© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Un enseignant de mathématiques relate une difficulté rencontrée dans un groupe de mesures d'appui de deuxième secondaire. Le problème concerne un élève atteint de paralysie cérébrale. Il décide d'en discuter ouvertement en table ronde et nous fait part des retombées de cette stratégie.

TITRE: C’EST COMME SI J’AVAIS VOULU FAIRE DE L’ÉDUCATION

On est dans une classe de mathématiques de deuxième secondaire avec un groupe en mesures d’appui, c’est-à-dire que les élèves ont huit périodes d'une heure et quart de mathématiques sur un cycle de neuf jours. C’est un groupe un peu spécial, où les liens sont très forts. L’atmosphère de la classe est plaisante parce que tu les vois à tous les jours. Dans ce groupe, il y a un élève atteint de la paralysie cérébrale. Son cerveau fonctionne bien, ce sont ses membres qu'il a de la difficulté à coordonner. D'ailleurs, il est très bon en mathématiques. Jacques vient en classe assisté d’une technicienne en éducation spécialisée (T.E.S.) parce qu’il est tellement handicapé qu’il ne peut pas écrire. Elle prend ses notes et rédige ses examens. La plupart du temps, quand je donne un examen de mathématiques, Jacques et elle sortent du local. C'est la technicienne qui avait proposé cet arrangement dès le début de l'année. Ils vont le faire ailleurs parce qu’ils sont trop dérangeants. Elle lui lit le problème, il le fait et elle écrit les réponses pour lui. Jacques explique à Carmen, la T.E.S., à haute voix, il gesticule et s'exprime beaucoup par des grognements. Alors, dans un examen où c’est silence, où c’est tranquille et où tout le monde essaie de se concentrer, ça dérange. Aux périodes régulières, ils sont en classe et Carmen rédige à sa place. Elle en profite, évidemment, pour le corriger s'il fait des erreurs. Elle ne le corrige pas si souvent que ça, mais à chaque fois qu’elle détecte une erreur, elle le reprend. Les autres élèves se rendent compte qu’elle lui enseigne, en même temps qu’elle rédige ses travaux. Étant donné que, lors des examens, ils s’isolent à l’extérieur, les élèves pensaient qu’elle faisait la même chose qu’en classe, que si elle voyait apparaître une erreur dans un problème, elle le corrigeait. En plus, Jacques avait des notes de 90%, 95% à ses examens.

Ça n’a pas créé de problème au début. À l’étape de janvier, les élèves connaissaient le fonctionnement dans l’école et ils avaient vu, plusieurs fois, Jacques aller faire les examens ailleurs et avoir plusieurs fois des résultats mirobolants. Le groupe est devenu frustré ou suspicieux. Ils trouvaient que ça n’avait pas d’allure qu’il soit si fort. Un jour, cinq ou six filles, qui étaient très bonnes pour des élèves dans ce genre de groupe, sont venues me trouver pour me demander si je croyais vraiment qu'il puisse avoir ces résultats tout seul. Pour moi, c’était évident mais pour elles, et pour tout le groupe d'ailleurs, ça ne l’était pas. Ils ne faisaient pas la distinction entre un cours et un examen où Carmen pouvait complètement se retirer et juste faire la rédaction d’une solution de problème. D'autant plus qu'ils ne les avaient jamais vus faire les examens. « C'est bizarre, il a de la misère à articuler ses mots mais il a des 92% en mathématiques. Ça ne nous dérange pas vraiment, mais on le sait que c’est de la frime. Elle l'aide et c’est pour ça qu’il est si fort. » Je leur ai expliqué que c’était tout à fait possible et que Carmen ne faisait que rédiger ses solutions et ses problèmes. Jacques quittait toujours 10 minutes avant la fin du cours pour pouvoir avoir le temps de s’échapper de la foule et prendre l’ascenseur en paix. J'en ai profité pour parler à tout le groupe. « Carmen est honnête. Elle fait juste transcrire ce que Jacques lui dit. S'il y a une erreur, elle laisse l’erreur à l’examen. C’est parce qu’il est bon en mathématiques. » Mais ils ne me croyaient pas. C’était facile à voir. Ils avaient le sourire en coin en voulant dire que j’avais l’air d’un gars qui voulait leur camoufler quelque chose. Un moment donné, ils m’ont même dit : « Ça ne nous dérange pas R., mais ne nous prends pas pour des fous ! »

J'en ai reparlé à tout le groupe, parce que j’aime bien ça mettre tout le monde au courant. Je trouvais que ça regardait tout le groupe. J’ai un avantage sur d’autres professeurs : j’ai du temps pour leur expliquer parce que je les vois à tous les jours. D’ailleurs, ils sont dans ce genre de groupe pour qu’on ait le temps. J’ai le temps de dîner avec eux, d’aller au cinéma au mois de juin avec eux et d’aller pique-niquer. Alors, j’ai le temps pour en parler. Dans un sens, ce n’était pas la fin du monde. J’aurais bien pu décider de ne plus en parler, de tenir ça mort. Ça ne me dérange pas trop qu’ils me croient ou pas. En autant que, pour moi, dans ma conscience, ce soit correct. Je leur ai dit d'ailleurs : « Si ça n’est pas clair pour vous, ça ne me fait rien parce que ça n'enlève rien ni à vous, ni à Jacques et ça ne donne rien à personne non plus. La situation est comme ça et j’ai confiance en Carmen. » Je ne voulais pas qu’ils restent sur l’impression que je savais que Jacques trichait, que je fermais les yeux, que je ne disais pas un mot et que je tolérais la situation. C’était juste une question de principe. Je ne voulais pas les laisser dans le doute. Je voulais qu’ils réalisent que s'il avait fait l'examen en classe, Jacques aurait eu les mêmes résultats. Ils savaient que Jacques était capable mais, d’après moi, ils ne trouvaient pas ça drôle d’être dépassés par un handicapé. Il fallait que mes élèves sachent que j'étais convaincu de mon jugement et que j'avais raison de prétendre que Jacques ne trichait pas. Je ne pouvais pas leur passer le message, ils ne me croyaient pas. J'en ai parlé avec Carmen. Je voulais faire une table ronde à propos de ce problème (1). Ce n’était pas la première fois qu’on faisait des tables rondes. On avait même fait des dîners causerie à propos du fonctionnement de la classe et de la relation qu’on avait. C’était peut-être la cinquième fois qu’on prenait la peine de placer les bureaux en rond et qu'on lavait notre linge sale entre nous. Les élèves étaient habitués et ils aimaient ça, pendant qu’on faisait ça, on ne faisait pas de mathématiques. Je voulais leur montrer que les professeurs sont honnêtes. Si je passais par la porte d’en arrière en impliquant Carmen et après Jacques, ils allaient se rendre à l’évidence. Au moins, j'allais avoir bouclé la boucle. Parce que moi, tout seul, je n’étais pas capable de la boucler, c’était officiel qu’ils ne me croyaient pas. On savait qu’on avait raison. Il s’agissait juste de l’expliquer. Il fallait que les élèves le comprennent. On n’en a pas vraiment parlé à Jacques. Je n'avais pas cru bon l'avertir. Je m’entendais bien avec lui, notre relation était bonne, alors je n’ai pas eu peur de le brasser dans ses émotions. Je savais qu’il était capable de réagir. Il avait 18 ou 19 ans.

Quand j’ai exposé le problème, Jacques était là et il n’était pas prévenu. Il devait s’en attendre encore moins que les autres élèves. J'ai dit que les élèves mettaient en doute ses résultats en mathématiques. Par contre, je pense que le groupe a été plus dérangé que lui. Les élèves se sont sentis mal à l’aise. Ils étaient venus se plaindre par en arrière et j’avais fait mon « panier percé ». Carmen a parlé, elle a expliqué qu'elle était juste la traductrice du cerveau de Jacques, que c’était lui qui faisait ses examens. Après, Jacques a pris la parole, il avait de la misère à parler, il gesticulait beaucoup. Carmen traduisait au début, parce qu’il était bien énervé. Ça sortait tout croche et il en bavait quasiment. C'est vrai que ça a été un moment difficile pour lui, mais c’est toujours difficile pour lui. Il a expliqué sa situation. J’ai l’impression que c’est devenu clair comme si je les avais touchés avec une baguette magique. Ils ont compris toute la situation. Je pense que le résultat le plus positif de tout ça, c’est Jacques qui en est sorti grandi. Il était heureux d’avoir l’occasion de parler devant le groupe et de leur dire : « Je suis peut-être tout croche dans mes membres, mais mon cerveau est organisé. »

Carmen m’a dit qu’il avait été content d’avoir l’occasion de s’exprimer et de leur démontrer qu'il méritait ses résultats. Ça devait lui faire plaisir parce qu'il n'a rien d'autre à quoi se raccrocher. Il est en chaise roulante, il ne fait pas de sport, il n’est jamais bon en rien. Il n’est même pas capable de parler comme du monde. Il te jaserait pendant 10 minutes et tu aurais hâte qu’il arrête. Tu n’entends rien, ça prend du temps avant de s’habituer. Alors, aux yeux des autres, c’était un « deux de pique » en chaise roulante à qui on a offert un ordinateur et une personne pour l'aider à opérer et qui lui donne un maudit bon coup de main, de telle sorte qu'il a 90% dans ses examens. Il est sorti de là grandi et ça, je ne l’avais pas vu venir. Carmen non plus. Et les élèves ont changé d’attitude avec Jacques. Ils le voyaient comme un gars intelligent, très doué en mathématiques. Mais à aucun moment j'ai pensé que ça aurait pu être difficile pour lui. On aurait pu échouer dans un sens. De toute façon, on ne pouvait pas échouer, c’était déjà perdu, les élèves ne me croyaient pas. Alors, tout ce qu’on risquait, c’était que les élèves me regardent encore en riant. La seule affaire qu’on risquait, c’était de rester où on en était. Mais j'avais l'impression qu'à trois, avec Carmen, Jacques et moi, et en table ronde, on allait réussir à leur faire voir la vérité. Et ils ont vu.

Ce n’était pas un gros problème. J’aurais pu ne pas revenir sur la chose et je n’aurais pas eu une émeute dans la classe. C’était par amour pour ces tables rondes, pour nos discussions de groupe, que je l'ai fait et pour éclaircir la situation. Je n’avais même pas l’intention de rétablir la crédibilité ou les capacités de Jacques. C’était juste de ne pas laisser un groupe dans l’ignorance. Je ne me préoccupais pas de ce que les autres disent : « Jacques triche avec Carmen lors des examens et c’est pour ça qu’il a 95%. » Ça ne lui enlève rien à Jacques et il ne le savait même pas. Ce n’était pas ça. C’est comme si j’avais voulu faire de l’éducation. Je n’en fais pas souvent moi. C’est sûr que j’en fais de l’éducation. On dit qu’on n’en fait pas mais on en fait par rayonnement. C’est rare que je vais faire la morale à quelqu’un, à mes élèves. Je fais des mathématiques et le reste suit. Mais cette fois-là, on a arrêté le système pour parler des handicapés et pour parler de l’honnêteté de Jacques et de Carmen. J’ai bien aimé sortir de mon cours de mathématiques. J’en fais à tous les jours de l'éducation, mais pas de façon aussi formelle. Là, on est en table ronde et on règle un problème d’honnêteté.


1- L'enseignant expose un peu plus son fonctionnement et son appréciation de ce type d'intervention

Même si on avait déjà discuté en table ronde trois ou quatre fois avant, les élèves ne sont pas habitués de se regrouper en cercle. Alors, quand tu dis à tes élèves : « On place les bureaux en cercle, j’ai quelque chose à discuter avec vous autres », ça devient plus grave, c’est plus important. Si je suis assis à mon bureau en avant et que je décide de prendre deux minutes, ça n'a pas le même impact. Tandis qu’en faisant une table ronde, ça change la dynamique de la classe. Ça les déstabilise un peu et ça change la routine. Peut-être est-ce seulement la situation physique dans la classe qui fait en sorte que ça échange ; ils ne sont plus assis où ils le sont habituellement. En tout cas, ça écoute et ça pose des questions. Cette année-là, je ne sais pas ce que j’avais à vouloir travailler en cercle. On a fait trois ou quatre tables rondes pour régler des problèmes de classe ou pour prendre un temps d’arrêt et discuter entre nous de ce qu’ils aiment de moi et de ce qu’ils n’aiment pas, de ce qu’ils voudraient que je change et de ce que je voudrais qu’ils changent. Je suis beaucoup à l’écoute de mes élèves de ces groupes-là, en mesures d'appui. J’essaie de leur donner ce qu’ils veulent.

Je réussis à bien régler les problèmes avec les tables rondes, c’est merveilleux. Je ne rate jamais mon coup, je ne peux pas. Je trouve ça intéressant comme stratégie. Ça nous redonne de l'enthousiasme. Ils sont toujours imprégnés de ça. Ça ne dure pas six mois, mais ça dure un bon bout de temps. Je n’ai pas étudié sur les tables rondes, je fais ça d’instinct, mais je sais que le résultat est extraordinaire. Ça change leur vision ; ils se rendent compte que je suis intéressé à eux et au bon fonctionnement. Je suis intéressé à ce qu’on soit heureux ensemble. Ce sont des élèves spéciaux, en mesures d'appui, et ils ont tant besoin d'attention. L’attitude qu'un professeur peut avoir avec eux peut les faire échouer ou les faire réussir. On se croirait dans une espèce de secte parfois. Il y en a des élèves qui sont contents de venir et de faire des mathématiques même s'ils ne sont pas extraordinaires en mathématiques, juste par ton aptitude à les encourager.

Avec mes élèves actuels, je n’en fais pas parce que je n’ai pas besoin d’en faire. Ils sont plus disciplinés, ils sont plus autonomes. C’est peut-être pour ça. Je n’en ai pas fait. J’ai juste fait mon dîner. Mais après deux pointes de pizza, après 15 minutes, les élèves ont fini de manger. Alors, on a eu du temps pour jaser. Le dîner était un prétexte. Les élèves aiment ça et c’est plus facile pour eux autres de s'exprimer dans ce contexte, de dire ce qu'ils aiment et ce qu'ils n’aiment pas. Ils se laissent aller plus. Ce n’est pas un jugement qu’on porte, ce n’est pas un procès qu’on fait. On fait juste se parler entre nous. Ils lèvent la main, ils ne parlent même pas tous en même temps.

Quand tu fais une table ronde pour régler des petits détails, tu les amplifies tout le temps. « Ça ne marche plus, je suis malheureux, je ne dors plus. Je me couche chaque soir et j’ai de la misère à dormir parce que vous m’énervez. » Tu amplifies. Mais les élèves compatissent : « Pauvre R. ! Il ne dort plus ! » Quand tu les rencontres à tous les jours comme je le faisais, les élèves en viennent à m’aimer beaucoup. C'est comme si je pouvais jouer avec leurs sentiments. Tu peux jouer avec ça si, évidemment, ils t’aiment et que c’est réciproque, que l’entente est bonne. Tu en mets un petit peu plus pour partir et après, ça se brasse et ça se tempère. En fin de compte, quand tu remets les bureaux à leur place, les élèves constatent que ce n’était pas si pire que ça. Tout le monde est heureux.

Je leur retourne le problème finalement. À la limite, ce n’est jamais mon problème. Je n’en ai pas de problème, je le sais que j’enseigne bien, les élèves me le disent. Je leur mets dans les mains. C’est leur responsabilité. « Tu as 17 ans, tu as 16 ans, c’est ton affaire. » Je donne des travaux longs, je les ai ramassés la semaine passée. Il y en a cinq dans un groupe qui ne me l’ont pas remis. J’ai vérifié qui ne les avait pas remis et le lendemain, je suis revenu : « J’ai des travaux longs que je n’ai pas reçus, il m’en manque cinq. Ce n’est pas grave, ce n’est pas la fin du monde. C’est juste que je les comptabilise et ça entre dans vos bulletins. Mais c’est votre bulletin et ce sera votre échec. Ce n’est pas mon problème, ça m’en fait cinq de moins à corriger. Je n’irai pas les chercher. C’est ton travail long, c’est ton troisième secondaire, ce sont tes mathématiques, c’est ton bulletin, c’est ton échec, c’est ton succès. » Le lendemain, j'avais quatre travaux sur mon bureau. Je n’ai pas brandi la hache de guerre et ne les ai pas menacés d'une retenue. Je leur parle constamment de cette façon. Ils sont libres de décrocher ou d'embarquer.