© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

Version imprimable:

Préambule : Un enseignant de français en troisième secondaire de 29 ans d'expérience raconte un événement, au départ banal, qui s'est produit avec une élève mais qui impliquait aussi une collègue et comment il a composé avec les enjeux sous-jacents. Soupesant les difficultés à long terme, il décide d'opter pour le moindre mal...

TITRE: ENSEIGNER, CE N’EST PAS SEULEMENT AVEC LES ÉLÈVES

Cette année-là, en 1993, j'en étais à ma vingt-neuvième année d’enseignement en français et j’avais beaucoup de plaisir à enseigner, surtout que je venais de découvrir la clientèle de la troisième secondaire avec laquelle je me sens très à l’aise. Il y a moins de discipline à faire qu’en première et deuxième secondaires. Il faut dire aussi qu’en première et deuxième secondaires, j’avais toujours été le responsable de l’équipe des enseignants. Ce n'était pas de façon officielle, mais comme j’étais le plus vieux, il me semblait que ces responsabilités, telles que l’animation des programmes, m’incombaient. Quant à la troisième secondaire, je travaille avec quelqu’un qui connaît le programme par coeur et je me sens libre. C’est quelqu’un qui me respecte dans ce que je suis, en me posant des balises, en me ramenant à l'ordre et en me donnant aussi une appréciation de temps en temps. C’était donc ma première année en troisième secondaire ; c’était la première fois que j’enseignais le conte, mais j’étais très à l’aise avec les élèves. On venait d'aborder, en janvier, l’imaginaire de la correspondance. On vivait le projet « Prologue » et les élèves étaient transformés en bûcherons, en forgerons, en médecins, en sages-femmes, en curés... Des équipes s’occupaient de vérifier la syntaxe et l’orthographe dans la correspondance, tandis que d’autres avaient la responsabilité de vérifier la correspondance entre le récit et l’époque, l'année 1852. C’étaient des ateliers. Ils avaient même des scénarios de mariage et un projet de vidéo. J’ai toujours aimé enseigner, mais un peu plus cette année-là ; j’étais plus libre. L’atmosphère était extraordinaire. Mais comme pour tous les rêves, il y a une fin. C’est justement ce qui est arrivé.

Un jour, une élève est absente. C’est une excellente élève et je me dis qu'elle ne manque pas inutilement. Je n’en fais pas trop de cas. À l'école, il y a un système de contrôle des absences à la période. Les secrétaires communiquent avec les parents pour leur demander de motiver les absences. Je me dis que ça a sûrement été fait et qu’il est inutile d’appeler à la maison. Devant l’absence qui perdure pendant plusieurs cours, je commence à me poser des questions ; il y a sûrement une raison sérieuse à son absence, sauf que je ne peux pas voir laquelle. Ai-je posé un geste ou prononcé des paroles blessantes ? À un moment donné, je demande aux élèves si quelqu’un l’avait vue, si elle était dans l’école. Personne ne répond. Il y a des silences qui sont plus révélateurs que certaines affirmations. J'insiste et finalement une élève m'apprend qu'elle avait dit qu’elle ne viendrait plus à mes cours. Je reçois ça comme une douche froide. Lui a-t-elle donné la raison pour laquelle elle ne viendrait plus à mes cours ? Non. Deux, trois jours plus tard, le directeur-adjoint vient me rencontrer après un cours pour me parler de cette élève qui était allée le voir. Il me dit que ça concerne un autre enseignant, que c’est probablement un malentendu mais qu'il serait bon que je rencontre l'élève pour tirer ça au clair. Il ne m’en dit pas plus. Je suis encore plus mal à l’aise. J’ai de plus en plus l’impression que je suis le coupable, que j'ai mal agi.

Je m'organise donc pour rencontrer l’élève. Elle me raconte qu'un enseignant lui a rapporté que j’avais dit telle chose à son sujet. Peut-être par orgueil, et parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas brasser entre collègues, j’ai répondu tout de suite que je ne voulais même pas savoir qui aurait pu lui dire une telle chose. Cependant, je lui dis : « J'aurais aimé beaucoup mieux que tu viennes me voir. Ça fait deux ans que tu me connais, tu sais que je suis assez direct, que je ne mets pas de gants blancs. Si j’avais eu quelque chose à te dire, je n’aurais pas fait faire mes commissions par les autres. Si tu veux revenir au cours, ça me ferait un grand plaisir. Tu es une fille que j’estime beaucoup. Au prochain cours, je t’attends. Prends la décision. » Je lui ai laissé la responsabilité de venir au cours, je ne l'ai pas forcée ni menacée. Il aurait peut-être fallu ou valu mieux que je la laisse s’expliquer, s’exprimer parce que je n'ai jamais su ce qu’on lui avait dit. Mais j’ai toujours pensé que ce n’était pas nécessaire pour elle, puisqu’elle est revenue au cours. Le problème à mes yeux était réglé. Mais je n’avais plus le plaisir que j’avais à enseigner. C'est peut-être parce que l’année était plus avancée aussi ; on devait être à la mi-avril. C'était comme si cette absence prolongée avait nui à l’atmosphère du groupe, peut-être parce que les élèves s’étaient dit des choses entre eux et que je les avais impliqués en les questionnant. Pendant à peu près trois semaines, le climat s’est détérioré. Les autres élèves participaient quand même ; mais il n’y avait plus cette magie de l’imaginaire où tout le monde est plongé dans un projet commun.

C'est peut-être moi qui ai provoqué ce changement d’attitude parce que j’étais intérieurement inquiet et brisé. J'ai probablement fait une mauvaise lecture du groupe. C’est une clientèle que j'aimais et avec laquelle j’étais à l’aise pour enseigner, sauf que je ne connaissais pas leur façon de se protéger entre eux. Ils sont peut-être un peu plus susceptibles que les plus jeunes, ils peuvent être blessés plus facilement. Et une fille, c’est peut-être plus fragile ; je le sais depuis ce temps. C’était ma première expérience et j’en faisais un gros morceau. Aujourd’hui, je dirais que ça n’a pas été si gros que ça pour le groupe. J’ai conservé toute la correspondance « Prologue » de cette année-là, parce que ça a été la meilleure année depuis cinq ans. À la fin de mai, j’ai pu constater, à la lecture de ces lettres, que les élèves y avaient mis beaucoup de coeur et qu’on avait sérieusement travaillé. C’est peut-être moi qui n'avait plus le coeur à l’ouvrage ; j’avais été ébranlé, il fallait que je m'en sorte, que je m'en remette. Jusqu’à la fin de l’année, j'ai senti que l'élève en question travaillait beaucoup plus par obéissance que par goût. On se respectait l’un et l’autre, mais il y avait comme la distance d’un secret entre les deux. J'étais celui qui avait imposé cette condition, je n’étais plus capable de revenir là-dessus. Jusqu’à la fin de son secondaire, il m’est arrivé souvent de la rencontrer et dans nos regards, je n’ai jamais senti ni d’hostilité, ni de fuite. J’aurais peut-être dû, quand elle est partie en cinquième secondaire, lui en reparler. Elle est revenue avec trois ou quatre autres filles, en novembre, je pense, pendant sa première année de cégep. J’ai même eu une petite discussion avec elles. Il aurait peut-être fallu... Et puis non. J’ai la conviction qu'il était mieux de ne pas poser la question. Si j'avais tenté de savoir qui lui avait dit ça et de m'expliquer avec cette personne, l’élève aurait peut-être été plus certaine que je n’avais pas dit cette chose, que ce n’était pas comme ça qu’il fallait l’interpréter. Je pense que, entre les deux enseignants, il y aurait peut-être eu d’autres conséquences.

Je suis assez marginal dans l'école et j’avais déjà vécu une situation qui m’avait fait assez souffrir récemment (1). Il y a peut-être des choses que j’aimais mieux ne pas brasser. Il y a probablement beaucoup d’orgueil et peut-être la peur aussi de savoir que j’aurais pu faire une intervention vraiment blessante. J'ai eu le sentiment d’avoir été utilisé par quelqu’un, c'est probablement ce qui m’a blessé le plus. Enseigner, ce n’est pas seulement avec les élèves. Quand tu enseignes dans une polyvalente, tu n’es pas tout seul, tu fais partie d’un corps enseignant. Ça veut dire que tu es un membre et que, nécessairement, tu vas devoir t’impliquer, prendre des responsabilités et respecter les systèmes mis en place collectivement, même si tu ne les utilises pas. Parfois, ça te met dans des mauvaises positions. Dès que tu prends une responsabilité, autour de toi, on a des attentes, on a une idée de la tâche que tu as acceptée et tu n'y réponds pas nécessairement quand les circonstances se présentent. Par exemple, ici à l'école, on a un système de tutorat, c'est-à-dire que les enseignants ont la responsabilité d’une trentaine d’élèves qui font partie de différents groupes du même niveau. Chaque enseignant se fait une image du tutorat. Donc, les attentes de chacun ne sont pas nécessairement les mêmes. Le tuteur est un peu celui qui a la responsabilité de monter le dossier de l’élève. C’est le premier qu’on va rencontrer pour essayer de régler le problème. Au début de l’année, il y a une rencontre d’enseignants par niveau et entre tuteurs, on se donne des façons d’agir. Les attentes qui sont habituellement manifestées à ce moment-là ne correspondent pas à mes opinions, à ce que je suis. Quand je suis tuteur, j’essaie de l'être le mieux possible, mais comme je ne vois pas nécessairement mon rôle comme l’école le voit, ça crée peut-être des insatisfactions. Peut-être que cette enseignante était venue me demander quelque chose, à titre de tuteur, et que je n’ai pas répondu à ce qu’elle voulait entendre. Par la suite, elle aurait fait une remarque à cette élève-là concernant son comportement en disant que ça venait de moi, son tuteur. Ce que j’ai pu déceler, c’est qu'elle s’était servie de ma crédibilité auprès des élèves pour obtenir un comportement qu’elle n’arrivait pas à obtenir elle-même. C'est mon interprétation, mais peut-être que je ne me trompe pas beaucoup.

J’aurais peut-être pu en parler directement avec elle, mais il me semble que ça n’aurait rien apporté à la classe. De plus, je ne voulais pas embarquer dans son jeu. De toute façon, j’aimais mieux ne pas le savoir. Plus jeune, j'ai réagi parfois assez rapidement, j'ai couru après les explications et j’en ai porté le poids. Je pense qu’il faut que tu aies assez vieilli aussi pour avoir cette espèce d’intuition qu’il vaut mieux ne pas trop s'exposer et évaluer les conséquences. Si je devais le revivre, peut-être que je permettrais à l’élève de vider son sac. Ce serait peut-être mieux pour elle, sauf que pour moi je pense que j’agirais encore de la même façon. Même cette année, j’aurais pu réagir à quelque chose qui s'est passé entre nous, sans personne interposée. Elle rapportait mes paroles à quelqu'un, mais ce n’était pas du tout ce que je venais de lui dire. J’ai laissé filer ça encore pour conserver la relation de travail.

Tout ce que ça aurait pu apporter entre nous deux, c'est de brouiller les choses. C’est plus difficile d’être en chicane, entre enseignants qu’avec les élèves. Même si tu le revois dans l’école pendant deux, trois ou quatre ans, tu quittes l'élève au bout de l’année, mais on vit longtemps avec les collègues de travail. C’est peut-être la relation avec la collègue que je ne voulais pas briser. En voulant la préserver, en disant à l’élève « je ne veux rien savoir » ça me permettait aussi de préserver mon image devant l’élève. Tu te bâtis comme tu es, pour bâtir les élèves dans le fond, pour les aider à aller plus loin, pas seulement les instruire. Dire à l’élève que je ne veux rien savoir, c’est un peu un pardon gratuit à l’autre personne et c’est peut-être important pour l’élève, pour sa formation, d’avoir pu constater ça un jour. Ça a peut-être plus de valeur d'avoir réagi de la sorte que d'être monté sur mes grands chevaux et d’avoir dit : « Attends un peu. On va régler ça. On va confronter ça. » Je ne sais pas, j’ai pensé que ça allait être mieux.

Dans ta vie d’enseignant, il y a des problèmes qui n’ont pas de solutions. Je n’en ai pas eu de solution. Je n’arrive pas à mettre un point final à cet événement qui fut, malgré tout, très significatif dans ma carrière, dans la construction de ma personne, parce qu'il me montre qu'il faut faire des choix et choisir parfois le moindre mal. Mais ce faisant, tu n'es jamais totalement satisfait. Sauf qu’au bout du compte, c’était probablement la meilleure façon d’agir. Cet événement m'a appris à montrer tout de suite mes couleurs aux collègues et ce, dès la première rencontre. Par exemple, quand je prends une responsabilité comme celle d’être tuteur et que je n’adhère pas à telles façons d’agir, que je veux utiliser le moins possible tout ce qui est mis sur pied dans l’école pour encadrer les élèves, je dois leur mentionner dès le départ.


1- L'enseignant relate autre un événement impliquant un collègue et les difficultés de ne pas adhérer à certaines règles de l'école

Un jour, je suis descendu au secrétariat de l’école et j'ai vu un rapport d’un enseignant, à propos d'un élève, et qui portait aussi sur ma façon d’agir en tant que tuteur. Les rapports représentent une pratique courante, mais ce n’est pas fréquent que quelqu’un puisse lire un rapport d'élève impliquant un enseignant tuteur, sa façon d'agir, son image dans l’école. Tu enseignes avec une certaine image, mais elle ne correspond peut-être pas à ce que tu es vraiment dans la réalité ; mais parfois, tu es pris avec cette image.

J’use rarement, pour ne pas dire jamais, des mesures d’encadrement des élèves, du projet d'alternative à la suspension scolaire qu’on appelle « PASS » et qui est un système de retenues, le midi et à 16h00. Jusqu’à maintenant, je pense que ça ne m’est jamais arrivé d'y recourir. Je dis très clairement aux élèves au début de l’année que je ne l’utilise pas. J’ai d’autres moyens que je ne leur dis pas à l'avance, parce que je ne sais pas ce que je vais faire ; je le décide au fur et à mesure. Je ne dis pas aux collègues que je n'applique pas les règles ; je n’ai jamais eu à le dire carrément. Je n’ai jamais eu à le dire aux autres, sauf qu’il m’est arrivé souvent de dire à un enseignant : « Si tu en abuses, tu détruis le système. Tu te fais tort. » Mais je dis aussi que c’est bon, que ça peut être nécessaire pour quelqu’un.