© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Une enseignante de première année raconte une stratégie pédagogique qu'elle a découverte de manière spontanée. La situation concerne une notion mathématique plutôt abstraite qui deviendra, grâce à son intervention, très concrète pour les enfants.

TITRE: VITE UNE BONNE IDÉE

Ce jour-là, j’ai comme objectif de montrer à des enfants de première année la notion de plus grand, plus petit, égal. C'est l’après-midi, je suis devant le groupe, je regarde les enfants, ils sont agités et ils parlent fort. Il fait peut-être soleil dehors, mais dans la classe, j'ai l'impression que c'est sombre. C'est compliqué, ça ne marche pas et je me dis : « Il faut que je leur montre cette notion, ça ne marchera pas. Qu'est-ce que je fais ? » Ils terminent une autre activité et ils rangent le matériel. Pendant que je les regarde, je me dis : « Non, il faut que je trouve quelque chose. Si je veux faire comprendre une nouvelle notion, il faut que je trouve quelque chose d’actif. » Ce n'est pas une journée pour présenter une notion abstraite. La façon dont ils se conduisent, le ton élevé, je sens une fébrilité qui se dégage du groupe, une sorte de courant électrique qui vibre dans la pièce. Sur le coup je me dis : « Je vais passer à autre chose, mais d'un autre côté, il y a sûrement moyen de faire quelque chose. Il me faut improviser. »

Quelques-uns ne sont pas prêts ; ils sont encore en train de ranger des choses. Pendant ce temps, dans ma tête c'est : « Vite, il faut que je trouve quelque chose de vivant parce que là, je ne les aurai jamais. » Alors, tout en regardant un enfant qui n'a pas fini, je vois un livre sur le rebord du tableau ; peut-être que je pourrais m’en servir. À chaque fois qu'on va à la bibliothèque, j'apporte une série de livres dans la classe que je mets sur le rebord du tableau ; les enfants peuvent les utiliser dans leurs temps libres. Je ne sais pas trop lequel je vais prendre, je ne sais pas comment je vais l'utiliser. Je feuillette un livre : « Les animaux de la jungle. »

Dans ma tête, quelque chose s'amorce, je me dis : « Plus grand, plus petit, le signe qu'on utilise ressemble à une gueule. Si j'utilisais les animaux comme point de départ ? » Mais lequel je vais prendre, puis comment je vais amorcer cela, je n'en ai aucune espèce d'idée. Je prends le livre et je demande aux enfants de venir s'asseoir en cercle. Une amorce d’idée surgit pendant que je le feuillette avec les enfants. Déjà, parce que je les ai placés en cercle et que je leur ai montré le livre d'animaux, je note que les enfants sont intéressés. Bon, là je me dis : « Au moins j'ai leur attention. » Je veux qu'ils soient proches du manuel pour vraiment voir ce que je veux leur montrer. Le fait de les faire asseoir par terre, ça les rapproche de moi, alors celui qui est en arrière et qui a encore envie de parler ou celui qui est plus énervé, je peux l'asseoir à côté de moi. Ça les change de la chaise, ça les fait bouger (1).

En feuilletant le livre, je vois le crocodile et je me dis : « Ah, ça, ce serait magnifique ! » Je demande aux enfants : « Connaissez-vous des animaux dangereux qui ont une très grande bouche et qui sont voraces ? » Je tourne les pages, il y a un éléphant : « Est-ce qu'il a une très grande bouche ? » Non et il n'est pas très vorace, il mange des feuilles. J'en passe quelques-uns pour arriver plus vite au crocodile. Or, justement, dans l'image, le crocodile est dans l'eau et il a la bouche ouverte. Alors ils me disent : « Ça c'est méchant. » Ils énumèrent toutes les caractéristiques de l'animal : il a une grande bouche, il est méchant et il ne faut pas se faire prendre par lui. Je ferme le livre et je leur dis : « Maintenant, vous êtes des crocodiles et vous avez une grande bouche. » Je mets mes deux mains en avant de ma bouche et eux font la même chose. Je fais ouvrir les mains comme la bouche du crocodile. J’insiste sur le mot vorace pour que le crocodile ouvre toujours la bouche du côté du plus gros objet ou de la plus grande quantité qu'on va lui offrir. Les signes > <, les enfants les exécutent avec leur main. Je leur dis : « Regardez à gauche, il vient de tomber une belle grosse pomme rouge ; fermez votre oeil gauche. » Ils sont toujours en crocodile avec les mains sur la bouche : « Ouvrez votre oeil droit, qu'est-ce que vous voyez à droite ? Une belle grosse citrouille bien mûre ! Qu'est-ce que vous pensez que votre crocodile va manger ? Ah, la citrouille ! Pourquoi la citrouille ? » Ils répondent : « Parce qu'elle est bien plus grosse que la pomme. » Je procède avec des comparaisons. Je n’utilise pas systématiquement les termes « est plus petit que », « est plus grand que », mais le sens de la notion est acquis avec le geste.

Pendant que mes 25 crocodiles ouvrent les mains pour avaler les plus grosses quantités de nourriture, mon cerveau travaille à développer mon idée. Comment faire mimer le signe = ? Tout à coup, l’éclair jaillit et je dis : « Le crocodile ouvre son oeil droit, il voit une belle petite souris blanche. Il ouvre son oeil gauche, il voit une autre belle petite souris blanche. Qu'est-ce qu'il va faire ? Il ne sait pas quoi faire, alors il reste la bouche comme cela. » Je leur fais mettre les mains bien fermées, c’est le signe =. « Il ne sait laquelle manger, elles sont d’égale grosseur. Pendant qu’il hésite, incapable de se décider, oups ! ... les petites souris se sauvent. » C'est simple, il fallait juste y penser. L'activité dure environ une demi-heure. Comme les enfants, les professeurs apprennent en agissant.

Pour un enfant, un jeu demeure un jeu, c’est au professeur à dégager du jeu les éléments d’apprentissage et à rendre les enfants conscients de leur savoir. En construisant l’activité avec les enfants, je remets au lendemain la schématisation des apprentissages. Le lendemain, nous reprenons le jeu quelques minutes. J’ai préparé des cartons avec les signes, >, < et =, des images, des dessins de souris, d’éléphants et autres. Puis je passe à des groupes d’objets, d’animaux, de plantes pour en arriver aux symboles numériques 4 < 9. Ils ont des difficultés à lire l’expression mathématique. Ils placent le signe de la bonne manière mais lisent toujours « est plus grand que » et non « est plus petit que. » Il a fallu travailler plusieurs jours sur la lecture des expressions dans les deux sens.

J'ai perfectionné cette méthode ; maintenant, je fais coucher les enfants à plat ventre comme des crocodiles pour qu'ils disparaissent dans l'eau. Ils mettent les mains en avant, puis ils font comme des vrais crocodiles. Maintenant, j'appelle ça « le jeu du crocodile. » Ça a rendu plus facile l'introduction de cette notion et plus rapide. Pour les enfants, tous les enfants, qu'ils aient de la difficulté ou pas, c'est quelque chose qui leur parle ; c'est clair. Depuis ce temps-là, je dois dire que je n'ai pas un seul enfant ou une seule enfant qui n'a pas saisi ce que ça voulait dire plus grand, plus petit ou égal, peu importe sa facilité d'apprentissage. Ça devient intéressant, pour les enfants, c'est du concret et ça marche. En les faisant manipuler et bouger, ils comprennent. Je leur demande tout de suite s'ils connaissent le crocodile. Ils me disent tous comment c'est fait, on le dessine au tableau, au fur et à mesure qu'ils me donnent des éléments. Ils me disent par exemple qu’il est long, et vert. Je prends un crayon vert et je le fais long, long, long mais droit. « Non, pas comme ça. » Ils me donnent tous les indices, comment on doit le faire. À la fin, ça ressemble vraiment à un crocodile. Quand ils sont satisfaits, on arrête le dessin. Puis là, ils font le crocodile. J’ai eu de la difficulté après avoir joué la première fois, car je ne suis pas passée tout de suite aux signes, au tableau. Alors, pour eux, c'est resté la bouche du crocodile ; ils ne faisaient pas le lien avec les signes plus grand, plus petit ou égal. Ils devaient constamment retourner à leurs mains. Lorsque je leur demandais d’utiliser les signes (=, < et >) ils retournaient au stade concret. Le transfert au semi-concret puis à l’abstrait a été long.

C’est pourquoi maintenant je passe les trois stades dans une même leçon et j’insiste sur la lecture de gauche à droite. Par exemple : 9 > 8, l’enfant lit 9 est plus grand que 8 et 8 < 9, l’enfant lit 8 est plus petit que 9. Il me faut exiger la lecture de gauche à droite pour arriver à ce résultat. Lorsque l'enfant dit que 9 est plus petit que 8, la majorité du temps c’est la notion de quantité qui n’est pas acquise ; il faut retourner à la manipulation.

Maintenant, je leur fais toujours lire dans la même activité. Je dois dire qu'en trois quarts d'heure, la notion de plus petit, plus grand, égal est assimilée. Parfois je leur dis : « Écrivez le signe plus grand, plus petit, égal ». Il y en a pour se rassurer qui me disent : « C'est le crocodile ? » « Oui, c'est le crocodile. » « Ah ! ils le savent ». Ça fait image dans leur tête parce que plus grand, plus petit, égal, c’est abstrait. Ceux qui ne sont pas sûrs retournent à leur image, ils savent comment ils vont travailler, peu importe ce que je vais leur donner comme nombre. Quand ils viennent se faire corriger, ils doivent me le lire de gauche à droite. Alors, ils utilisent plus grand, plus petit, égal en me le lisant.

Cette notion me causait des soucis, mais je n’étais pas la seule. Lors d’une réunion à la commission scolaire, d’autres enseignants abordèrent ce problème : la difficulté de rendre concrets des signes abstraits pour des enfants de première année. Je leur ai raconté l'histoire de mon crocodile. Une de mes compagnes me dit, par la suite, qu’à chaque année, elle utilise ce moyen et qu’elle n’a plus de difficulté.


1- Au fil du récit, elle nous donne ses stratégies

Il y a une routine qui s'établit dans une classe : en revenant l’après-midi c’est toujours un jeu de combat. Les enfants se mettent en deux groupes et je demande les jeux d'addition et de soustraction pour qu'ils les apprennent rapidement, que ça devienne un automatisme. Ensuite, c'est toujours un problème de raisonnement ; souvent les chiffres sont là juste par apparence. Par exemple, je leur ai donné la semaine dernière, « Tu as fait 27 balles de neige, tu en lances 8 et tu en écrases 7, combien t'en restera-t-il à la fin de l'été ? » Certains enfants calculent, soustraire avec 27 en première année, c'est beaucoup. Alors, ils prennent leur temps et ils m'arrivent avec des nombres. Il y en a qui m'arrivent avec zéro parce qu'ils ont compris. Quand ils viennent me voir, je ne dis jamais que c'est mal, je n'écris rien. Je fais des groupes selon les réponses. Je leur dis : « Placez-vous ensemble et dites-vous comment vous avez fait pour arriver à cette réponse-là. » Ceux qui ont une autre réponse que zéro passent les premiers. À la fin je leur demande : « Comment êtes-vous arrivés avec la réponse zéro ? » Les autres disent : « Ça ne se peut pas ! » « Comment ça zéro ? » Ils expliquent : « Bien à la fin de l'été il n'y a plus de neige. » Et les autres disent : « Ah ! ! ! » Ils adorent ce genre de problèmes.

L'année dernière, quand j’arrivais avec les problèmes, les élèves disaient : « Ah, non ! » parce qu'ils avaient terriblement de difficulté à réfléchir. Puis un moment donné, je leur ai dit : « C'est simple, vous allez détester ça tant et aussi longtemps que vous ne réfléchirez pas et que vous allez vous dire que vous n'aimez pas cela. Quand vous allez dire que vous êtes capables et même si vous vous trompez une journée, vous apprendrez toujours quelque chose. » Après ils disaient : « Donne-nous-en un autre, puis un autre. » J'ai un petit livre qui s'appelle « Drôles de problèmes » et qui contient ce genre de situations. Par exemple, cette semaine on avait : « Tu as trois verres d'eau devant toi. Il y en a un d'eau verte, d'eau bleue et d'eau rouge. Le premier contient de l'eau verte, le deuxième n'est pas bleu et le troisième n'est pas rouge ; de quelle couleur est l'eau du deuxième ? » S'il n'est pas bleu, forcément il est rouge. J'ai beaucoup d'enfants qui sont venus me dire qu'il était blanc ! Il n'y a pas nécessairement une seule réponse à ces problèmes-là et c'est pour ça que je les aime tellement. Ni bien ni mal, je leur dis : « Parlez-en, pourquoi avez-vous raisonné comme cela ? » En fin de compte, ce n'est pas moi qui donne la réponse, ce sont eux autres qui la découvrent.

Il y a une autre chose que je fais aussi pour leur faire comprendre la valeur des nombres, je leur dis : « Trouve-moi le plus grand nombre ou le plus petit nombre. » Alors, je mets par exemple, un grand, grand 1 puis un gros zéro et les autres chiffres de différentes grosseurs au tableau, un tout petit 3, puis je leur dis : « Trouve le plus grand nombre. » C'est sûr qu'ils vont aller me chercher le gros zéro. Mais il y en a toujours un ou deux qui dit : « Non, non, non, ce n'est pas ça! Tu n'as pas dit le plus gros, tu as dit le plus grand. » Je leur fais prendre conscience du plus grand. « Aimes-tu mieux avoir zéro tablette de chocolat ou deux tablettes de chocolat ? Aimes-tu mieux avoir zéro chien ou trois chiens ? » Ce n’est pas la grosseur du nombre mais sa valeur qu’il faut considérer.

Pour savoir ce qui se passe dans leur tête, leur raisonnement, il faut le leur demander. Je leur demande toujours : « Toi, comment tu fais ? Justifie ta réponse. Peut-être que tu as raison ? Je veux savoir ce qui s'est passé dans ta tête pour me dire ça. » Je le laisse construire son apprentissage. Je pense que c'est plus profitable. Je donne des éléments et ensuite je dis : « Maintenant, trouve-le. »

Tu as toujours un enfant, sur n'importe quel problème, qui ne sera pas tout à fait d'accord avec les autres ; il s'agit de l'exploiter celui-là. Celui qui n'est pas trop sûr, qui n'est pas d'accord avec les autres. « Toi, tu n'as pas l'air d'accord avec ça, qu'est-ce que tu en penses ? Vas-y, dis-nous ton idée. Peut-être que ce n'est pas bête ton idée ! » Souvent, il n'ose pas, les autres font ça autrement, donc c'est lui qui doit être dans l'erreur. C'est de lui dont j’ai besoin pour construire la notion. L'interaction entre les pairs, c'est beaucoup plus efficace qu'avec moi. Je vois la réaction des enfants, ce sont eux qui expliquent aux autres. Je me souviens même une année, j'avais un petit élève brillant en mathématiques, je lui demandais : « Explique-moi comment tu as fait ça ? Moi, je suis tellement niaiseuse, je ne comprends pas ! Mais si tu m'expliques, il me semble que je devrais être capable de comprendre. » Il essayait : « Bien je le sais, mais je n'ai pas les mots pour le dire. »

Le crocodile, c'est concret. Je passe toujours avec des objets en premier parce que ça, c'est très concret, des fruits, des légumes, des animaux. Ensuite, je passe au semi-concret qui est le tableau où je vais prendre mes cartons avec des sigles et des chiffres, dans l’abstrait. Les mathématiques, c'est très concret et vivant ; tu les vis à tous les jours. Donc, il faut que ce soit vivant parce que dans tout ce que tu fais au cours de la journée, tu emploies des mathématiques sans t'en rendre compte. Alors, il faut que pour l'enfant, ça fasse partie de sa vie. C'est toujours eux qui sont acteurs dans les problèmes. Je prends les enfants quand je fais une résolution de problèmes et à chaque jour, c'est un nom d'enfant nouveau que j'utilise, mais toujours les enfants de la classe. Tout de suite, ils se sentent impliqués dans le problème. L'enfant a quand même des notions, il arrive avec quelque chose. Tu vas avoir des enfants qui vont compter très bien jusqu'à 100 ; ils ont des notions. On ne part pas de rien, il faut utiliser cette connaissance-là dans un ensemble et s'en servir pour aller plus loin, il faut toujours aller voir les connaissances antérieures. En première année, l'enfant ce n'est pas une page blanche.

J'ai pu constater au fil des ans que l'enfant qui n'a pas de maturité a énormément de difficulté à comprendre le principe de la dizaine ; il n'y a rien à faire, on ne peut pas leur donner la maturité, on n'est pas capable de leur faire comprendre la dizaine. En lecture, l'enfant qui manque de maturité n'emploiera pas toutes ses stratégies. Il va tout simplement essayer d'utiliser la globalisation. Il n'essaiera pas d'utiliser toutes les stratégies, alors que l'enfant lui qui est très mature, si une entrée ne réussit pas, il va en essayer une autre.

Lorsque je reçois des stagiaires, j’insiste pour qu’elles utilisent les interactions des enfants. Savoir utiliser ces réflexions pour conduire les enfants vers la connaissance est le plus sûr moyen de les intéresser. « Suscite leurs réactions, relance le débat, utilise leurs exemples, pousse-les dans leurs réflexions et ils apprendront. » Mais pour pouvoir agir ainsi, il faut maîtriser les objectifs et les concepts en jeu. Il faut accepter de déroger à sa planification et suivre les enfants sur leur terrain.