© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Ce récit se déroule dans une classe de première année, un groupe d’âge avec lequel l’enseignante est familière, car presque toute son expérience, soit 27 ans, s’est bâtie en première année à l’exception d’un an en troisième année et de quatre ans en deuxième année. De plus, elle a un merveilleux laboratoire personnel : trois enfants à la maison. Ces deux expériences s’entremêlent et l’aident beaucoup à transférer ses prises de conscience personnelles de l’école à la maison et vice versa. Son « aventure » avec Charles se situe quelques mois après qu’elle ait eu à faire un abandon face au cheminement scolaire de sa fille qui était alors en quatrième année du primaire. Ce qui est devenu important pour elle, dans cette période de sa vie, c’est que l’enfant est responsable de ses choix. Le plus tôt possible il en prend conscience, le mieux c’est pour lui. Ce défi avec Charles l’a amenée à généraliser cette prise de conscience. Et à partir de ce moment-là, elle n’a plus accepté aucune autre responsabilité que la sienne...

TITRE: À CHACUN SON BOUT

C'était un enfant très, très brillant (1) : un beau petit roux aux yeux bleus, une belle petite face, intelligent, avec de belles réflexions. Charles, c'était le genre « Laisse-moi faire, je suis capable d'apprendre tout seul. » Un enfant qui a une personnalité très, très forte. Quand je posais une question, il ne levait pas la main et il donnait la réponse ; il ne voulait pas se conformer. À un moment donné, j'avais expliqué que je voulais qu'on donne la chance aux autres et je savais qu'il avait compris. C'était une consigne qui était importante pour tout le groupe et on en a discuté : pourquoi on lève la main, pourquoi je ne peux pas toujours prendre les mêmes. Quand personne ne savait une réponse, Charles la donnait et ça allait bien. C'était un enfant qui demandait du respect et de la justice. Quand tu agis dans le respect et qu'il n'y a pas de condamnation, pas de jugement, ça roule simplement. Il collaborait mais il fallait toujours que j’explique les raisons de mes actes. Parfois je lui disais : « On s'en reparlera. » Je n'ai pas toujours le temps non plus, car j'en ai 25.

Charles ne voulait absolument rien écrire. Dès que je lui demandais d'écrire, il ne voulait pas, surtout en français. Il collaborait en mathématiques ; c'est comme s'il avait besoin de plus de concret dans cette matière. En mathématiques, ça l'aidait de se faire un petit schéma, mais en lecture il n'avait pas besoin de ça. Il lisait et il comprenait, alors pourquoi est-ce qu'il me le remettrait en plus sur la feuille ? En mathématiques, il avait besoin de faire ses étapes de résolution de problèmes, pour s'aider. Mais en lecture, quand tu as fini de lire, tu as fini de comprendre. Autrement dit, pour lui, c’était une deuxième opération inutile. Notre défi se situait en français, au niveau de l’écriture. Il ne voulait pas se conformer à la demande, à l'exigence d'écrire ses réponses. Quand il y avait des exercices, il ne les faisait pas. C'est aussi un enfant qui avait des difficultés au niveau social dans les récréations. Il a même choisi de reculer son pupitre dans le fond de la classe. Quand on travaillait en équipes, il me demandait : « Est-ce que je peux rester tout seul ? » Je lui demandais : « C'est vraiment ça que tu veux ? » Il me répondait : « Oui je me sens mieux là. » Je voulais savoir : « Pourquoi tu te sens mieux ? » Il me répondait : « Parce que je suis à part. » Je lui confirmais : « C'est correct, tu peux, tu as le droit toute l'année. »

Donc, Charles était en arrière, car il voulait être à part. Les autres ne réagissaient pas vraiment ; ils avaient fait la maternelle avec lui et ils le connaissaient bien. C'était déjà, à l'époque, un enfant spécial et les autres le laissaient faire. À la récréation, souvent il se retirait. En première année, les petits ne jouent pas beaucoup en équipes ; ils jouent aux billes, à la marelle, aux quatre coins, mais pour lui ça ne fonctionnait pas. Il ne voulait pas respecter les règles et il se retirait. Quand il y avait des sorties, Charles était toujours avec moi. Parfois, il allait avec des amis, mais la plupart du temps, il était avec moi ou l'adulte qui nous accompagnait. Il faut dire que sa mère nous accompagnait souvent dans les sorties. Quand elle le faisait, il était avec elle. L'atmosphère était très bonne dans le groupe, en général. Mon but était de ne pas mettre de tension, pour qu’il se rapproche naturellement, qu’il s'apprivoise en n'insistant pas, en lui donnant le temps. Je pouvais lui donner du temps. Je lui avais expliqué : « Dès que tu te sentiras prêt, tu te rapprocheras. » Je me souviens à la dernière étape, fin mai, les élèves ont travaillé en équipes et il a dit : « Est-ce que je peux me joindre à une équipe ? » J'ai alors répondu : « Oui, demande si quelqu'un veut travailler avec toi. »

Je voyais qu'il avait besoin de compréhension et j'étais prête à en donner. Je me disais que c'est ce dont il avait besoin dans le moment. Quand j'étais tolérante, je sentais un rapprochement, une joie de vivre. De temps en temps, il partait de sa place et il allait avec un autre pour faire un travail, pour participer. Il était plus heureux : la tolérance, c'est ce qu'il voulait. Pas de l'ignorance, ce n'est pas pareil. Je ne l'ai pas mis à part, jamais. Il a toujours continué à faire partie du groupe et il a toujours été important. J’avais opté pour ne pas mettre de pression, ne pas ajouter de tension, ne pas mettre d'importance à sa non-conformité, de prendre le temps. Le groupe me permettait de le faire, parce que ça fonctionnait bien et le groupe l'acceptait. Je ne sais pas si c'est parce que moi je l'acceptais quand il voulait s'intégrer, mais chose certaine le groupe l'acceptait. Je pense que c'est pour cela qu'à la fin de l'année, il s'est placé en équipe. Après, il a toujours continué de fonctionner en classe, il est rendu en quatrième année et il travaille en équipe, il travaille avec les autres.

Du côté de sa performance académique, au premier bulletin, à la fin octobre, il a fait un petit peu son examen parce que j'ai utilisé toutes sortes de stratagèmes. Je me suis assise à côté de lui : « Est-ce que tu es capable de me faire ça ? Mets-le là, ça va être comme si tu me le disais. » Mais, à un moment donné il a dit : « Non, je n'en fais plus. Je sais tout ça. » Je me suis fait prendre au premier bulletin. J'avais mis la note en me basant sur ce que j'avais sur la feuille. Lorsque je suis arrivée pour faire le suivi du bulletin avec mon directeur (2), je dis :

« Charles, ça va très bien.

  • -Voyons donc, tu as mis un D sur le bulletin.
  • -Oui, j'ai mis un D mais je n'aurais pas dû, je suis coincée un peu parce que je me suis fiée à la feuille. Si je me fie au quotidien, à la journée, c'est un A.
  • -Il faut le faire voir par la psychologue, il faut rencontrer les parents. (Il paniquait un peu.)
  • -Donne-moi encore une étape. On laisse ça de même. »

Dans ma façon de faire (3), j'aime prendre le temps de regarder tout mon petit monde dans le calme avant d'alerter la psychologue et les parents dès la première étape. Charles, ça ne le dérangeait pas d'avoir un D, il me regardait de ses petits yeux pointus en voulant dire : « Non, ça ne me dérange pas. » Le premier bulletin s'était passé comme ça.

J'avais décidé que je ne voulais pas paniquer (4). Quand j'ai rencontré les parents, je leur ai dit : « On ne s'inquiète pas, on continue comme ça. Je sais que Charles est capable puisqu'il est intelligent. Il est rendu plus loin que mes exigences pour l'instant, donnons-nous encore une étape. » Ces parents-là étaient un petit peu dépassés par leur enfant quand il est rentré à l'école. C'était un enfant brillant et il les manipulait. C'est un enfant qui a encore des troubles de comportement en quatrième année. Il a besoin d'aide, mais pas au niveau scolaire. C'est un enfant qui défie, qui n'accepte pas d'être repris, il est en quatrième année et il a encore des problèmes. Il n'a aucun trouble d'apprentissage, mais il a encore des troubles de comportement. La famille ne collabore pas, la famille est un petit peu indifférente, dépassée. Charles a besoin d'aide, d'un psychologue, d'une thérapie personnelle.

La deuxième étape avançait et c'était comme si une tension s'installait. Il fallait que je fasse mon bulletin. On dirait qu'il sentait que je me sentais obligée. D'un autre côté, j'avais des indices qu'il lisait. Par exemple, quand je passais les feuilles pour les parents. Ce n'étaient pas des mots que les enfants étaient habitués de voir, c'étaient des messages pour les parents. Lui, il lisait ça. Il lisait tout. À la fin de la deuxième étape, il lisait les feuilles que j'envoyais aux parents ; les devoirs étaient faits. Parfois, il ne voulait pas me donner la réponse, mais je ne le mettais pas en situation d'affrontement. Quand personne ne savait la réponse, je disais : « Toi, Charles, est-ce que tu serais capable de nous dépanner ? » Là, il était fier de nous répondre. Je me disais que la journée où il allait être décidé, il allait me le montrer, c'est juste qu'il fallait que je trouve le moyen de le décider et c'est ça qui m'embêtait. On avançait dans l'année et j'avais dit à la direction : « Fais-moi confiance, attends à la deuxième étape. » Deuxième étape, même situation. Quand c'était un dessin, ça allait mieux, mais quand il sentait que je voulais évaluer, il s'opposait carrément. Les dictées, il ne les faisait pas. « Charles, je suis obligée de mettre zéro sur ta feuille. Je n'ai pas le choix, il n'y a rien d'écrit. » Je fais cela très souvent : « Charles, je ne peux pas mettre de note, il n'y a rien d'écrit sur la feuille. » Il ne répondait pas, indifférent. Ce que je sentais c'était : « Organise-toi, moi ça ne me dérange pas. Mets ce que tu voudras, c'est ta responsabilité. » Il me donnait des réponses, mais il ne voulait pas les mettre sur la feuille. Je n'étais pas inquiète, car il savait les réponses. De temps en temps, il venait au tableau. Quand il était sûr de son coup, il acceptait, il avait du plaisir, il riait. Je disais : « Viens nous dépanner, on est dans une impasse Charles. Qu'est-ce que t'en penses ? » Là, il était bien fier.

Ce qui me dérangeait, c'était qu'il n'avait pas fait de bout de chemin en regard de l’évaluation. Je me disais : « Ça ne se peut pas qu'en deuxième année, il continue de même. » Peut-être que je m'étais fixé une attente ; il faudrait qu'il s'en aille en deuxième année en ayant pris l'habitude de répondre aux questions écrites et qu'en juin, en partant, il ait compris qu'il a ça à faire, mais comment ? Je ne voulais pas faire intervenir trop de monde pour ne pas dramatiser la situation, mais à la deuxième évaluation c'était encore pareil et je n'ai rien gagné ; il n'y avait rien sur la feuille. Il ne voulait pas prouver qu'il était capable. Il sentait que la tension montait. Pourtant, on avait du plaisir ensemble, la relation était bonne, il ne fallait pas que je la gâche à cause du bulletin. Je ne voulais pas l'affrontement ; c'était un enfant indépendant.

Pour l'examen, j'ai décidé que je n'allais pas m'asseoir à côté de lui. Je me disais : « Il faut que ça prenne un bord ou l'autre. Je ne me ferai pas coincer comme à la première étape. Je ne mettrai pas une note qu'il ne mérite pas. Par contre, je sens que mon directeur m'a à l'oeil et qu'il va s'inquiéter encore plus. De plus, je n'ai pas de preuves écrites, il faut quand même qu'il apprenne qu'il faut faire des preuves dans la vie. Alors, je ne mets rien sur le bulletin. Je ne lui mettrai pas un E, il ne mérite pas un échec. Mais je ne peux pas lui mettre un A, je ne peux pas le prouver non plus. J'ai pris ma décision, je ne mets rien sur le bulletin. »

C'est sûr que cet enfant avait besoin de quelque chose, mais il n’était pas un enfant à problèmes. Par contre, si un professeur est rigide, bien là, il en a des problèmes. C'est pour ça que je voulais lui faire faire un bout de chemin. Je me disais : « Il va avoir plus de rigidité en deuxième. Socialement, il y a des choses à respecter. Il faut que je fasse un bout dans ce sens-là. Il faut que tu te conformes mon Charles, sinon il y a des conséquences. » Ce qui a fait qu'en ne mettant pas de note sur le bulletin, là il la voyait, il y avait une conséquence concrète. J'ai décidé ça spontanément en faisant les bulletins.

Au deuxième bulletin, on reçoit seulement les parents d'enfants en difficulté ; on donne le bulletin personnellement aux élèves. Je donne les bulletins à toute la classe, toujours avec un petit mot positif. Je ne les étiquette pas, je ne donne pas les résultats. Je leur dis : « C'est beau, ça a remonté », etc. « Charles, en maths c'est beau mais en français, il n'y a pas de note. » Là, je l'ai vu changer. Je me disais : « Il m'a donné la responsabilité, je la lui redonne. » Donc il s'en va à sa place et il regarde son bulletin, il me regardait du coin de l'oeil. Je lui dis :

« On va jaser tous les deux après l'école. » Après l’école nous avons jasé : « Charles, il n'y a pas de note sur le bulletin, pas de note, on ne va pas en deuxième. Comment veux-tu que j'explique ça au directeur ? J'ai mis un D à la première étape puis j'ai eu l'air folle. Tu sais bien que tu ne vaux pas un D, n’est-ce pas ? Le directeur était bien inquiet. Il est encore inquiet. À la deuxième étape, je ne peux pas mettre un D. Entre nous deux, est-ce que c'est ça que tu vaux ? »

Il était très attentif parce qu'il y avait comme un enjeu, sa première année était sur la table.

« J'ai des comptes à rendre à la direction de l'école, je n'ai pas de preuves, je n'ai rien à montrer. C'est pour ça qu'il n'y a rien sur ton bulletin. Qu'est-ce qu'on fait ? » « Je vais t'en donner des feuilles. » Ça a été fini, je n'ai plus eu besoin de dire quoi que ce soit ; je savais qu'on s'était compris. Dès que j'ai vu qu'il ouvrait le bulletin puis qu'il changeait de face, je me suis dit : « Il vient de prendre une décision, SA décision. »

Mon dilemme, c'était comment l'amener à voir qu'il y a des conséquences socialement à participer ou à refuser. Est-ce que j'affronte ? Est-ce que j'exige ? Mais je risquais aussi. S'il avait dit : « Mets-en pas de note ! », la balle revenait encore dans mon camp. C'est un enfant qui était capable, il s'agissait juste qu'il prenne la décision. J'étais prête à prendre le risque. Il avait compris que je ne prendrais pas la responsabilité de prouver qu'il est capable, que ça lui revenait.


1- Ce que ce récit nous apprend

Souvent, les enfants brillants se sont fait une sorte de petite logique ; ils apprennent tout seuls. J'ai remarqué qu'un enfant brillant s'oppose à tout ce qui est encadrement, école, système. Le problème se pose surtout en première année car ils commencent, ils entrent dans le système. Je sais qu'il faut leur donner du temps en première année, parce que c'est gros l'entrée de première année et ils réagissent tous différemment. Ils vivent beaucoup, beaucoup de changements et ils sont perdus là-dedans. Il y en a qui vont pleurer, même si ce ne sont pas des enfants qui pleurent d'habitude. C'est trop pour eux. Il y en a qui vont se retirer, il y en a qui vont régresser un petit peu, ils vont faire pipi dans leur pantalon. Je sais très bien que ça leur prend du temps pour s'acclimater, s'adapter, se sentir plus à l'aise. Ensuite, ça roule. En première année aussi, il faut faire attention aux étiquettes, parce que si on étiquette en première année, le primaire est long.

2- La direction qui collabore

Avec les trois directeurs que j'ai eus, nous regardions chaque bulletin. Cette année, c'est drôle parce qu'on devait parler juste des enfants en difficulté et le directeur nous a répondu : « Non, parce que ce qui me pep, c'est d'entendre parler de ceux qui vont bien, un peu de positif à travers. Je suis là pour l'ensemble de l'école. » J'ai aimé ça beaucoup. Alors, on prend chaque bulletin. C'est sûr qu'un enfant qui a des A partout dans son bulletin, on regarde rapidement et ça va bien.

3- Sa façon de faire pour l'évaluation

Je suis assez têtue dans tout ce qui est évaluation (comportement et pédagogique) et je me fais confiance aussi. Je suis capable de porter un jugement et je n'ai pas besoin d'une feuille. C'est sûr que c'est plus compliqué quand l'enfant va doubler que lorsqu'il passe. C'est déjà arrivé que j'ai dit : « Cet enfant a besoin de recommencer sa première année. » Les parents étaient revenus à plusieurs reprises, ils ont même changé leur enfant d'école mais l'enfant a eu des difficultés. C'est du cas par cas.

4- Sa réaction face aux attentes des parents

Je sais par expérience que si les parents paniquent, ils le transmettent à leurs enfants pendant les leçons. Si la panique s'installe, après c'est difficile à défaire. Quand un parent veut réagir au bulletin, moi je dédramatise la situation. Pour moi, le bulletin c'est très loin. Souvent, au premier bulletin, je ne le regarde pas avec les parents. Je le mets de côté puis je dis : « Je vais vous parler de votre enfant. Voulez-vous on va se parler de votre enfant ? » Puis après ça, je finis avec le bulletin.