© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

Version imprimable:

Préambule : Un enseignant de physique en deuxième secondaire n'adhère pas au système d'encadrement de l'école, ce qui l'oblige à développer ses propres stratégies d'intervention. Il relate un exemple d'intervention auprès d'un élève marginal et « leader » négatif dans sa classe.

TITRE: ON NE DONNE PAS UN BONBON EN NE TROUVANT PAS LA CAUSE D'UN PROBLÈME

J'enseigne les sciences physiques en deuxième secondaire. J'ai six groupes, donc 180 élèves par année. Ça ne m'empêche pas de refuser le système d'encadrement de l'école, pour la simple et bonne raison qu'il ne répond pas à ma façon de faire. Je ne le conteste pas nécessairement publiquement, parce qu'il peut servir de support à certains professeurs. Sauf que, personnellement, je le conteste. Dès le début de l'année, je le dis même aux élèves : « Je ne fonctionne pas avec le système d'encadrement, il n'y a pas de retenues, il n'y a pas de sanctions face aux problèmes comportementaux. » En le disant, je me compromets dès le départ. Je peux très bien devenir la victime de la décision que j'ai décidé de prendre. Certains peuvent prendre ça comme un défi contre moi, pour essayer de me mettre à l'épreuve, pour voir si vraiment je vais réussir toute l'année à être comme ça. C'est un défi en même temps, parce que je dois être capable de régler mes problèmes tout seul. La direction n'intervient jamais dans mes affaires et c'est ce que je leur demande aussi. Ça va bien dans à peu près 95% des cas mais il y a toujours un 5% qui peut être assez dangereux, car ce sont des adolescents, des élèves de 13, 14, parfois 15 ans, et ils contestent tout. Les mois de septembre et d'octobre sont des mois-clés. Les élèves qui ont à s'essayer vont le faire en septembre et en octobre. Le cas que je vais relater s'est justement présenté au troisième cours.

L'élève dont il est question est un doubleur. Il faisait partie, l'an passé, d'un projet-pilote de l'école avec l'Université Laval, regroupant des élèves ayant des difficultés au niveau des habiletés sociales. Ils étaient retirés pour quatre périodes scolaires et ils travaillaient avec des animateurs pour essayer de régler leurs problèmes de comportement assez importants. Mais cet élève a finalement été expulsé du groupe, parce qu'il était vraiment intolérable, même parmi un groupe de 15. Il était vraiment marginalisé. Moi, je ne savais pas qu'il faisait partie de ce groupe. Je savais seulement que c'était un doubleur et qu'il avait peut-être certains problèmes.

Le deuxième ou troisième cours, il a essayé tout de suite de se mesurer à moi, de vérifier si j'allais être conforme à ce que j'avais dit le cours précédent, que je n'allais pas l'expulser, comme le faisaient fréquemment les autres professeurs. Toutes ses attitudes en classe visaient, peut-être indirectement, à me provoquer de telle façon que, face au groupe, je perde la face et qu'il puisse réussir ce qu'il voulait, c'est-à-dire se faire expulser et manquer un cours. Les élèves sont habiles pour ça. Et pour lui, être expulsé c'était un congé et c'est ce qu'il voulait. Quand il s'est mesuré à moi, j'ai remarqué qu'il avait beaucoup d'importance dans la classe, un leader négatif qui entraînait beaucoup de personnes.

Au départ, je suis très autoritaire, mais je suis aussi l'inverse ; je suis capable de devenir très près des élèves. Ce qui est important, c'est d'entrer rapidement en contact avec mes élèves et d'être près d'eux. Si je suis capable d'établir un contact humain avec les élèves, je suis capable de leur passer n'importe quoi. Au début de mes cours, je fais toujours une période d'introduction pour essayer de savoir leur vécu, leur état d'esprit. Par exemple, si c'est le lundi matin, je m'informe de leur fin de semaine. De cette façon, je tente de capter le pouls des jeunes, de connaître ce qu'ils ont vécu pour savoir à quoi m'attendre.

C'était très difficile d'entrer en contact avec lui, car il refusait tout. Si, par exemple, je lui demandais : « Comment ça va ? », il me répondait de façon magistrale : « Ce n'est pas de tes affaires. » Il avait une attitude très négative. Et je m'apercevais que ça affectait aussi d'autres élèves, un groupe restreint avec lequel il était très gentil à l'extérieur de la classe. Si je lui parlais et m'opposais à lui, je voyais réagir d'autres élèves (1). Je fais beaucoup d'humour pour détendre l'atmosphère et lui n'embarquait pas du tout. J'ai toléré qu'il ne travaille pas fort en classe, parce que si je l'incitais à travailler, il devenait négatif et ça avait de l'influence sur les autres. Je me limitais au travail minimum. Quand je le voyais arriver, je me demandais ce qui allait se passer. Il fallait toujours que je prenne sur moi, que je sois prudent. Mais, d'un autre côté, je ne pouvais pas me permettre qu'il monopolise l'attention des autres élèves. Parfois, il se levait pour aller quelque part. Il fallait que je mette les gants blancs pour le ramener à sa place. C'était toujours une tension pour moi, parce que j'avais l'impression qu'il voulait avoir ma peau. Donc, j'étais sur mes gardes. Je n'étais pas sûr que la situation tournerait dans le sens que je voulais. C'est pour ça que je mettais des gants blancs. J'aimais mieux mettre des gants blancs, un bout de temps, pour me sécuriser et me donner un peu de souffle.

À la fin d'un cours, je lui ai demandé de venir me voir. Il m'a répondu qu'il ne voulait rien savoir de moi : « Je ne vais pas te voir. Je viens à ton cours, je ne te dérange pas, ne me fatigue pas. » Il était très négatif mais j'ai continué. Je le relançais fréquemment de différentes façons, pour le voir le midi, à différents moments, mais il n'avait jamais le temps. Vers le 15 octobre, j'ai réussi à avoir une rencontre avec lui qui a duré peut-être deux minutes et pendant laquelle je lui ai demandé ce qui l'intéressait. La motocross, la motoneige sont les deux seuls intérêts qui l'occupent : « La balance, je ne veux rien savoir ! », m'a-t-il dit alors. J'ai donc compris que la mécanique l'intéressait. Il aimait d'ailleurs faire de la compétition. Le cours suivant, j'ai parlé de mécanique et j'ai vu ouvrir très grands les yeux de cet élève. J'ai juste glissé un peu d'information sur le méthanol, un produit très important pour la compétition. C'est un alcool qu'on utilise dans des mélanges d'essence et qui permet d'avoir une meilleure performance. Ça n'intéressait aucun élève, sauf lui. Après le cours, il est venu me voir pour me demander de lui en dire plus. Mais j'ai dit : « Non. Pourquoi tu aurais droit à des informations alors que les autres en sont privés ? Si tu veux avoir des informations, tu me poseras des questions dans le cours de telle façon que les autres puissent en bénéficier. »

Je voulais qu'il soit sur le même plan que moi. Je m'implique devant le groupe, implique-toi devant le groupe, toi aussi. Quand tu auras le même culot que moi, on pourra se parler. C'est ça mon message. Implique-toi et tu vas peut-être faire des erreurs devant le groupe comme j'en fais. J'avais déjà dit aux élèves : « Ça va arriver qu'on va faire des erreurs mais ce n'est pas grave. On passe par-dessus. » Venir me voir tout seul, c'est établir son pouvoir à mes dépens. Tout seul, c'est sécurisant mais devant 30 autres, c'est plus compromettant. Comme enseignant, on a à se défendre de la sorte, à tous les jours. En lui disant non, j'étais près à prendre le risque. Si je me trompais tant pis, ce n'était pas grave je recommencerais à côté. La pire chose qu'il pouvait arriver était qu'il me dise qu'il s'en va, qu'il ne veut rien savoir. Mais il me dérangeait et il voulait être le leader, la meilleure façon pour moi d'avoir le contrôle sur lui était de l'impliquer en classe. Il ne voulait rien savoir de moi, il ne voulait rien savoir de mon cours, il ne voulait rien savoir de l'école, il ne voulait rien savoir de personne. Mais là, il voulait savoir quelque chose qui le touchait, qui l'intéressait. Mon cours devenait intéressant. Il était en contact avec le méthanol. D'un certain côté, en obtenant des informations de ma part, il peut augmenter son pouvoir ou son prestige à l'intérieur de son groupe d'amis. Il voulait profiter de moi dans le fond, de mes connaissances pour pouvoir, peut-être, dire à ses amis qu'il est capable de faire le mélange et améliorer sa performance en moto.

J'ai glissé encore certaines informations sur le méthanol deux, trois fois, les cours suivants. J'y allais à petites doses de telle façon qu'il reste sur ses appétits. En plus, cette information-là n'intéresse pas tout le monde, alors il ne faut pas écoeurer le peuple non plus avec ça. Un jour, j'ai parlé des effets dangereux de ce produit. Beaucoup de parents en ont à la maison pour les brûleurs à fondue. C'est incolore, comme du gin et les jeunes prennent ça pour de l'alcool. Je n'en ai pas dit plus, seulement que le méthanol est néfaste. Mais encore une fois, je l'ai aiguisé. Il est revenu après le cours pour se renseigner parce qu'il était inquiet d'avaler du méthanol sans le savoir en siphonnant de l'essence avec un tube de caoutchouc : « Je pourrais être en contact et ça pourrait être dangereux pour ma santé. Pourquoi tu ne m'informes pas ? » J'ai répété que s'il voulait des informations de me les demander en classe. Je l'ai tenu comme ça pendant un mois et demi. En classe, il était devenu très tranquille, il ne cherchait plus à être en opposition avec moi, il cherchait simplement à écouter pour savoir si j'allais dire le mot méthanol.

Mon but ultime était de l'intéresser pour qu'il puisse étudier, acquérir certaines connaissances et cesser de passer pour un marginal. Au mois de novembre, je lui ai dit que si la mécanique l'intéressait, il devrait s'intéresser à mon cours et augmenter ses notes : « Je vais faire un pacte avec toi. Si tu augmentes tes notes de tant de points, je vais élaborer davantage sur le méthanol, tout en signalant ton nom devant tout le monde. » Je me disais que si j'élaborais sur le méthanol, j'avais sa complicité et si je signalais son nom devant tout le monde, les autres élèves verraient que je ne suis pas en opposition vis-à-vis lui, mais que je travaille avec lui. Il a accepté.

Je lui ai laissé un mois pour augmenter ses notes et ça a fonctionné. Je lui ai suggéré aussi de ne pas s'améliorer simplement avec moi, mais de s'améliorer ailleurs aussi, de telle façon que je n'entende plus parler de lui ou d'en entendre parler du côté positif. Un mois après, j'ai fait un cours, à peu près d'une demi-heure, sur le méthanol, son utilisation en mécanique et ses dangers : « Jules est un bon compétiteur, il m'a dit qu'il était très fort en motocross et en motoneige. Il trouvait que le méthanol pouvait augmenter la puissance de son véhicule, etc. » Les élèves ont perçu une autre dimension. L'effet néfaste qu'il créait en classe est devenu positif. Il fallait quand même le surveiller, il n'était pas parfait, mais ça a très bien été à partir du mois de janvier. Je n'avais plus de troubles de comportement avec lui. Je n'avais plus de rivalité, c'était devenu un complice.

Finalement, il a augmenté à peu près de 20 points dans toutes ses matières et il a réussi son année. Il a trouvé un intérêt à l'école, parce qu'il y avait quelque chose en dehors qui l'intéressait, et ça rendait l'école acceptable ou tolérable à ses yeux, pendant un certain temps. C'est un profiteur. Mais ce n'est pas mauvais d'être profiteur si ça te permet de mieux réussir. L'ensemble du groupe a bénéficié de ce retournement, parce qu'il ne subissait plus son influence négative. Il y avait moins d'interventions à son propos et on perdait moins de temps. Le groupe a senti le besoin de plus s'impliquer aussi. La relation a été superbe avec le groupe, beaucoup plus facile.

Il a continué de venir me voir, après le cours, pour chercher d'autres informations qui le concernaient. Mais évidemment, j'acceptais de lui en donner parce que je calculais que ça me demandait moins d’énergie, dorénavant, de lui donner des réponses après les cours, que de le tolérer comme il était les deux premiers mois. C'est une question de choix. Je suis un peu paresseux au plan de la discipline. Je préfère me faciliter la tâche plutôt que me la compliquer. D'un point de vue stratégique, est-ce que c'est une bonne attitude ? C'était un risque de lui dire : « Je ne te réponds pas ! », parce qu'il était très impulsif. Mais je me dis que la meilleure façon de passer le message, c'est d'être à l'écoute de l'enfant, d'essayer de l'accrocher par quelque chose qui l'intéresse. Il ne faut pas mettre la matière en priorité mais la mettre en deuxième. Quand on est capable de trouver un point sensible pour chaque élève, on peut les accrocher et faire disparaître les troubles de comportement. De leur côté, les animateurs du projet-pilote de l'école avec l'Université Laval ont donné de la pizza pour récompenser les élèves. J'étais contre ça aussi parce qu'on ne donne pas un bonbon en ne trouvant pas la cause d'un problème.


1- L'enseignant relate comment il contrecarre l'influence d'un leader négatif sur d'autres élèves dans la classe

Je sais que dans une classe, je peux avoir l'appui de 26 élèves si je travaille bien. 26 contre 1 ou 2 c'est très fort. Mais si par hasard, j'en mets un dehors, je reporte un problème et j'en crée un autre dans la classe. Quand tu enlèves la tête, il y en a une deuxième, une troisième, une quatrième qui se manifeste. C'est à répétition. J'aime mieux garder la grosse tête dans la classe et la contrôler. Tant qu'elle est avec moi, il n'y a pas de problème. Mais c'est vrai que c'est dangereux. Je me sers toujours des autres élèves pour trouver des solutions vis-à-vis des cas-problèmes. Je regarde toujours la personne qui réagit quand je suis en relation directe avec un élève-problème. Je travaille sur ceux qui réagissent pour essayer de diminuer l'impact de son influence. Dans une classe, quand tu t'adresses à un élève qui te dérange, il va te déranger assurément. Mais regarde ceux qui réagissent quand tu interviens sur celui-là et va travailler sur eux. Tu règles beaucoup de problèmes de cette façon. Je me sers des informations des autres. Je suis un profiteur, moi aussi, parce que quand j'ai un problème je demande aux élèves quels sont leurs amis, ils me le disent et je vais travailler tranquillement sur eux.