© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Une enseignante ayant l'expérience de tous les niveaux du primaire enseigne actuellement en troisième année avec des enfants de la banlieue. Elle revient d'une année sabbatique prolongée de deux mois en raison d'une intervention chirurgicale.

TITRE: FAIRE PEAU NEUVE

J'ai enseigné au moins pendant 25 ans et puis j'ai arrêté. J'ai pris une année sabbatique, car j'étais fatiguée. À la fin de mon année sabbatique, j'ai eu une opération ; je suis revenue en novembre. Ça faisait peut-être 14-16 mois que je n'avais pas enseigné. Donc, je suis revenue enseigner et j'ai trouvé l'adaptation difficile parce qu'on perd le rythme du travail. Le groupe d'élèves avait eu une suppléante ; ça avait fonctionné assez bien, mais c'était un groupe contestataire. Je trouvais que tout allait tellement vite ; je n'étais quasiment plus capable de suivre tellement j'avais perdu le rythme du travail.

Je sentais qu'il y avait des tensions, qu'il y avait des choses que les élèves n'aimaient pas dans ce que je faisais. Il y avait bien des visages tendus, des visages qui n'étaient pas contents. Par exemple, si je disais : « Sortez votre cahier de mathématiques, on va faire des mathématiques... », c'était comme de la mauvaise humeur. Ils me contestaient, pas tout le monde, mais disons cinq, six élèves qui menaient la barque et qui me contestaient de cette façon-là. Parfois, j'étais plus radicale et je disais : « C'est ça, on fait ça. » Je disais à la récréation : « Tout le monde joue au ballon. Les filles jouent au ballon prisonnier. » Il y en a qui n'aimaient pas ça jouer au ballon, mais je les obligeais. Ils me contestaient. J'avais à m'adapter parce que ça faisait longtemps que je n'avais pas enseigné, mais je trouvais ça terriblement dur. Je me disais : « C'est moi le professeur, puis j'ai décidé que ça va être comme ça que ça va se passer. » Dans le fond, je vivais une période d'insécurité. Alors en étant dans une période d'insécurité, je suis devenue plus radicale, plus autoritaire, mais ça n’a pas marché.

J'étais autoritaire ; dans le fond, je ne les écoutais pas. J'ai toujours réussi de cette façon-là, parce que quand tu es toujours dans le milieu de l'enseignement, les enfants te connaissent un peu d'avance ; ils savent qu'en troisième année, c'est toi la responsable, que tu es de telle façon et ils acceptent ça. Mais là, j'étais partie du réseau ; ils n'avaient plus de référence. C’était comme si une personne nouvelle arrivait. C'était moi qui dirigeais, eux il fallait qu'ils écoutent. Ils exécutaient, moi je dirigeais, je ne les écoutais pas.

En novembre, je ne voyais pas le problème. Ça allait plus ou moins bien, car j'avais beaucoup de choses à régler : reprendre le rythme du travail, apprendre le programme, les petits changements qui avaient eu lieu... Je n'étais pas bien dans rien ; je pensais que c’était parce que je revenais d'un congé et que je trouvais ça dur de recommencer. J'avais eu une grosse opération et je trouvais ça dur de m'en remettre. Écouter les enfants, tout remettre en question, je n'en avais pas le courage. La situation a duré peut-être jusqu’à la fin de janvier, début de février. Je ne me suis pas sentie coupable, parce que dans ce temps-là, probablement que je n'étais pas capable de les écouter, car j'étais trop préoccupée.

Jusqu'au jour où un parent est venu, pour la semaine des bulletins, et m'a dit que les enfants trouvaient ça dur. La mère m'a parlé de son enfant à elle qui ne voulait pas jouer au ballon à la récréation. Moi, pour les ramasser, je leur avais demandé de jouer au ballon. Il y avait d'autres petites choses qu’elle n’aimait pas : les interventions que je faisais, par exemple. Elle m’a parlé d'une manière assez agressive, dans le sens qu'elle avait tout préparé ce qu'elle avait à dire : « Je ne veux pas que mon enfant fasse telle ou telle chose. Jouer au ballon, je haïssais ça quand j'allais à l'école, je ne veux pas que tu lui dises de jouer au ballon. » Je me disais : « Dans le fond ce n'est pas de ses affaires. Moi, je suis à l'école, je fais ce que je veux, je gère ma classe comme je veux, je n'ai pas besoin d'elle. » Après la colère, j'ai eu de la peine, j'ai pleuré et je me suis remise en question. J'en ai parlé avec le directeur pour lui dire que je ne me sentais pas à l'aise avec ce qui s'était passé et il m'a dit : « Tu gères ta classe comme tu veux. » Ça n'a pas réglé le problème ; il a fallu que je trouve mes solutions.

Tout ça a soulevé plein de questions. De plus, j’étais découragée et je me disais : « Mon Dieu ! J'ai enseigné tant d'années et on dirait que je ne suis plus capable d'enseigner, que ça ne prend plus auprès des enfants : je dois être dépassée (1). » À la suite de cette remise en question personnelle, je me suis dit : « Il faut que je fasse quelque chose ; on est rendu au mois de janvier et je les ai jusqu'au mois de juin. Ils ne sont pas pour me contester dans tout ce que je fais jusqu'à la fin de l'année, il faut que je les aie de mon bord. » Une journée, je suis arrivée et j'ai dit : « On a un problème, il faut le régler et trouver des solutions. » Je n'avais pas planifié ma stratégie. J'ai décidé de faire comme un conseil de classe, de faire une mise au point, parler de ce qui allait et de ce qui n'allait pas (2). Il y avait peu de choses qui allaient, mais des choses qui n'allaient pas, il y en avait beaucoup. Je les ai laissés se libérer, dire ce qu’ils pensaient qui ne fonctionnait pas bien puis ce qu'ils aimeraient qu'on change dans la classe. Ça a duré très longtemps, près de deux heures.

Tout cela m'a amenée à laisser tomber la vieille peau de maîtresse plus autoritaire, plus directive, pour écouter les enfants. Finalement, nous nous sommes entendus. Je me souviens qu'ils n'aimaient pas écrire les leçons à tous les jours ; on a décidé qu'on les écrirait pour la semaine. Ça leur donnait plus de latitude pour exécuter leurs devoirs et apprendre leurs leçons sans être astreints à une journée précise. Je les laissais libres à l'intérieur de la semaine et si au bout de la semaine ils avaient fait ce que j'avais demandé, c'était correct. Tout ça a bien fonctionné ; ils se sont sentis responsables et autonomes dans ce qu'ils avaient à faire. Ensuite, je me souviens qu'on avait pris la décision qu'à tous les jours, j'écrirais au tableau le déroulement du cours, parce qu'ils voulaient savoir d'avance ce qu'on allait faire. En plus de les rendre responsables de l'apprentissage qu'ils avaient à faire dans la journée, cette façon de faire réglait les problèmes de discipline. On avait aussi discuté de la façon de placer les bureaux dans la classe. On essayait de trouver des façons nouvelles de donner la dictée. Beaucoup de formules ont été essayées et ça nous a amenés à faire des changements.

À partir de ce moment-là, on a négocié tout le temps, selon les besoins, quand je voyais qu’il y avait quelque chose qui accrochait. J'ai encore eu des cas de discipline à l'occasion, mais pas de contestations par rapport à l'autorité. On s'était dit qu’à chaque semaine, il y aurait une période de 15 minutes de discussion pour voir où on en était, s'il y avait d'autres choses qu'on pourrait changer ou ajouter dans le fonctionnement de la classe. Quand il y avait quelque chose qui n'allait pas, que les élèves n'aimaient pas, ils me le disaient et puis on en parlait. On s'entendait ; tant qu'on n'avait pas trouvé une solution, on s'en parlait. Lorsqu'une solution était trouvée, on votait et on disait : « C'est cette solution-là puis on continue. » (3) Ça les rendait responsables de leurs décisions et autonomes. Le tout a très bien fonctionné jusqu'à la fin de l'année. Ils ont aimé leur année parce qu'ils se sentaient responsables. Ils sont devenus moins stressés. Par exemple, le lundi, lorsqu'ils avaient des devoirs et des leçons, ils se disaient : « Je vais en faire plus lundi et mardi, je vais avoir congé. » C'était comme une récompense pour eux. On a décidé qu’on faisait des équipes et ils travaillaient par groupes de deux, ce qu’on ne faisait pas avant. Les décisions se prenaient en groupe ; je demandais à tout le monde ce qu'ils en pensaient, puis on décidait avec la classe. Ce n'était plus moi qui décidais toute seule.

Pour la récréation, ils n'étaient pas tous obligés d'aller jouer ; ils décidaient eux-mêmes des jeux qu'ils voulaient faire. Je les laissais libres, mais il fallait qu'ils s'occupent ; ne pas niaiser, se batailler ou des choses comme ça. J'allais dans la cour de récréation et je les voyais faire. Il y avait quand même des éléments perturbateurs cette année-là dans la classe. Mais là, j'ai décidé qu'on ne jouerait pas tous au ballon ; ceux qui veulent jouer vont jouer, mais les autres : « Occupez-vous par exemple pour qu'il n'y ait pas de problèmes dans la cour de récréation. »

Je n’ai pas eu de nouvelles du parent et je ne l’ai pas appelé non plus. Je qualifie ça de positif, ça m'a aidée à prendre conscience que c'est vrai que je n'étais pas correcte dans ce que j'étais en train de faire. C'est comme quelqu'un qui m'a réveillée (4).

Dans le fond, ils avaient besoin de plus de latitude, plus de place pour décider. Ces élèves-là avaient besoin de ça et la situation a changé du tout au tout. C'était comme avec les autres groupes que j'avais toujours eus. On avait des échanges verbaux, puis on échangeait de l'affection ; je les embrassais en partant. Je me sentais mieux ; je me sentais bien dans le groupe. Ce n'étaient pas tous les élèves qui étaient contestataires, qui étaient insatisfaits ; il y en avait qui étaient tout de même satisfaits même lorsque j'étais autoritaire, car dans un groupe, il y en a tout le temps qui fonctionnent dans n'importe quel climat. Mais les têtes fortes, ça les a changés pour le mieux et puis ça a contribué au meilleur fonctionnement de la classe.

C'était comme une année piège, je crois bien. Une année où j'avais oublié ce que j'avais déjà fait de plaisant avant. J'étais insécure, je n'étais pas bien, j'étais mal, alors j'avais repris le type du professeur autoritaire qui décide tout et ça n'a pas fonctionné. Quand j'ai recommencé à travailler, c'était comme si je n'avais jamais enseigné. C'est pour ça que, par la suite, je n'ai plus jamais interrompu mon enseignement pour une année sabbatique, parce que je me suis dit : « Je ne serai plus jamais capable de recommencer. » On perd le rythme ; il ne faut pas laisser longtemps pour perdre le rythme, perdre le tour. Dans le fond, il n'y en a jamais de problème de discipline quand tu discutes de tout avec le groupe. On s'en crée quand on ignore les enfants et ce qu'ils peuvent nous apporter ; on se crée des problèmes.


1- Les enjeux à conserver

Il faut avoir une bonne relation, une relation harmonieuse avec les enfants, car c'est important pour moi. Les relations avec les enfants, je trouve que c'est ce qu'il y a de plus important dans l'enseignement. Si tu n'as pas ça, les apprentissages ne se feront pas.

2- Le savoir d'expérience

J'avais des repères, oui. J'avais eu des classes multiples où il y avait beaucoup d'autonomie, de responsabilités de la part des enfants ; je l'avais déjà fait. Cette année-là, j'avais trop de problèmes personnels à régler et je suis arrivée rigide. J'avais déjà enseigné, ce n'étaient pas mes premières années d'enseignement ; j'avais déjà essayé plusieurs petites choses. J'avais déjà eu à régler des problèmes de cette façon-là. Dans le fond, cette année-là, c'était l'insécurité qui m'avait amenée à être plus autoritaire. C'est pour ça que je pense qu'un jeune enseignant est plus autoritaire qu'un vieux comme moi qui finit, parce qu'il y a bien des affaires que je laisse passer. Je me dis : « Ce n'est pas important. » Juste un regard fait que l'enfant va comprendre. Par exemple, avant je n'aurais jamais accepté qu'un jeune se lève de sa place pour venir porter des papiers-mouchoirs dans la poubelle lorsque j'explique ; maintenant, ça ne me dérange pas.

3- Ce que cette situation a apporté

Je crois que la situation leur a fait prendre conscience qu'ils avaient des efforts à faire, qu'ils avaient une responsabilité dans leur apprentissage. J'ai pris ce fait-là parce que je trouve que ça m'a aidée. C'est ça qui me revenait le plus ; je trouve que j'ai vraiment changé dans ma façon d'enseigner et que j'ai fait un grand pas. J'en avais déjà fait des changements, avant, mais depuis cette situation, c'est plus d'une façon continue. Je n'ai plus jamais eu ce besoin de diriger de manière autoritaire.

4- Ce que cette situation lui a appris

Que j'aie un gros ou un petit problème, je me dis : « Qu'est-ce qu'on ferait bien avec ça ? » Avec un enfant qui est difficile, qu'est-ce qu'on pourrait bien faire pour l'aider ? « Y en a-t-il qui sont prêts à faire un effort ? » Un élève va dire : « Moi, je vais me placer à côté de lui et je vais lui donner de l'aide. » Régler un problème, ce n'est pas toujours facile. Il y en a qui sont faciles à régler, mais il y en a aussi qui ne le sont pas. J'espère que ça les fait se questionner, que ça les fait cheminer humainement en tout cas.