les informations pour savoir quels étaient les problèmes pour les comparer à mes propres observations. Par exemple, s'ils nous disent que l’an passé, chaque fois que le professeur disputait l'élève, il tirait sa chaise en arrière de la classe, alors je sais qu'à tel moment ou à telle intervention, il peut réagir de telle façon. Ça m’aidera à me guider. Tel type d’intervention le fait réagir comme ça, je vais essayer de m’orienter autrement. Quelquefois, le changement de milieu, le changement d’attitude de l'enseignant, va éliminer complètement les comportements. Mais il peut aussi en apparaître d’autres.

2- L'enseignant explique comment il établit sa relation avec les enfants dès la première journée de classe, dès leur sortie de l'autobus

En voyant arriver les élèves, je suis capable de dire lesquels sont dans ma classe par leur façon de descendre de l’autobus. D’abord, ils ont l’air beaucoup plus sûrs d’eux, ils s'en donnent l’air en tout cas. Ils vont crier et être plus fanfarons. C’est assez facile de dire lesquels viennent déjà à l’école ici, parce qu’ils se regroupent, ils jasent ensemble. Les nouveaux qui arrivent du régulier s’effacent pour se faire oublier. Les autres qui sont déjà en adaptation scolaire, qui viennent nécessairement d’ailleurs, vont sortir en criant. Ils ont l’air à l’aise. Ce sont des enfants qui ont développé beaucoup de techniques d’adaptation. D'ailleurs, je n'aimais pas quand on les appelait « mésadaptés », parce que ce ne sont pas des enfants « mésadaptés ». C’est le contraire ! Ils se sont adaptés à leur milieu, à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils ont vécu. Je suis donc capable d'aller vers mes élèves et d'engager la conversation : « Bonjour toi ! Tu es nouveau ici ? Je m’appelle Léon ». « Ah ! Je vais être dans ta classe. »

3- L'enseignant explique comment il discute des règles de vie avec les élèves en début d'année

On discute ensemble comment on peut organiser la classe pour que ce soit agréable pour tout le monde. On fait une liste de ce qu’on n’aime pas et de ce qu'on aime. Si quelqu’un me dit, par exemple, qu'il n’aime pas le français, je vais l’amener à préciser ce qu’il n’aime pas dans le français. Mon but est de les amener à se rendre compte qu’ils aiment certaines choses, qu’ils ne détestent pas tout. En même temps, ça me dit avec quoi je peux aller chercher tel élève. Par exemple, si un élève me dit qu'il aime beaucoup les bandes dessinées, je vais en amener de chez moi. Je vais lui en prêter. Je m’organise pour m’impliquer là-dedans. Moi aussi je dis ce que je trouve ennuyeux : quand les élèves ne font pas d’efforts pour comprendre quelque chose ou quand ils ne me disent pas qu’ils ne comprennent pas. Je leur donne des exemples de ce que j'aime également : quand un élève m’explique pourquoi il n’aime pas tel travail. Et qu’on le veuille ou non, même les plus rébarbatifs ne sont pas insensibles à cette approche. Quand tu leur parles en termes de « j’aime », « je n’aime pas », tu ne les laisses pas indifférents.

4- L'enseignant parle de ses stratégies d'intervention quand les élèves sont réfractaires à travailler

Un enfant, quand il dit qu'il ne fait pas ce travail-là, probablement qu’il pense que je vais lui tenir tête. Je vais plutôt l’amener sur un autre terrain : « Tu le trouves ennuyant ce travail-là ? » Je fais tomber beaucoup de pression et s'il décide de ne pas le faire ce travail, je m’organise pour qu’il trouve qu’il se nuit à lui et qu’à moi, il ne m’enlève rien. Ça change complètement le jeu. Ce n’est plus un défi lancé au professeur. L'élève est remis face à lui-même. Généralement, il accepte d'essayer un bout. « En tout cas, fais ce que tu pourras et si tu n’es pas capable d’aller loin, ce n’est pas grave, une autre fois on continuera plus loin. » Habituellement, après deux, trois essais comme ça, il n'y a plus de difficultés.

En posant des questions, j'amène l'élève à réaliser que c'est lui qui est le pire :

« Si tu ne le fais pas, quel sera le problème ?

- Je vais avoir un travail supplémentaire.
- Tu en as un travail, il est suffisant. Si tu ne veux pas faire celui-là, est-ce que tu vas plus faire l’autre ? Et si tu le faisais, qu’est-ce que ça t'amènerait ? Qu’est-ce que ça te demande comme effort ? »

Souvent, je leur fais voir que je comprends que s'il ne le fait pas, c’est parce qu'il a un peu peur du travail, il a peur d’avoir un échec. À un moment donné, l'élève avoue qu'il n’aime pas ça, parce qu'il ne comprend rien. Souvent, il va arriver à identifier ce qui lui pose problème. « Alors parce que tu n’es pas sûr qu’il faut additionner tel élément avec tel autre élément, tu ne fais absolument rien. Trouves-tu ça logique ? » Ils sont déboussolés. Je leur donne de l’attention, je m’intéresse à leur problème, mais je m’organise pour qu’ils en soient responsables aussi. Des fois, quand je vois qu’il y a une résistance un peu plus forte, je vais leur dire carrément : « Tu peux ne pas le faire, mais tu ne m’enlèves rien ! Je suis payé pour enseigner et j’ai mon salaire à toutes les deux semaines que tu fasses ton travail ou pas. Je préfère que tu le fasses parce que ta réussite m’intéresse, mais si tu décides de ne pas le faire, c'est à toi ».

Je leur dis qu’ils sont responsables du cours aussi, que ce n’est pas seulement la responsabilité du professeur. « S'il fait quelque chose d'ennuyant, qu’est-ce que vous pourriez faire pour que ce le soit moins ? Le cours se donne à deux : tu as le professeur et le groupe aussi. » Ensuite, ils sont fiers de dire que ça a bien été. Quand ils s’aperçoivent qu’en s’impliquant le temps passe plus vite, que c’est moins long pour eux, en tout cas que ça semble moins long, ils sont intéressés à continuer les cours suivants. Ça devient valorisant aussi parce qu’ils se font souvent dire qu'ils sont un beau groupe. Ils deviennent un petit peu prisonniers de cette image-là.

5- L'enseignant relate d'autres exemples qui peuvent faire en sorte que son image de professeur est différente

J'utilise aussi beaucoup l'humour dans la classe. Un moment donné, on va travailler 30 minutes en français et avant de passer aux mathématiques, on va prendre cinq minutes pour jaser, pour se taquiner. Je vais faire des petites périodes de transition. Alors, le professeur, ce n’est pas seulement quelqu’un qui a l’air bête, qui est menaçant et qui est là seulement pour donner du travail supplémentaire.

À la première journée de chaque début d’année, une des questions des élèves concerne les copies. Je n’en donne pas et je leur dis que je trouve ça ridicule de donner une copie. Le jour où je vous donnerai une copie, vous vous direz : « Il doit trouver ça vraiment ridicule ce que j’ai fait parce qu'il m'a donné une copie pour ça ». Ça les oblige à revoir un peu l’image des professeurs, parce qu’ils n’en ont pas souvent des images comme celle que je leur donne. Ils ont toujours une image négative des professeurs. Le professeur est la personne qui est là pour les empêcher d’avoir du plaisir.

6- L'enseignant parle un peu plus de sa collaboration avec ses collègues et de son rôle de titulaire en adaptation scolaire

J'ai affaire à une équipe très ouverte. Après chaque cours, je vais chercher les élèves et je m’informe auprès des intervenants : « Comment ça a été ? » Souvent j’arrive cinq, dix minutes avant la fin pour les regarder travailler. S'ils sont très énervés, ça les calme, ça va les sécuriser. Parfois les professeurs étaient assez fins pour dire : « Voyez comme vous êtes capables de bien travailler. Ça a été plaisant le dernier dix minutes ». Ça laisse des petites traces pour le cours suivant. Le rôle du titulaire est important en adaptation scolaire. Tu communiques une image juste à te présenter dans un local. Les enfants aussi développent un sentiment d’appartenance au groupe et ils veulent plaire au professeur.

Les élèves savent aussi qu’ils peuvent sortir d’un cours de musique, d’éducation physique ou d’anglais et venir me trouver. Je reste toujours sur place. Quand ils viennent me trouver, je ne leur dis pas qu'ils n'ont pas été gentils et que je vais les punir. C’est plutôt : « Écoute, tu trouves ça difficile aujourd’hui dans le groupe ? Reste ici, relaxe un peu. Si tu te sens prêt à retourner avant la fin, tu retourneras, sinon tu viendras avec moi tantôt ». Ils s’assoient sur une chaise et je ne leur donne pas plus d’attention que ça pour ne pas qu’ils viennent chercher de l’attention de cette façon. Mais du fait que je leur dise : « Si tu te sens bien, quand tu te sentiras prêt, tu retourneras », ce sont eux qui ont le problème. Encore une fois, je leur redonne. Si mon attitude avait été de leur imposer de retourner dans leur cours, encore une fois, c’était une nouvelle possibilité pour eux de me défier. En leur disant qu'ils peuvent y retourner quand ils se sentent prêts, c’est à eux de décider. La décision leur appartient. Alors parfois, après dix minutes, ils me disent qu'ils sont prêts à retourner travailler.

7- L'enseignant explique aussi ses interventions auprès de la famille

Édouard était en foyer chez une de ses tantes. La première fois que j'ai appelé sa tante, elle m’a tout de suite demandé ce qu’il avait encore fait. « Justement aujourd’hui, il a fait telle chose et j'appelle pour le féliciter. » Alors le lendemain, il m'en a parlé : « Tu as appelé ma mère (c'était sa tante) ? Tu l’as appelée juste pour ça, pour lui dire que je faisais bien telle chose ? » « Oui. Je trouve ça agréable, alors je lui ai dit ! » Après deux ou trois téléphones, l’école n’est plus vue de la même façon non plus à la maison. Les parents aussi deviennent méfiants face à l’école. À chaque fois que l’école appelait, c’était parce que leur enfant avait fait un mauvais coup. Mais après deux ou trois téléphones de félicitations, les parents sont contents de venir aux rencontres pour les bulletins. Ils me disent que ça fait du bien. Je leur donne 45 minutes, c’est beaucoup pour une rencontre de parents, mais la plupart du temps ils débordent. Tu apprends des choses sur la famille. Édouard, entre autres, est un enfant qui avait été battu jusqu’à l’âge de huit ans. Ce n’est pas dans les dossiers. Tu trouves seulement « enfant battu ». Mais en jasant avec la tante, j'apprends à connaître encore plus l’enfant. Un moment donné, les parents m’appellent pour me dire qu'il s’est passé telle chose à la maison la veille et qu'ils ont pris les nerfs. Ils veulent m'informer que, peut-être, leur enfant ne sera pas en forme aujourd'hui. Quand les parents font ce pas, ça veut dire qu'ils sont intéressés à ce que ça fonctionne à l’école. À ce moment, on fait vraiment équipe, ils te font confiance.

8- L'enseignant parle de sa gestion de classe avec les élèves du secteur régulier

Même avec 28 élèves dans la classe, je vais accorder une importance au contact, au sourire, à faire un petit salut, une petite taquinerie. Je viens de recevoir un nouvel élève qui s’est fait mettre à la porte d’une autre école. Si on ne le prenait pas, ils ne savaient pas quoi faire avec lui. Au secondaire, ils les mettent à la porte plus facilement qu'au primaire où c’est plus difficile. Cet avant-midi, le directeur me demande comment ça va avec le petit nouveau. Je n'ai aucun problème. Il lève la main, donne des réponses, fait son travail, vient me poser des questions quand il ne comprend pas, il s’implique.

Il faut dire que j’ai tenu à le rencontrer avec sa mère avant qu’il arrive dans la classe. Je l’ai tout de suite taquiné. Il s'est détendu. « Tu aimes ça les farces ? Moi aussi ! » Ça a été un autre contact. Il vient d’arriver et il est déjà intégré au groupe. À chaque fois qu’il y a un nouvel élève, j’en parle au groupe avant qu'il arrive. Je leur annonce qu'on va recevoir un nouvel élève et j’attends leurs réactions. « Est-ce que c’est un gars, une fille ? Est-ce qu’il est fin ? Est-ce qu’elle est fine ? » Après, je leur dis de s'imaginer qu'ils sont obligés de déménager, qu'ils arrivent dans une nouvelle école et que personne ne les connaît. Comment aimeraient-ils être accueillis ? Qu’est-ce qu'ils aimeraient que les autres leur disent et fassent ? « Moi, je pourrais lui demander de venir s’asseoir à côté de moi. On va lui expliquer qu’on joue au soccer à la récréation et on va le mettre dans une équipe tout de suite, avant même qu’il arrive. » Quand l’enfant arrive le matin, déjà en descendant de l’autobus, il y a trois ou quatre enfants qui vont le voir : « Ah, c’est toi le nouveau ! Pour entrer, on va à telle place ». Il est tout de suite pris en main par le groupe. Il se sent accueilli, donc il n’a pas besoin de se montrer fanfaron. Il faut que ça s'installe vite parce que si tu pars tout croche, c’est long à replacer.

Le respect des autres, je leur en parle dès la première journée. Je fais toujours les règles de vie de la classe avec eux et le respect arrive toujours là-dedans : « Si jamais vous pensez que je vous manque de respect par un geste, une parole, j’espère que vous allez me le dire. Si vous êtes trop gênés de me le dire, dites à vos parents de me téléphoner et de me le dire, mais ne gardez pas ça ». C’est important d’être heureux à l’école. Il y a toujours des élèves qui partent de la maison le matin avec un boulet attaché au pied parce qu'ils trouvent l'école ennuyeuse. Très souvent, au premier bulletin à la fin octobre, au moins un ou deux parents me disent que leur enfant aime l’école cette année.

Pour arriver à changer la vision des enfants envers l'école, je leur demande comment ils auraient procédé pour que ce soit plaisant. Après trois ou quatre fois, au lieu de se plaindre, ils proposent de faire telle chose. Ça vient d'eux. La critique négative devient constructive. Les élèves qui ne parlent pas, ceux qui veulent faire partie de la tapisserie, je m’organise pour aller les chercher. Je m’assure aussi, à chaque jour, d’avoir posé au moins une question à chaque élève. Quand je m’aperçois que les enfants sont plus faibles, je leur pose des questions plus faciles et j'augmente la difficulté à mesure que l’année avance. Mais j'avertis les élèves qu’on ne rit pas de ceux qui donnent des mauvaises réponses, jamais. Ce n’est pas grave de manquer son coup. Jusqu’à maintenant, tout le monde est respectueux. Quand ils ont des petites prises de becs je leur demande de régler eux-mêmes leurs différends. Depuis le début de l’année dans la classe, et je suis en sixième année, je n’ai jamais eu une bataille ou même un accrochage.

9- L'enseignant relate des modèles d'enseignants qui l'ont inspiré

Un professeur une année avait fait une chose qui m’avait frappé. J’avais bien aimé ça et je l'ai conservé en mémoire pour le faire moi aussi. Si ça m’a fait plaisir et si ça m’a touché comme élève, ça va en toucher d’autres.

C'était un professeur d’anglais au secondaire qui avait de l'autorité. Quand il nous faisait lire, il reprenait notre accent. J’avais un accent, je n'aimais pas m’entendre, je trouvais que je parlais trop lentement, j’avais la bouche pâteuse. Bref, je me trouvais un paquet de défauts. Un jour, il me demande de reprendre ma lecture une deuxième et une troisième fois. On lisait Macbeth. En plus, c’est ennuyeux. La troisième fois, j’ai lu les dents très serrées et quand j’ai eu fini, j’ai fermé le livre et je l’ai lancé par terre. Il y a eu un silence de mort dans la classe. Tout le monde se disait que j'allais vraiment être réprimandé. M. Quirion ne dit pas un mot et passe à un autre étudiant. J’en tremblais ! Quand le cours a terminé, j'ai ramassé mon livre, mon sac et je partais comme si rien n’était. « M. Toussaint, je veux vous voir. » Je voyais la suspension, le travail supplémentaire, etc. Il a attendu que tout le monde soit sorti puis me dit : « Monsieur Toussaint, si je vous ai fait reprendre tout à l’heure, c’est parce que... » Et il m’a expliqué pourquoi en anglais, à cause de l'accent, il est nécessaire de se faire reprendre souvent. « Si je vous ai vexé, je m’en excuse. Ce n’était pas mon but. » Ça m’a tellement touché qu'un professeur s’excuse, j'en suis venu les yeux pleins d’eau. Je n’ai pas été capable de lui parler, je ne lui ai pas dit merci, je n’ai rien dit. Je n’ai jamais, jamais oublié ça. Ce n’était pas très à la mode dans ce temps-là de s'excuser et d’autant plus qu'il était un enseignant assez intransigeant. Par le fait qu’il soit capable de s'excuser, il devenait très humain pour moi. Je ne voyais plus les cours d’anglais de la même façon. C’est peut-être ça aussi qui fait que j’accorde tant d’importance à la relation adulte-enfant. Je me dis que les jeunes d’aujourd’hui en ont besoin autant que je devais en avoir besoin quand j’étais plus jeune.

Aujourd'hui, quand je fais une intervention que je ne trouve pas adéquate, je vais m’excuser à l’enfant. Et je ne le prends pas comme une faiblesse ou une marque d’échec. J’ai fait une erreur, j’ai gaffé, point. Je m’en excuse et j’explique un peu pourquoi. Ce qu'il a fait m'a aussi appris que c’est important d’avoir des règles, d’avoir des exigences mais qu'il faut avoir une raison d'exiger telle chose. Il m’a expliqué que s'il me reprenait c'était pour telle raison. Il ne le faisait pas gratuitement, il ne le faisait pas juste pour le plaisir. Il le faisait pour des raisons. Et la raison, dans le fond, c'était mon bien. Quand je fais une intervention, quelquefois je me demande si j’ai vraiment raison de faire cette intervention-là. Et si je juge que non, je vais reculer. J’explique souvent aux enfants pourquoi on va faire telle chose. Ils collaborent tout le temps dans ce temps-là. Quand le « parce que » est là, ils sont intéressés.

Toutes nos expériences de vie, dans le fond, nous servent. J’ai été, comme élève, en adaptation scolaire au secondaire pour des troubles d’apprentissage. Alors, quand un élève a des problèmes d’apprentissage ou de comportement, je le comprends. Je suis resté un an dans une telle classe, mais ça a été suffisant pour me faire comprendre que quand un professeur traite quelqu’un de cruche, ça fait mal. Je m’organise pour ne pas faire mal. Mais j'ai vu aussi un professeur me féliciter parce que j’avais fait un beau travail en français. Il l'a lu devant la classe. J’étais très fier. Moi-même, je vais le faire parfois. Je n’irai pas chercher les élèves les plus performants, mais un enfant qui fait des efforts. Ces enfants-là ne se remettent pas au travail avec la même attitude.

Je me souviens de tous mes enseignants, beaucoup étaient très gentils. Si je ne me rappelle pas leur nom, je suis capable de décrire leur caractère. Certains enseignants m’ont marqué par leur attitude négative, mais ce sont aussi des exemples qui me servent. J'ai eu la même professeure deux ans, en quatrième et cinquième années. Je la haïssais vraiment. J’étais un enfant très renfermé, donc considéré comme un enfant sage pour l'époque. Jamais je ne m’étais fait disputer par un professeur. La première journée, elle nous avait bien avertis : « Vous allez avoir à obéir. Je ne veux pas de ci, pas de ça ». Elle nous a engueulés toute la première journée au lieu de nous expliquer des règlements. Le lendemain, deuxième journée, elle explique quelque chose en mathématiques : « Ceux qui n’ont pas compris, levez la main ». Je n’avais pas compris, de toute façon je ne comprenais rien quand elle parlait, je paralysais. Tous ceux qui n’avaient pas compris ont eu chacun un coup de règle. Après, quand elle expliquait, tout le monde avait compris du premier coup.

10- L'enseignant relate un cas où il a été incapable d'intervenir auprès d'un élève

Une fois, quand j’étais éducateur en institution, j’avais pris une entente avec un enfant. On était conscients tous les deux qu'on était en conflit. Il suffisait que je lui fasse une remarque assez banale pour qu’il se fâche. Je lui ai demandé de le rencontrer avec un autre éducateur qu'il aimait beaucoup. Celui-ci serait le médiateur pour nous permettre de se trouver un terrain d’entente. Finalement, on en était venus à la conclusion que dans ma classe, il faisait ce que je demandais au groupe et qu'il s’organisait pour le faire correctement. Comme ça, je n’aurais pas besoin d’intervenir auprès de lui. De mon côté, je n’interviendrais pas, sauf s'il faisait quelque chose de vraiment déplacé. On a pris cette entente tous les deux et ça a fonctionné.

J'en parle avec d’autres professeurs pour savoir si ça leur arrive de ressentir de l'antipathie envers des élèves. Il y en a qui, comme moi, reconnaissent qu'il est normal de ne pas être capable de supporter tel élève. Tout ce qu'un élève fait les énerve mais, par contre, l’autre à côté qui fait bien pire ne les dérange pas. De quoi ça dépend, on ne le sait pas. Tandis que, pour d’autres professeurs, c'est inadmissible de ne pas aimer tous les élèves, s’il y en a un qu’ils aiment moins, il n’a pas à en souffrir.