© Desgagné, S. et Gervais, F. (2000).

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Préambule : L'enseignant nous relate un cas qui a marqué sa carrière. La situation s'est passée il y a une vingtaine d'années. « Ça fait 20 ans. Je ne les ai pas oubliés. Et à partir de ce cas, je n'ai jamais évalué mes élèves sur leur allure ou sur une première impression. Quand je rencontre mes élèves maintenant, je prends la peine de les connaître (2). Il y en a qui ont les cheveux rouges, ils sont farfelus, mais ils sont extraordinaires. Je ne m'occupe plus de l'apparence. J'ai choisi ce récit pour montrer que c'était moi qui devais changer le plus. C'était à moi d'aller les chercher, ce n'était pas à eux autres de venir me chercher. Le prof c'était moi, et moi je m'attendais qu'eux autres viendraient me chercher ; moi je ne bougeais plus. »

TITRE: TU NOUS AIMES PAS

En 1978, on m'a offert un poste dans une école secondaire en région où je devais donner le cours de dessin de service. Je rencontre le directeur adjoint qui me dit : « Bon, tu as trois groupes « Option de dessin technique d'architecture et de structure », quatrième et cinquième secondaire, un groupe de « Professionnel long » de quatrième secondaire de dessin de service et un groupe de « Professionnel court », de troisième secondaire. Ce groupe-là est un peu spécial : 22 jeunes qui viennent de mécanique et de menuiserie. Tu vas leur enseigner un cours de dessin de service. Ce groupe est dur, mais tu devrais bien t'en sortir (1). » J'accepte le poste ; il me présente les jeunes, tous des gars. Les premiers groupes semblent agréables, mais ce groupe de troisième secondaire, les premières fois que je le rencontre, ce n'est pas la grande chaleur. Je trouvais que la clientèle n'était pas agréable : ils avaient les cheveux longs, des petits bums, mal habillés, les mains sales. C'était la première fois que j'enseignais à des élèves aussi jeunes. Ils ne semblaient pas intéressés plus qu'il fallait au cours ; c'est ce qu'on m'avait dit et c'est ce qui se passait. Lorsqu'ils entraient au cours de dessin technique, ils sortaient de leur cours de mécanique ou de menuiserie ; ils ne s'étaient pas lavés les mains avant de quitter les ateliers. De plus, ça mâchait de la gomme, ça sacrait, et ils bourrassaient pour tout et pour rien... Quelques-uns avaient 17 ans, mais la majorité des élèves étaient âgés de 14 ou 15 ans. Ceux qui avaient traîné longtemps au primaire étaient les leader s.

Les premières journées, ce n'était pas de l'enseignement du dessin ; tout ce que je faisais, c'est de tenter de faire régner l'ordre. Toutes les fois que je me retournais vers la classe, je voyais une constellation de gommes à effacer qui venaient vers le tableau. Je n'étais pas capable de savoir qui c'était, tout le monde tirait son efface en même temps ; je ne m'attendais pas à ça. Moi je me disais qu'on s'en sortirait quand même assez bien, bientôt. J'ai été naïf, naïf. On ne m'avait pas dit toute la vérité et j'ai eu l'impression d'être piégé. Je n'avais jamais été mis en face de groupes qui allaient aussi mal. C'était l'enfer à un tel point que la première journée, j'en ai pleuré ; j'étais agressif, je les haïssais.

Le lendemain matin, j'ai appelé vers 7 heures mon directeur adjoint : « Monsieur, je n'y vais pas. C'est fini. » À l'idée de vivre avec eux, je ne voyais rien que l'enfer. Les autres groupes, ça avait de l'allure. Déjà ce n'était pas près de chez moi : je me tapais 60-70 km, car je partais de la rive sud. M'en aller travailler là-bas pour avoir une tâche pleine, ça va, mais avoir un groupe qui me donnerait de la misère comme si j'avais deux emplois, je n'étais pas intéressé. Le directeur adjoint me dit : « Reviens, ce matin on va rencontrer les étudiants de ce groupe ensemble. » C'était lui qui avait ces élèves-là avant. Il leur a fait tout un sermon, il leur a dit : « Si lui s'en va, c'est moi qui reprend la classe et puis vous savez comment je peux fonctionner. »

Je me suis dit : « Ça va bien aller maintenant, je crois qu'ils ont compris. » Les journées passaient plus ou moins bien. En tout cas, c'était un peu plus calme, sauf que ce n'était pas la bonne entente. Lorsque je rencontrais ces élèves-là, je n'étais pas intéressé ; j'essayais de les faire travailler, mais ce n'était pas facile. Ils m'arrivaient généralement malpropres : le sarrau de travail plein de graisse. Toutes les raisons étaient bonnes pour ne pas travailler, pour ne pas faire leurs dessins, ils me remettaient des feuilles sales... Je les rencontrais quatre fois par semaine. Eux, ce qui les intéressait, c'était la mécanique, la menuiserie, pas le dessin technique. C'était un cours complémentaire à leur formation et pour eux, ce n'était pas essentiel. Il y a aussi le fait que je ne les aimais pas. J'essaie tant bien que mal de les convaincre : « Quand tu travailles en menuiserie, tu donnes des coups de scie droits, tu fais des belles choses. Ou quand tu fais des ajustements sur un carburateur en mécanique, tu es capable de faire des choses fines. Vous pouvez le faire tout aussi bien en dessin technique. » Il y en a qui ont le goût d'aller plus loin, mais pour la moitié de la classe, il s'agit de leader s. Ils ont le gros bout du bâton et ils mènent la classe. Ça dure plusieurs semaines et je ne vois pas le bout ; plus j'y vais, plus je suis démotivé.

Il n'y a rien qu'ils n'ont pas fait. Ils ont même fait circuler une espèce de contenant à savon de 4 litres dans la classe, du détergent pour nettoyer les tables à dessin ; ils ont tous uriné dedans et je ne m'en suis jamais rendu compte. Les groupes suivants devaient nettoyer leur table... Une période que j'ai perdue à relaver les tables à dessin, à aérer la classe, et nous avons dû changer de local ; l’odeur était insupportable dans la classe, il fallait désinfecter. Ces comportements sabotaient aussi mes autres cours. Si je sortais de la classe deux minutes, ils essayaient l'aiguise-crayons électrique ; j'arrivais dans la classe puis ils avaient tous des petits bouts de crayons. Les effaces étaient en morceaux. Je venais en diable parce que, finalement, ils sabotaient en même temps les autres cours qui suivaient dans les groupes où ça allait bien. Ils me brisaient des câbles des tables à dessin et j'avais 4-5 tables où on avait sectionné les câbles des barres parallèles ; alors je passais une soirée complète à l'école à les réparer. Je prenais des mesures disciplinaires : j'en sortais de la classe, je donnais des copies, certains étaient suspendus à la maison par la direction. Sur une période de 45 minutes, je pouvais passer 30 minutes à faire de la discipline puis 15 minutes d’enseignement de dessin ; ce n'était pas de l'enseignement que je faisais, c'était de la discipline.

Il y a un moment où j'ai atteint le fond. Une journée, je leur donne le travail ; c'est sommaire comme travail. J'étais en diable, ils m'avaient salopé ce travail, un examen. Ce n'était pas compliqué ce que je leur avais donné, compte tenu du temps qu'on avait passé ensemble et de ce qu'ils étaient capables de faire. Mais vraiment, ils n'étaient pas intéressés, ils n'ont pas chiffonné leur feuille, mais c'est tout juste. C'était un examen, donc je ne devais pas leur donner de l’information. Après l'échéance de 2-3 cours, je m'aperçois qu'ils n'ont pas fait ce qu'il fallait faire. C'était un examen que j'avais préparé spécialement pour eux, car je savais qu'ils avaient des difficultés, puis là ils ne me le rendent pas. Même dans les travaux habituels qu'ils me remettent, ils font des choses mieux que ça ; on voit qu'ils n'ont même pas pris la peine de vouloir faire l'examen.

Le cours suivant, je les engueule comme du poisson pourri ; c'était prémédité. Ce matin-là, on est en novembre, je décide que non ça ne marche plus, que ça ne peut pas marcher comme ça. « J’ai des objectifs à rencontrer, vous devez être en mesure de faire de la lecture de plans puis d’exécuter des projections orthogonales, vous n'en êtes pas capables. Ça vous prend ça, c’est la base. Je ne peux pas passer encore deux mois à vous montrer ça. Je m'aperçois que vous êtes capables d'en faire, mais que vous ne le voulez pas ; je ne sais pas ce qu'on va faire. On viraille et ça ne marche plus notre affaire. » J’étais fâché. Je n'ai pas pensé à ce que j'allais dire, mais je voulais régler les problèmes... Ils m'écoutent, ils ne disent pas un mot ; il y en a qui sourient. Il y en a un là-dedans, il ne parle jamais ou presque jamais. Il est tranquille, ce n'est pas un leader ; il fait ce qu'il a à faire, il le fait plus ou moins bien, mais il ne fait pas partie du groupe de leaders et il n'est pas de mon côté non plus. Il est difficile à saisir ; un petit bonhomme plein de gros bon sens qui est capable de saisir la situation. Je le trouvais spécial, parce qu'il ne se mêlait pas plus qu'il fallait, mais il se rangeait du côté du groupe. Il est le deuxième en avant, je me le rappelle : il crayonne, il ne m'écoute pas. Tout au cours de mon intervention qui dure une dizaine de minutes, il ne dit pas un mot. À un certain moment, il se lève la tête et dit : « Sais-tu c'est quoi ton problème toi ? Tu nous aimes pas. » Là, je venais de me faire planter ! Je reste béat, plus capable de parler, je n'ai plus de mots à dire. Je dégringole de mes souliers. Je dis : « Tu as peut-être raison. » Les autres étaient tous surpris. J'ai l'impression que tout le monde ressentait ça. Je me suis dit : ils me font damner « toute la gang » parce qu'ils savent que je ne les aime pas et ils l'ont perçu.

J'étais imbu de moi-même : je suis un enseignant qui connaît tout en dessin technique, un professionnel du métier. Pour moi, c'est une bande de petits délinquants. Eux, ils l'ont perçu bien avant moi. Je suis descendu de mon piédestal et j'ai pris une moyenne débarque ! Je venais de réaliser qu'ils avaient raison ; j'avais été pourri dans mon enseignement depuis deux mois, peut-être. Je n'avais jamais fait ce qu'il fallait pour les embarquer. Quand ils me demandaient une chose, je disais : « Non, non, non. Ça ne fait pas partie du programme ! » Je voulais les changer eux avant de me changer moi-même. Le problème c'est que je faisais toujours des interventions sur eux ; je n'ai pas pris la peine de vouloir les connaître à la suite des premières journées. Je les ai placés dans un tiroir : « C'est de la scrap. » Je me trouvais odieux, j'avais honte de moi. L'élève m'a présenté un miroir et m'a dit : « Regarde ; le pas bon, c'est toi. »

Je me camouflais ça depuis deux mois ; c'est moi qui étais l'incompétent, ce n'était pas eux les coupables. Je ne les détestais pas de façon individuelle, je ne les aimais tout simplement pas. Ensemble, ils avaient une force d'une puissance épouvantable. Je les vois me regarder tous : il n'y a pas de sourires, mais dans leur visage, je lis une espèce de consentement. Je leur dis : « Oui, ça se peut. On va continuer le cours puis je vous promets une chose. Le prochain cours, il y a des choses qui vont changer. » J'ai continué mon travail, mais j'ai senti une certaine satisfaction dans la classe. Ils se sont tous déchargés d'un boulet, ça leur a fait du bien de dire : « C'est toi le problème. » Maintenant, c'est moi qui portais le boulet.

Toute la journée j'ai ruminé : qu'est-ce que je vais faire ? Je suis retourné chez moi... À la maison, je n'en ai pas parlé ; je n'étais pas fier de moi. Le soir, je n'ai pas eu besoin de faire un gros examen de conscience ! Je me suis dit : « Ouais ! lui, il m'a perçu correctement. » Je n'en ai pas dormi de la nuit. Qu'est-ce que j'allais faire ? J'essayais de mettre des stratégies en place. Le lendemain, je les rencontrais dans la période de l'après-midi, je me suis dit : « Il faut que l'on vide notre sac. » Dans la nuit, j'ai repassé tout ce qui n'allait pas : les concepts de dessin, comment ils m'arrivaient dans la classe, tout crottés, les mains sales, tous les irritants qui m'empêchaient de faire un bon travail. Le lendemain matin, la première chose que j'ai faite, je suis arrivé plus tôt et je suis allé voir les profs d'ateliers ; nous nous sommes organisés ensemble : « Voilà mon horaire, le groupe de professionnel court, à l'avenir, tu les fais finir cinq minutes avant le temps, j'ai un lavabo dans mon atelier, j'ai acheté du savon, ils devront se laver les mains avant d'entrer dans mon local ; ils devront aussi enlever leur sarrau de travail. Lorsqu'ils quittent les ateliers, ils se sont salis, ils ne peuvent rendre un travail de qualité en dessin technique. »

Finalement, ils étaient dans un contexte où ils ne pouvaient jamais s'en sortir ; je commençais à enlever les irritants. Le lendemain après-midi, j'ai enlevé les irritants avec mes élèves en menuiserie : je suis allé voir leurs profs et je leur ai demandé ce qu'il leur restait à voir, ce qu'ils verraient qui leur serait utile en termes de lectures de plans, qui serait relié à leurs métiers et qui leur permettrait de performer. Il y en a qui ne sont pas bons en dessin, j'ai décidé de leur faire construire des maquettes au lieu de faire des plans de pièces de mécanique ou de menuiserie.

Il faut dire que dans ce groupe-là, il y en a un qui s'est fait renvoyer. « On ne fera jamais rien avec lui, c'est une pomme complètement pourrie. » J’avais dit ça au directeur. Ce n'était pas un leader , c'était le couillon du groupe ; il faisait tout en catimini. J'ai dit : « Quand lui disparaîtra, je suis certain que ça va bien aller. » Moi j'ai changé, mais aussi, le fait qu'il ne soit pas là... Il avait jacassé durant mon intervention : « On sait bien, c'est des paroles en l'air. » Il a toujours été négatif, c'est peut-être le seul qui a été négatif. À la suite de cette journée-là, je suis allé voir le directeur adjoint : « Tu le sors et je ne veux plus le voir. Je pense que j'ai eu de la misère , mais regarde bien d'ici la fin de l'année. Je pense que j'ai la gang de mon bord. »

Je suis parti avec de nouveaux outils et j'ai rencontré les élèves durant l'après-midi. La première chose que je leur ai dite : « Maudit que je vous haïssais, vous aviez vu juste hier. Je ne vous aimais pas, mais je vais tout faire pour que ça change. » Je leur ai donné mes nouvelles consignes ; ils étaient tous sérieux, ils ne disaient pas un mot, ils savaient qu'on crevait l'abcès. « On reprend à zéro. Je suis allé voir les enseignants de menuiserie, de mécanique, je leur ai dit ce qui s'est passé. Je suis en mesure de vous donner une meilleure qualité d'enseignement et ça va être plus agréable pour vous autres. Maintenant, moi je suis prêt à changer. Est-ce qu'il y a des choses que vous aimeriez qu'on installe dans la classe afin de rendre le cours plus agréable ? » Chacun émettait son opinion. Dans mes démarches, il fallait que je les convainque que c'était nécessaire ; je ne voulais plus qu'ils rentrent dans le cours de dessin en disant : « C'est encore un maudit cours de dessin. » Je voulais qu'ils rentrent avec le sourire, au moins le goût de venir essayer. C'est ça que je leur ai dit : « On remet des projets spéciaux. J'ai repéré qu'il y en a qui n'ont pas vraiment des habiletés à dessiner, pour ceux-là on va construire des maquettes. » J'en avais 3 ou 4 vraiment qui n'étaient pas habiles ; je leur ai trouvé, avec les enseignants de mécanique, un moteur de voiture Renault. Il y avait une exposition à la fin de l'année et ils devaient exposer les pièces de mécanique du moteur et démontrer leur fonctionnement.

Alors pour exposer comment fonctionne un moteur, ils ont coupé le moteur à la moitié en hauteur et en largeur afin d'avoir la possibilité d'en voir l'intérieur. À l'aide d'une manivelle, on pouvait percevoir le déplacement des pistons et des soupapes à l'intérieur. Ils venaient même sur l'heure du dîner pour travailler sur ce projet ; pendant ce temps, ils ne brisaient nulle part ailleurs dans l'école. Pendant toute l'année, ils sont venus, sur l'heure du dîner, faire leur maquette. Je les ai branchés sur un projet noté et ils ont embarqué dedans à 100 milles à l'heure ; ça les intéressait. Puis, à la fin de l'année, ils présentaient leurs projets, qui rencontraient quand même les objectifs du programme.

Lors de cette même journée-là, ils m'ont demandé de travailler avec de la musique ; c'était raisonnable. J'étais prêt à concéder bien des choses pour amener de l'harmonie dans ma classe (2). J'étais prêt pour la musique, mais encore fallait-il s'entendre sur le type de musique. À l'époque c'était le groupe « Styx. » Il fallait trouver un juste milieu et puis nommer un responsable de la musique ; ça s'improvise au fur et à mesure. Je suis prêt à faire des changements. J'ai dit : « Il y a un problème, ça va me prendre quelques jours pour avoir un système de son. » Ils me répondent : « Pas de problème, au prochain cours, il va être là. » Je ne savais pas ce qu'ils allaient m'amener dans la classe... Ils ont apporté une espèce de super système de son et je me suis dit : « Est-ce qu'ils l'ont volé ? » Je suis embarqué en me disant : « Si à un moment donné, la police vient ici pour réclamer le système de son, je vivrai avec les conséquences de ma décision. Je m'organiserai avec les troubles qu'il y aura par la suite. » Je leur ai dit : « On ne peut laisser un gros système de son sans protection dans la classe, ça nous prendrait une armoire. » Ils sont revenus avec une armoire un quart d'heure plus tard, une grosse armoire de métal. Je ne sais pas où ils l'avaient prise et je ne leur ai pas demandé. Ils m'ont donné le cadenas puis la clef ; ils étaient très débrouillards, mais en même temps ils me démontraient leur confiance. Ils m'ont demandé de n'avoir aucun devoir et aucune leçon le soir ; j'ai accordé ça. De toute façon, je pouvais m'organiser sans qu'ils en fassent. La première chose que je voulais, c'est que les 45 minutes de cours fonctionnent. Alors j'ai accédé à leurs demandes, sauf que j'ai dit : « Il y aura des leçons puis un petit travail avant l'examen. »

Dans un même temps, je me déchargeais les épaules ; je leur donnais des tâches en classe, ils collaboraient, ils embarquaient. Alors, ils ont travaillé toute l'année et c'était un charme. J'ai adapté mon cours en fonction de leurs besoins, au lieu qu'eux s'adaptent à mon enseignement. J'ai fait le cheminement inverse. C'était à moi à faire ça comme enseignant, c'était à moi de changer les comportements, c'est-à-dire les mains sales, les sarraus pas lavés. C'était à moi d'intervenir. Ils ont changé du tout au tout et moi aussi. À la suite de cette rencontre, je n'ai plus eu de discipline à faire ; tout rentrait dans l'ordre. Tout ça s'est ajusté au fur et à mesure ; tout le monde rentrait dans le rang. Aujourd'hui, au niveau de la classe, il y a déjà des gros changements, presque immédiatement tout le monde travaille. Ils bourrassent encore, mais pas de la même façon, ils ne sont pas toujours satisfaits sauf que 70-75 % du travail se fait correctement en classe. Parfois je les ramène à l'ordre, parce qu'il y en a qui sont encore un peu délinquants. Même avec le pire des élèves, j'ai de bons résultats. Le pire, il est devenu... pas un grand collaborateur, mais c'est lui qui organise tout ; il est un délinquant de la pire espèce sauf qu'avec moi, dans ma classe, c'est le rassembleur. Je lui ai donné du pouvoir. Je lui donne du pouvoir, mais je lui demande des choses en retour ; c'est lui qui répare les câbles défectueux. Je lui ai donné beaucoup de responsabilités. Je lui donnais des choses à faire qui le valorisaient. C'est un leader , mais si tu donnes du pouvoir à un leader , il se sent plus correct dans sa peau. Je contrôlais son pouvoir en lui donnant des responsabilités dans la classe. Les étudiants qui étaient en mécanique réparaient ma voiture ; c'est sûr qu'ils ont fait des frasques, mais ma voiture était entretenue à la perfection. Ils l'ont peinturée en mécanique de carrosserie. Même qu'un jour, il y en a un qui a fait du vandalisme sur ma voiture et la classe s'est chargée de retrouver le coupable. Quand je rencontrais les étudiants, ils me saluaient : « Salut comment ça va ? » J'allais dîner avec eux à la cafétéria, ce que je n'avais jamais fait avant. Il y a une camaraderie qui s'est installée. Quand je les rencontre, je blague, je vais voir ce qu'ils font à l'atelier. Ils viennent me voir sur l'heure du dîner, on placote après le cours. Chacun me raconte un petit peu sa vie, j'en sais un petit peu plus. Puis, ma femme, à la fin de l'année lors de l'exposition, me dit : « Où sont ceux avec qui tu avais tant de misère ? » « C'est ceux qui m'ont salué. » « Pas ces petits garçons-là ? » Ces bons petits garçons-là que je n'avais pas pris la peine de connaître. Ils avaient tous un fond extraordinaire, un cœur épouvantable et je me rappelle encore de leurs noms aujourd'hui.

Ça fait 20 ans. Je ne les ai pas oubliés. Et à partir de ce cas, je n'ai jamais évalué mes élèves sur leur allure ou sur une première impression. Quand je rencontre mes élèves maintenant, je prends la peine de les connaître (2). Il y en a qui ont les cheveux rouges, ils sont farfelus, mais ils sont extraordinaires ; je ne m'occupe plus de l'apparence. J'ai choisi ce récit pour montrer que c'était moi qui devais changer le plus. C'était à moi d'aller les chercher, ce n'était pas à eux de venir me chercher. Le prof, c'était moi, et moi je m'attendais qu'eux autres viennent me chercher, je ne bougeais plus. Finalement, c'est un élève qui est venu me chercher, qui a dit : « Ton problème, c'est que tu ne nous aimes pas ! » C'est lui qui est venu me chercher. Ce n'est même pas moi qui ai mis le changement en branle, c'est un étudiant. S'il n'était pas intervenu, j'aurais été peut-être un salaud toute mon année. J'ai changé automatiquement vis-à-vis des autres groupes aussi. Ce matin-là, je ne crevais pas l'abcès pour moi, je crevais l'abcès pour eux. Moi, je ne réglais pas mon problème, c'est encore de leur faute. L'examen qu'ils n'avaient pas voulu faire correctement, c'est encore de leur faute, je ne réglais pas mon problème à moi, je réglais leur problème à eux. Mais le gros problème, c'était moi et quand il m'a dit : « Moi je le connais ton problème, tu ne nous aimes pas ! », on me retournait le miroir. Je ne me souviens pas de tout ce qui m'est passé par la tête, mais une chose qui ne m'est pas passée par la tête, c'est l'idée que je démissionne. Pour moi, c'est bien clair, il fallait que je me relève les manches puis que je me prenne en main, que je remette tout ça sur le sens du monde.


1- Apprendre sur le tas

A) Tu n'auras jamais aucun directeur adjoint qui va t'aider plus que toi-même dans ta classe. Ils t'embarquent dans la fosse aux lions puis tu en sors vivant : ou bien tu apprends à dompter les lions ou bien tu te fais bouffer par eux. C'est ça l'enseignement. L'université ce n'est pas la place pour apprendre la psychopédagogie. Moi, j'ai plus appris sur le tas avec les élèves, apprendre à gérer les comportements, à s'adapter à une situation. À l'université, on ne t'apprend pas à te retourner de bord sur un dix cents ou en quelques secondes. On te soumet des grandes hypothèses, des grands projets, mais quand tu arrives dans le feu de l'action, c'est tout autre. Lorsque je fréquentais l'université, je disais au prof : « Tu n'es pas dedans ! Viens dans ma classe de 3e secondaire, tu vas voir c'est bien plus exigeant que tu le penses, tes beaux principes pédagogiques, tes objectifs terminaux puis tout ça, ce n'est rien. D'abord, le premier objectif que tu vas souhaiter c'est qu'ils soient tous en classe et fonctionnels. Après, tu mettras des objectifs de programme à atteindre. »

2- L'importance de se rapprocher des élèves

Dans ce récit, j'étais enseignant, pas plus. J'étais un gestionnaire de programme, j'étais un pourfendeur de cours comme on retrouve dans les universités maintenant, c'était exactement ce que je leur reprochais ; j'étais l'expert. « Venez pas m'achaler, j'ai ça à passer, 45 minutes de cours. » Je ne me comportais pas de cette façon dans les autres cours, mais avec eux, j'étais comme ça. Je ne les aimais pas, je n'avais pas tenté de les découvrir. D'habitude je m'adapte, je me ramène à leur niveau à eux. Je ne suis pas un prof, mais je suis l'animateur, je suis la personne du groupe qui en connaît un petit peu plus et qui va tenter de les aider.

J'ai oublié les individus, j'ai oublié que je n'avais pas un groupe d'étudiants en dessin technique. J'avais oublié que ces jeunes-là avaient eu des problèmes. Il y en avait sûrement qui avaient de bons côtés et je n'ai pas trop cherché. Avant d'être des décrocheurs, ils étaient des étudiants, ils étaient des êtres humains. Je n'ai pas tenté de chercher ce qui serait plaisant à connaître chez eux. Je me suis contenté de faire ma job d'enseignant comme un imbécile. Même pas un travail d'enseignant, je me suis contenté de faire le travail d'un gars qui dit : « Venez plus me déranger. » Je n'avais jamais été de la sorte avec les gens, j'ai toujours été agréable. Je pense que l'effet Pygmalion a joué sur la perception de mes étudiants. Je n'ai pas su voir ce qu'il y avait en dessous, j'ai regardé en surface. Je me suis limité au superficiel, à l'apparence. Du groupe, je n'ai pas dissocié l'individu, je n'ai pas cherché à savoir : c'est ça que j'ai fait, je n'ai pas fait une bonne job de prof pendant les 2 ou 3 premiers mois et j'ai salopé mon travail.

Je dispensais le même enseignement, je faisais faire les mêmes travaux sauf que, en termes d'attitude, je ne me mettais pas à leur niveau. Je n'avais jamais tenté d'être collaborateur puis animateur avec eux autres, descendre de 2-3 crans. Je ne leur demandais pas : « Qu'est-ce que tu as fait hier soir ? », ce que je fais quand je rencontre les étudiants ; mais je ne le faisais pas avec eux. Ça importait peu. Je n'ai pas créé de climat de classe. Ce que j'ai fait avec les autres groupes, je ne l'ai jamais fait avec eux autres. D'habitude je découvre mes élèves, je découvre leurs malheurs, je découvre leurs problèmes, ils viennent se confier. Il faut que tu apprennes à découvrir chacun de tes élèves : c'est quoi leurs intérêts ? Qu'est-ce qu'ils veulent faire ? Comment ils vont se comporter ? C'est qui tes leaders ? Comment adapter les programmes pour qu'ils soient fonctionnels pour eux ?

Maintenant, en début d'année, je me présente comme un collaborateur : quelqu'un qui est là pour les aider, pour animer et pour susciter l'intérêt. Si ça fonctionne, c'est grâce à eux ; s'ils ont des problèmes, tu es là pour les aider, tu es un confident. Je leur dis que je suis marié, que j'ai des enfants. Je leur raconte que ça fait plusieurs années que j'enseigne, que j'ai des compétences, que j'ai des lacunes, et parfois, comme un peu tout le monde, que je peux oublier. Je leur dis que je compte sur eux pour me ramener à l'ordre quand je ne suis pas correct. Ils connaissent mes exigences, ils savent sur quoi je suis tolérant et sur quoi je suis intolérant. Je tente de les placer dans un climat de confiance. Je leur dis en début d'année ce à quoi je tiens le plus : « Par exemple, je n'aime pas les gens qui sont en retard, je n'aime pas un local en désordre et je suis très exigeant là-dessus. » Je leur énumère mes exigences et les autres contretemps, je les traite au fur et à mesure. Je suis quand même assez tolérant.

En 1978, j'avais appris à mettre en place des stratégies et à faire un examen de conscience afin d'être capable d'amener le groupe à fonctionner. J'ai fait un gros apprentissage. Maintenant, il s'agit de les adapter à d'autres groupes, et c'est facile.