© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : Le récit se déroule dans une école secondaire de milieu urbain. On offre à une jeune enseignante un remplacement dans une classe d'adaptation scolaire en cheminement particulier continu (CPC 2). L'enseignante a travaillé pendant cinq ans dans une école primaire de Toronto, mais elle en est à sa première expérience avec une clientèle adolescente. Ce contrat débute en février à la suite d'un congé de maternité. Les élèves ont 14 ans, 15 ans et 16 ans. Toutefois, au point de vue académique, ils sont de niveau primaire et plusieurs présentent un trouble de comportement. Les élèves n'ont aucune motivation, et pour la majorité, ils viennent à l'école car ils y sont obligés.

TITRE: UNE CLASSE À DÉCOUVRIR

Une semaine avant de commencer mon contrat, je rencontre le professeur responsable du groupe ainsi que la technicienne en éducation spécialisée (TES). Ils me présentent la liste d'élèves en me les décrivant un à un brièvement. À ce moment précis, plusieurs sentiments se bousculent dans ma tête, mais celui qui est le plus présent est la crainte de ne pas être à la hauteur. Je suis quelqu'un de déterminé et qui a du caractère, mais jusqu'où irait ma détermination et que feraient les élèves de ma force de caractère ? Croyez-moi, je l'ai su assez rapidement.

Après mon entretien avec l'enseignant responsable et la TES, le temps est venu de rencontrer ceux avec qui je m'efforcerai de travailler jusqu'au mois de juin. Mon premier contact ne fut ni amical, ni agressif ; ils m'ont tous regardée sans vraiment savoir quoi dire. D'ailleurs, j'étais moi-même peu bavarde ; je ne suis restée que quelques instants et déjà j'avais des chaleurs. Rendue à l'extérieur, ma seule réaction fut : « Ouf ! quel défi à relever ! » Il me restait au moins une semaine pour me préparer, mais me préparer avec quoi ? Tout ce que j'avais comme matériel, c'étaient des livres de mathématiques de la quatrième, cinquième et sixième années ainsi qu'un vieux livre de lecture qui datait des années 1960. Après cela, ça s'appelle débrouille-toi ; alors c'est ce que j'ai fait. Il faut préciser qu'avec une clientèle d'adaptation scolaire, l'enseignant est responsable de son groupe pour la majorité des matières, à l'exception de l'anglais, de l'éducation physique, des arts plastiques et de l'éducation manuelle et technique. J'enseignais toutes les autres matières, mais surtout le français et les mathématiques. Tout ce qu'ils aiment le plus ! Alors pour commencer, j'ai mis de côté le livre de lecture et je suis allée à la recherche de textes qui pouvaient intéresser des adolescents.

Heureusement, j'en ai trouvé quelques-uns. Pour le reste, je me suis dit que ça pouvait attendre. J'ai commencé mon contrat le jour de la Saint-Valentin. Je suis arrivée dans la classe une bonne heure avant les élèves dans le but de me familiariser avec les lieux et aussi dans le but de me calmer un peu. Lorsque j'ai déverrouillé la porte de mon local, mon cœur s'est serré ; le local dans lequel on me demandait d'enseigner était un local qui était très, très petit. Il n'y avait aucune fenêtre, donc c'était très sombre et terne. Comme ameublement, il y avait douze pupitres éparpillés un peu partout, un bureau pour le professeur et une vieille armoire en métal gris qui était toute bossée et qui ne s'ouvrait que si on cognait dessus. Comme décorations, il y avait des trous dans le mur, des morceaux de plâtre arrachés et quelques graffitis. C'était très agréable comme endroit de travail !

La cloche sonne et les élèves entrent dans le local sans même me regarder ou me dire bonjour. J'ai devant moi dix garçons et deux filles. Parmi eux, quatre élèves, dont une fille, sont dans cette classe car ils ont un trouble grave d'apprentissage. Tous les autres sont là parce qu'ils ont un trouble du comportement conjugué avec un trouble d'apprentissage ; c'est un mélange explosif. Le directeur est arrivé pour me présenter une deuxième fois et me souhaiter la bienvenue dans l'école. C'est d'ailleurs la seule personne qui m'ait jamais souhaité la bienvenue ; les autres se sont amusés à m'ignorer.

Au premier contact, j'ai eu droit à de l'indifférence. J'ai pris mon temps pour les « apprivoiser. » Au départ, je ne me fiais pas trop sur les apprentissages académiques. Je voulais les connaître et qu'ils me connaissent. Pendant presque une semaine, j'ai parlé de motoneige, de « quatre roues », de filles, de garçons et j'en passe... La première semaine a passé tant bien que mal, sans trop de malentendus. Je faisais un peu de maths et de français en prenant bien soin de continuer où chacun était rendu.

Le lundi suivant, je suis devenue un peu plus exigeante dans le travail. J'ai demandé aux élèves de faire un petit effort pour avancer, à leur propre rythme, dans leur volume de maths, sans jamais oublier de les motiver et de les encourager. Je sentais toutefois que la tension montait, mais je n'y portais pas attention. J'étais toujours aimable et je ne levais pas le ton de ma voix ; je discutais avec eux. Le lendemain matin, « Y » est entré dans la classe et dès le premier regard, je l'ai senti très agressif. C'était une période de géographie et ils avaient un travail à faire sur une carte. Il prend la feuille que je lui passe et il la déchire en petits morceaux. Au début, je fais comme si je ne le voyais pas. Par la suite, il lance ses papiers sur le plancher. La cloche sonne et je lui demande de ramasser son dégât avant de sortir. « Si tu penses », me répond-il, puis il sort. Je n'ai pas couru après lui, je savais qu'il reviendrait car il avait une autre période avec moi. Lorsqu'il revient après avoir fumé sa cigarette, je lui redemande devant les autres, et bien gentiment, de ramasser ses papiers par terre. Il me répond encore une fois par la négative et cette fois en me défiant. Alors je lui dis : « Je te laisse le choix : soit tu ramasses tes papiers et on n'en parle plus, soit tu sors et tu vas travailler au local de retenue. » Le jeune m'a regardée droit dans les yeux, a soulevé son bureau, l'a tourné à l'envers et est sorti en claquant la porte. C'est à ce moment que j'ai eu tout le monde contre moi. Ils ont commencé à me crier que je n'avais pas le droit de le sortir, que l'autre professeur ne les sortait jamais et que tout se réglait à l'intérieur de la classe. Ils m'ont dit que je ne les aimais pas et que tout ce que je voulais, c'était de les contrôler et que ça, je ne l'aurais jamais. J'ai essayé de leur expliquer que l'élève que je venais de sortir était sous l'effet de la drogue et qu'il devenait dangereux pour tout le monde ; j'ai fait ce qui devait être fait. (Par la suite, j'ai appris son histoire. C'est un garçon de quatorze ans qui boit beaucoup la fin de semaine car il est laissé à lui-même. Il consomme beaucoup et pour se procurer l'argent pour payer tout ça, il vole dans les maisons. Il y a deux semaines, il est passé en cour mineure pour viol d'une jeune fille). Le groupe a été très agressif envers moi. Les élèves me répétaient sans cesse les mêmes choses, c’est-à-dire que je n'avais pas d'affaire à sortir l'élève de la classe, car ils auraient la direction sur leur dos et ils pourraient se faire suspendre. Si cela se produisait, leurs parents ne seraient pas contents. Le côté émotif était à fleur de peau.

Quand tu arrives, tu ne sais pas tout ça. On ne m'avait rien dit à propos de ce local. Ils m'ont traitée de tous les noms, ce qu'il y a de pire, en me disant : « Tu ne vas pas nous envoyer là, l'autre professeur ne nous envoyait jamais là. On n'avait pas de troubles avec lui. On a des troubles depuis que tu es arrivée, on ne veut plus t'avoir. » Un élève me regarde dans les yeux, le plus grand, et dit : « Tu ne resteras pas plus de trois semaines, on va te faire brailler toutes les larmes de ton corps. On ne te veut pas, on ne t'aime pas. On veut que tu débarrasses. » C'est un gars de 16 ans, le leader du groupe, alors il savait très bien ce qu'il disait.

Cet événement m'a vraiment ébranlée. C'était juste avant le dîner, alors lorsque la cloche a sonné, je suis partie chez moi, et là, j'ai pleuré. Quand je suis arrivée, mon copain était présent pour ramasser les morceaux. Il m'a dit : « Retourne en classe, montre-leur que tu es plus intelligente qu'eux, que tu as du bagage derrière toi. C'est toi qui mènes, c'est impossible qu'une gang de jeunes comme ça t'ait à l'usure. Tu n'as jamais baissé les bras devant rien et ce n'est pas aujourd'hui que tu vas commencer. » Je lui ai répondu que je ne pouvais pas seulement aller travailler pour gagner de l'argent, je devais aimer ce que je faisais. Je m'étais ressaisie un peu et mon côté positif était remonté à la surface. Je me disais : « Ils ne m'auront jamais. C'est ma première année avec cette clientèle, je vais réussir, je le sais. » J'étais même un peu agressive. Je retourne en classe l'après-midi et je mets les choses au clair, j'étais très directe.

On arrive à deux heures, car on va dîner de midi et demi à deux heures. Déjà, dans l'après-midi, il y en a qui ont pris un petit verre de bière. Ils arrivent blasés et ils ne me regardent pas. Ils se pendent après la porte, ils se balancent, il y a des grands bouts de métal au-dessus de la porte et tout est en train de tomber. Il faut dire que dès la première semaine, ils se sont amusés à enlaidir leur local. Toutefois, ils faisaient surtout cela lorsqu'ils étaient avec un autre professeur (anglais). Donc, ils entrent et s'assoient. Ils ne me regardent pas, moi non plus je ne les regarde pas ; je préparais mes affaires. Ils jasent un peu ou ils font des niaiseries. J'ai attendu avant de parler, un bon cinq minutes. Il y en a un qui me dit : « Tu es encore ici ? » J'ai répondu : « Oui, moi je suis ici jusqu'au mois de juin. Ceux qui veulent continuer avec moi, on continuera. Je pense que d'envoyer quelqu'un au local ce matin, ça n'a peut-être pas été correct de ma part et je m'en rends compte maintenant, mais je ne le savais pas. Personne ne m'avait mise au courant. Je l'avoue, je ne connais pas encore tous les règlements, mais je crois que si on veut continuer ensemble, il faudra recommencer à neuf et faire nos règlements ensemble. » J'avais décidé de réunir le groupe pour un conseil de coopération, mais un conseil de coopération où je menais la discussion. Ce principe a pour but principal de régler des conflits ou de mettre sur table des problèmes urgents qu'on veut régler.

À mon grand étonnement, tout s'est très bien déroulé. Nous avions disposé les chaises en forme de cercle afin que chacun puisse se voir. Moi aussi, j'étais parmi eux ; le contact a été différent. Ils n'ont pas été arrogants, mais plutôt respectueux et attentifs. Pour la première fois, peut-être, ils se sentaient concernés et impliqués. Ils m'ont exprimé clairement ce qu'ils n'aimaient pas des profs en général, ce qu'ils ne voulaient pas et ce qu'ils aimeraient comme fonctionnement dans la classe. Cela a été bien clair : ils ne voulaient pas aller au local d'étude, car après trois présences, ils sont suspendus à la maison. Pour certains, cela veut dire une bonne raclée par leurs parents. Nous nous sommes donc entendus ; oublions le local et réglons nos problèmes à l'interne. C'était un bon pas de fait en ma faveur. « Il faut par exemple qu'on se prenne en main, qu'on se donne des règlements, parce que moi, je ne peux pas mener une classe de cette façon. Ce n'est pas vivable. » On s'est fait un cadre de vie, on s'est donné des règlements, ce que je n'avais pas fait au début. J'ai fait un contrat avec eux. La discussion a duré une bonne heure de façon intensive. Lorsque la cloche a sonné, pour la première fois, ils m'ont dit bonjour et à demain. Je ne les avais pas pour la dernière période et cela tombait bien, car cela a permis à chacun de prendre un certain recul face à tout cela.

Cette journée-là, j'ai quitté l'école avec le sentiment que j'avais accompli quelque chose, que j'avais fait un pas en avant. Je savais que la marche serait très haute, mais j'étais convaincue qu'avec de la patience, je réussirais à les rejoindre. Je ne peux pas dire que le changement a été instantané, mais au moins notre relation avait progressé légèrement. Tout ce temps-là, je n'ai eu l'appui ou l'aide de personne. La TES me dit : « Fais ton possible. Si tu as des problèmes avec untel, envoie-le moi, il passera la période dans mon local. » On ne peut pas dire que ce soit une méthode très efficace. Je crois que le travail d'équipe aurait apporté beaucoup au groupe, mais cette école connaissait très peu le partage d'idées et l'entraide.

Le lendemain, nous sommes revenus brièvement sur notre discussion ; je voulais fermer la boucle. Par la suite, je leur ai dit que tout ce que je voulais, c'était qu'ils réussissent à faire quelque chose de bien. Je voulais les motiver et les encourager, leur prouver qu'ils n'étaient pas « des bons à rien », mais qu'ils avaient du potentiel pour réussir. Je leur ai dit : « Vous êtes dans ce groupe car vous n'avez pas encore passé votre sixième année. Est-ce qu'il y en a parmi vous qui seraient intéressés à passer leur sixième année ? » Tout le monde a levé la main. J'ai repris ma question : « Qui est vraiment intéressé à passer sa sixième année ? » À ce moment, il y en a quatre qui ont levé la main, dont le leader négatif. J'espérais qu'il lèverait la main, car je savais que s'il le voulait, il pouvait réussir. Je savais aussi qu'il fallait que je le mette « de mon bord » pour qu'il devienne un leader positif (c'est celui qui m'avait dit que je ne serais là que pour trois semaines). Pour les motiver un peu, je les ai placés devant la réalité : je leur ai dressé le portrait de ce que pourrait avoir l'air leur avenir s'ils ne se prenaient pas en main tout de suite. On a eu une excellente discussion sur ce sujet. Elle a duré presque tout l'après-midi et fut très riche pour la plupart d'entre eux. Ils étaient sérieux et très respectueux entre eux. Il y avait une élève qui était très grosse, elle affichait un air désinvolte par rapport à son poids. Elle permettait toujours que les autres rient d'elle sans jamais se fâcher. Elle criait, riait et sautait sur les garçons pour les taquiner. Cette fois-là, elle l'a dit à haute voix que cela la blessait et qu'elle ne ferait jamais rien dans la vie, car elle était trop grosse. Un garçon est venu pour la taquiner, mais immédiatement les autres l'en ont empêché. Ces jeunes ont un cœur pour aimer, il faut juste leur laisser la chance de le faire. En réalité, ils s'aimaient sans se le dire, car ils se ressemblaient d'une certaine façon : ils vivaient tous ou presque une situation conflictuelle à la maison (1).

Quand j'ai parlé de la sixième année et que j'étais prête à les aider pour les faire passer, j'ai eu mon leader. Je ne m'étais rien préparé à l'avance, je m'étais juste dit : « Il faut que je les convainque que je peux les aider, que je ne suis pas là pour les écœurer. » Je n'avais pas eu la chance de leur dire avant ; j'avais essayé d'établir le contact, mais il n'était pas établi. Je pense que ça prenait un événement comme cela. Puis, on a même ri. Ils m'ont fait rire et je suis partie l'après-midi le cœur plus léger. J'ai dit, avant que la cloche sonne car je guettais l'heure : « Vous vous sentez comment là ? » Ils ont répondu : « Un peu mieux. » J'ai repris : « Un peu mieux... Pourquoi ? » Ils ne se sont jamais excusés, ils n'ont jamais dit qu'ils étaient contents que je sois là malgré tout. Ce n'est pas dans leur langage, mais ils disent « un peu mieux. » Je leur ai aussi demandé : « Pensez-vous qu'on sera capables de faire un bout de chemin ensemble ? » Ils m'ont dit : « On verra. » Ce qui voulait dire : « Fais tes preuves et on verra. » J'ai trouvé cela honnête de leur part. Ils prenaient le temps de me connaître et c'est ce dont j'avais besoin. Ils n'étaient pas convaincus en un après-midi, mais j'ai dit : « Vous aussi vous avez des preuves à faire, il n'y a pas juste moi. Moi, ma scolarité, je l'ai faite, je suis ici pour vous rendre service, vous n'avez pas de test à me faire passer. On ne jouera pas à ça, si vous voulez jouer à ça, moi je ne joue pas. » Ils sont partis, puis il y en a quelques-uns qui m'ont dit : « Bonjour ! » « O.K. Salut, à demain ! »

J'avais un autre petit pas de fait. J'étais plus heureuse, mais toujours inquiète. Je dois dire que ça m'a pris un mois à me sentir plus à l'aise dans mon milieu de travail. À toutes les fois que je déverrouillais ma porte de classe, le matin, l'après-midi, je ne savais pas à quoi m'attendre, j'avais toujours un pincement au cœur. À tous les jours pendant un mois, je me demandais : « Qu'est-ce qu'ils vont faire aujourd'hui ? »

Le lendemain, on avait un cours de formation personnelle et sociale (FPS) où il était question des relations interpersonnelles, alors ça tombait bien. J'ai fait un rappel : « Est-ce qu'il y en a qui peuvent me dire sur quoi on s'est laissés hier ? » « Bien on était assis en cercle. On a parlé qu'on n'avait peut-être pas été corrects le matin. » « Non, on n'a pas parlé de ça. Vous ne m'avez jamais dit que vous n'aviez pas été corrects. On s'était parlé que peut-être on avait des règlements à se donner. » « Ah oui ! » On les avait écrits en gros, les règlements. J'avais demandé à une fille de me les écrire en gros sur un carton de couleur (première vraie décoration). Elle était restée après l'école pour le faire. Il y en a un qui a dit : « Tu es venue fouiller dans nos vies. » J'ai répondu : « Je ne suis pas allée fouiller, je vous ai parlé comme ça. » Alors, le cours de FPS passe, on a recommencé à en parler parce que le cours était basé là-dessus. Toutefois, après la pause de dix minutes, j'avais décidé que la discussion s'arrêterait là pour l'instant, car je croyais qu'il serait bon de prendre un certain recul. Je ne voulais pas non plus que les jeunes pensent que je voulais faire ça pour perdre du temps, ou qu'ils s'imaginent qu'on ne ferait rien. « On en rediscutera dans quelques jours pour voir s'il y a des choses qui ont changé ou qui se sont légèrement améliorées. De toute façon, si vous voulez passer votre sixième année, on a du pain sur la planche pour se préparer aux examens de fin d'année. »

Les périodes de travail étaient de plus en plus sérieuses et chacun avait adopté un espace de travail. Ils me demandaient parfois s'ils pouvaient travailler en équipes. Je leur ai dit de me donner la preuve qu'ils pouvaient bien travailler seuls et que, par la suite, ils pourraient travailler en équipes. Il fallait y aller progressivement. De plus en plus, il y avait une confiance qui s'était établie entre les élèves et moi. On était dans le milieu de la semaine et c'était une période de français. J'avais préparé une activité, un jeu avec des mots, je leur dis : « Êtes-vous prêts à participer à ça ou bien si ça ne vous intéresse pas ? Si ça ne vous intéresse pas, on ne la fera pas. » Ils répondent : « Oui, oui, on va essayer voir. » Ils arrivaient d'un cours d'éducation physique, alors ils étaient énervés un peu. J'ai fait cette activité-là et c'était la première fois que vraiment on avait un bon contact, côté académique. On avait eu vraiment du plaisir : ils allaient au tableau, j'étais assise avec eux autres, tous participaient. Ça a été super.

Le lendemain, j'arrive, c'était différent. Ils utilisaient la même stratégie qu'au début : ils ne parlent pas, ils ne me regardent presque pas. Mais là, ça ne me dérangeait plus, car je savais que c'était un genre qu'ils se donnaient. Ils voulaient attirer mon attention, mais je n'en faisais pas de cas. J'avais décidé qu'il y avait des comportements que j'ignorerais. La seule question que je me posais était : « Aujourd'hui est-ce que je ferai un pas vers l'avant ou si je perdrai toute l'avance que j'ai gagnée ? » Mais j'étais rarement déçue, car je suis toujours allée de l'avant. Le moindre petit succès m'emballait et je sais que je leur communiquais mon enthousiasme ; c'était beaucoup plus motivant pour eux. Dans les journées qui ont suivi, il y a eu d'autres « prises de bec ». J'avais décidé que je laissais passer certaines choses, des choses qui me semblaient anodines et répétitives.

Tout allait tellement bien que je crois qu'ils se sont fatigués de ne plus se faire disputer. Alors ils ont essayé de me faire fâcher en commençant à mâcher de la gomme. Pas une petite gomme discrète, mais ce qu'il y avait de plus gros en fait de gomme balloune. Pendant deux jours, ils sont arrivés avec cela en me la montrant, en faisant de grosses ballounes ; je ne disais rien et ne faisais absolument rien. Le vendredi après-midi, j'avais décidé de les surprendre : je leur ai demandé une grosse gomme au raisin et là, ensemble, nous nous sommes mis à faire des ballounes. Ils ont été surpris, épatés que je puisse me mettre à leur niveau comme cela, pour m'amuser avec eux. Je ne suis pas certaine que la direction aurait été en ma faveur, mais je ne m'en souciais guère. Je devais gagner le cœur de mes élèves.

Après cela, il n'y a plus eu de grosses gommes collées au visage, seulement une classe un peu plus épanouie. Le lundi suivant, on a repris le travail et tout se déroulait relativement bien. Ils n'étaient pas des anges, ils avaient toujours leur trouble de comportement et leur paresse au travail, mais, au moins, il y avait un lien qui s'était créé et à mon grand étonnement, je commençais sincèrement à m'attacher à mon groupe. Pas longtemps après ça, j'avais encore un peu de misère à motiver un élève qui était trop paresseux et très gâté à la maison. J'ai commencé à l'appeler : « Voyons mon beau M., qu'est-ce qui se passe ce matin ? » Il se trouvait très beau et sa mère lui disait qu'il était très beau aussi. Alors, il a commencé à m'apprécier ; il n'a jamais rien voulu savoir de l'école à vrai dire, mais au moins il ne m'envoyait pas promener. Le lien était créé. Il y en avait plusieurs qui travaillaient, d'autres qui ne travaillaient pas. Je leur donnais souvent des périodes de discussion, ils jasaient ensemble, mais ça avançait bien. Je leur ai donné un projet en géographie : faire une carte. Ils se sont bien engagés dans ce projet. Ils travaillaient en équipes de deux et tout s'est bien déroulé ; le résultat a même été surprenant.

Après un mois et demi, j'ai réussi à avoir leur confiance. Souvent, la direction venait me voir et me disait : « Un de tes élèves a fait ci. » Je lui disais : « Laissez-moi ça, je vais m'organiser. » J'avais réussi à avoir leur confiance, ce qui était très important. C'est sûr que j'aurais pu aller en chercher encore un peu plus du côté académique, mais si eux ne voulaient pas, je ne pouvais pas vouloir à leur place. Ils avaient un bout de chemin à faire. En classe, ça allait bien, ils avaient même arrêté de démolir, il n'y avait plus rien à démolir, mais ils avaient tout de même arrêté. Ils ne me jouaient plus dans le dos, non plus. Lorsqu'il y avait des discussions l'après-midi, j'en faisais une le vendredi quand ils avaient bien travaillé, c'était une période libre. Quelques-uns venaient s'asseoir avec moi pour jaser : « Viens ici, on a quelque chose à te dire. » Ils m'impliquaient dans leurs discussions, dans leur vie. Ils me trouvaient drôle et ils voulaient que je leur parle de moi et de mes expériences de jeunesse. Ils me posaient des questions... Je trouvais que j'avais une belle relation, je suis venue à les aimer beaucoup. Je suis très sincère quand je dis cela. Même que la dernière journée, c'était un examen d'anglais et ce n'était pas moi qui les surveillais. J'ai eu bien de la peine de ça et je suis allée les voir : « Ce n'est pas moi qui surveille votre dernier examen, mais avant de partir, venez me voir, venez me dire bonjour. » Ils sont tous venus à la porte me dire bonjour.

Pour la fin d'année, au mois de juin, avant les examens, on a fait notre sortie au Village des Sports. Nous nous étions organisés avec deux autres personnes pour le transport. Quand j'ai voulu savoir qui embarquerait dans ma voiture, quelle ne fut pas ma surprise de voir les quatre élèves qui m'avaient donné le plus de problèmes ; ils tenaient beaucoup à être dans ma voiture. Ça m'a prouvé que j'avais réussi ma tâche, celle de toucher le cœur de ces êtres si durs d'apparence. Durant cette journée, nous avons eu un énorme plaisir et ils ont agi comme des gens civilisés. Durant cette demi-année, je suis passée par toutes sortes de sentiments, mais celui qui me marque le plus, c'est la fierté d'avoir gagné. Je n'ai pas gagné un concours, mais j'ai gagné le cœur de mes élèves. Je leur ai montré qu'ils étaient des gens bien, et que s'ils voulaient que les autres autour les voient ainsi, il fallait qu'ils commencent à semer les graines de paix avec la société. Ces élèves resteront gravés dans ma mémoire longtemps et sans être prétentieuse, je crois qu'eux aussi se souviendront de leur enseignante (2).


1- Elle décrit cette clientèle particulière avec beaucoup d'empathie

Ils ont tous été mis à part dès leur jeune âge, dès leur primaire. Ils disaient : « On nous a botté le derrière toute notre vie. » J'avais l'appui de seulement deux parents ; les autres, ils n'étaient même pas à la maison. Alors, comment les jeunes pouvaient gérer leurs apprentissages, leur vie sociale, la drogue, l'alcool, tout ça ? C'était bien trop pour eux. Je pense que ça leur prenait une personne qui venait leur dire qu'ils étaient bons, qu'ils étaient beaux, qu'ils étaient tout ça. Ces élèves-là ne sont pas tellement bien accueillis dans le cadre de l'école ; ils n'ont pas de chums, ils n'ont pas d'activités, ils ne font pas partie du théâtre. Ils sont isolés dans un local et ils ne voient jamais personne. J'avais développé de l'intérêt pour eux dans un sens, parce que ce sont des enfants qui n'ont pas eu de chance dans la vie. Ils sont là, tout le monde leur tape sur la tête à tous moments. Je les ai peut-être pris en pitié un peu, mais ils sont venus me chercher.

Il y en avait un là-dedans qui avait arrêté de fumer. Je lui achetais des petits bonbons et je lui disais : « Tu deviens agressif, je viens d'acheter des Life Savers, prends-en un. » C'est un exemple des petits gestes que je faisais pour eux. Ils en sont venus à m'apprécier parce que je me suis occupée d'eux, je leur ai donné de l'attention, je les ai mis sous mon aile. Je m'occupais d'eux, je m'occupais de leur bien-être. Un autre n'avait pas d'argent : « Mon père ne m'en a pas donné d'argent à matin, peux-tu m'en passer ? » Je passais deux piastres : « Je le veux demain, ou à la fin de la semaine. Quand ton père aura son chèque, tu viendras me le porter. » Il me l'a toujours remis.

2- Elle raconte ce que cette expérience lui a apporté

Ça a été une expérience que je garde parce qu'elle m'a fait avancer beaucoup. Quand j'y repense, j'ai toujours un petit pincement parce que je me dis : « Ça n'a pas de bon sens d'avoir vécu là-dedans. » Ça a été le meilleur stage de tout mon enseignement. Il n'y a plus rien qui me fait peur, je rentre n'importe où maintenant. Le seul compliment que j'ai eu durant toute cette période, c'est que les élèves étaient moins agressifs, on ne les « sentait » plus dans l'école. J'ai travaillé très fort pour avoir ce que j'ai récolté. Vraiment, je n'en ai pas dormi des nuits et j'ai maigri. C'était devenu ma préoccupation, car j'avais toujours peur de perdre ce que j'avais acquis. Je dois admettre que j'ai été bien fière de moi, bien fière parce que je me suis aperçue que j'avais un très bon caractère et que j'étais patiente. Cela a eu un très gros impact sur ma carrière, sur la confiance que j'avais en moi et j'ai vu que j'étais capable de réussir. J'ai pris beaucoup d'assurance, puis toute ma conception de l'enseignement a changé. Mon approche avec les jeunes a changé, ma relation avec mes jeunes a bien, bien gros évolué. C'est intérieur, je pense, ce que je dégage. C'est ma façon de parler avec mes jeunes (je parle de choses qui se passent autour d'eux) qui les touchent. Ce n'est pas grave si je prends une période pour parler, car on a un bel échange d'idées. Sans être prétentieuse, je pense que je suis bonne dans ce que je fais. Ça m'a donné de l'assurance et le métier d'enseignante, je sais que c'est pour moi. Ça m'a montré que j'aimais les jeunes, pas seulement les enfants, et que malgré leur caractère pas toujours facile, j'aimais bien les adolescents aussi. Quand je rencontre des ados, je ne les vois plus de la même façon. Ça m'a ouvert beaucoup l'esprit là-dessus. Avant, les ados me fatiguaient car je ne les connaissais pas. Dans le fond, ils veulent juste impressionner et être aimés.